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« Saisir l’occasion par les cheveux » : les révolutionnaires et le tempo de la politique

dimanche 17 mai 2020

Illustration : L’occasion (kairos) représentée dans une traduction (1536) des Emblèmes d’Alciato. Chauve par derrière, chevelue par devant ; elle se tient sur une mer agitée, les pieds ailés, sur une roue (celle de la fortune), un voile au vent, pour symboliser son caractère imprévisible et capricieux.


« Saisir l’occasion par les cheveux ». C’est une image un peu bizarre, et un peu brutale. Les révolutionnaires, notamment ceux qui se réclament du trotskysme, ont coutume de l’employer, sans trop savoir d’où elle vient. À la veille d’Octobre 1917, Lénine employait une image analogue pour souligner la gravité de la situation : « Aujourd’hui, tout tient à un cheveu » (lettre au comité central du 24 octobre/6 novembre). Les bolcheviques, selon lui, devaient prendre le pouvoir car la situation était mûre pour cela, mais cet état de fait ne pouvait être que de courte durée. Dans la mesure où, dans des circonstances exceptionnelles, ils avaient l’avantage, ils devaient se saisir du pouvoir sans attendre. En somme, « ce serait le plus grand des crimes de la part des révolutionnaires de laisser échapper le moment » : une fois l’occasion passée, elle risque de ne plus se reproduire – du moins pas à l’identique.

Ainsi, chaque situation historique est unique, et s’il existe des ressemblances entre diverses situations historiques (par exemple les révolutions de 1917 en Russie, de 1918-1923 en Allemagne, de 1936 en Espagne), dans le détail rien n’est identique. Or, si les communistes révolutionnaires se fixent toujours comme objectif la prise du pouvoir, cet objectif est le plus souvent lointain ; il ne devient immédiat que dans des circonstances politiques exceptionnelles… qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer, puisque celles-ci diffèrent les unes des autres. Un exemple fameux entre tous : les divergences au sein du comité central du parti bolchevique à la veille de l’insurrection d’Octobre.

C’est cet état de fait (la difficulté à distinguer l’instant propice pour agir dans un but déterminé) que décrit l’image de l’occasion qu’on attrape aux cheveux tant qu’il en est encore temps. Le but de cet exposé est de sortir de nos cadres de réflexion habituels pour le plaisir de nous dépayser un peu, et retracer le long parcours de cette image baroque de « l’occasion chevelue » ; avant de voir comment cela peut nous éclairer sur notre propre conception de l’action politique. Nous irons de la Grèce à nos jours en passant par l’Italie et la France de la Renaissance. En chemin, nous croiserons quelques personnages célèbres, comme Aristote et Machiavel – et d’autres moins célèbres.

L’histoire de l’occasion commence dans la Grèce ancienne. Le mot grec que traduit occasion est kairos. Kairos, chez les Grecs, est aussi une divinité – dans le polythéisme grec, les divinités sont aussi des allégories et permettent de représenter des idées abstraites. Ainsi, pour Platon, « c’est un dieu, et avec un dieu la fortune [tukhè] et l’occasion [kairos] qui gouvernent toutes les affaires humaines sans exception » (Lois). Dans la Grèce antique, les artistes représentaient le kairos comme un jeune homme. L’image classique, copiée pendant deux millénaires, s’est imposée avec le sculpteur Lysippe, auteur d’un bronze aujourd’hui perdu. Il en reste quelques copies. Kairos y est représenté ailé, et tenant à la main une balance qui tient sur le fil d’un rasoir. On voit que pour les Grecs, l’occasion est un savant mélange de vitesse et d’équilibre (saisir l’occasion exige à la fois vitesse et habileté, voire de la virtuosité : dans le cas du chirurgien, de la détermination du kairos – le moment pour opérer – dépend la survie du malade). Enfin, Kairos est représenté de profil pour que l’on puisse le reconnaître à sa chevelure : par devant, il est chevelu ; à l’arrière du crâne, il est chauve. Aussi, quand Kairos vient à passer, vous devez le saisir par les cheveux tant qu’il est temps ; car, quand il est passé, il est trop tard pour le saisir aux cheveux : l’occasion est manquée. L’occasion opportune ne se reproduira plus : ce kairos, ce moment unique, demande une décision rapide, presque improvisée, c’est-à-dire qu’on ne peut jamais tout à fait anticiper le kairos.

Le dieu Kairos. Copie romaine du bronze original de Lysippe (Turin, Museo di Antichità)

Dans le monde latin, kairos se traduit par occasio. Un nom féminin… La divinité masculine des Grecs deviendra donc une divinité féminine chez les Romains. Voilà pour l’image. Reste à comprendre sa longévité, comment et pourquoi elle est parvenue jusqu’à nous.

Aristote, Polybe : l’occasion, la prudence et l’histoire

Ce qui nous intéresse ici, c’est surtout l’usage de cette notion d’occasion dans les théories de l’action politique : dans la Grèce classique, la conception du kairos était omniprésente dans tous les domaines de la connaissance, jusqu’à la sculpture ou la médecine. On commencera par évoquer Aristote, dont la réflexion a eu une importance considérable : le Moyen Âge occidental (et à un moindre degré la Renaissance) a en effet voué une espèce de culte à Aristote, qui est resté pendant plusieurs siècles le philosophe de référence de l’Europe chrétienne (l’Église catholique ayant pris soin d’adapter sa pensée à ses dogmes).

Aristote consacre en particulier une œuvre à l’action : l’Éthique à Nicomaque. Il y distingue notamment deux domaines de connaissance, la science et la prudence (on ne parlera pas de l’art, de la sagesse et de l’intuition, cela nous emmènerait un peu loin). La science est censée nous permettre la connaissance de vérités éternelles : elle est le domaine par excellence du rationnel. Elle nous permet d’aboutir à des certitudes : « les choses dont nous avons la science ne peuvent être autrement qu’elles ne sont ». En gros, c’est le domaine du nécessaire (ce n’est pas la « science » comme on l’entend aujourd’hui).

La prudence, en grec phronèsis, est toute différente. C’est le domaine de l’action (éthique, politique). Et quand on agit, les circonstances sont toujours différentes : la connaissance des situations passées ne peut nous donner de certitude totale face à une situation nouvelle ; et il n’y a pas de règles universelles comme dans la science. La prudence est donc une vertu qui prend en charge le domaine du contingent.

Difficile de savoir comment on peut définir cette vertu qui ne s’appuie sur aucune certitude. Et de fait, Aristote constate l’existence de la prudence plutôt qu’il ne la définit :

Reste donc que la prudence est une disposition, accompagnée de règle vraie, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour un être humain. […] nous estimons que Périclès et les gens comme lui sont des hommes prudents en ce qu’ils possèdent la faculté d’apercevoir ce qui est bon pour eux-mêmes et ce qui est bon pour l’homme en général, et tels sont aussi, pensons-nous, les personnes qui s’entendent à l’administration d’une maison ou d’une cité.

(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 5)

La prudence permet en somme d’agir selon les circonstances, en vertu de principes qui sont, eux, universels (l’homme prudent vise le bien, le meilleur choix). La prudence n’est pas qu’une vertu politique, puisque l’homme prudent prend les bonnes décisions pour lui-même et pour sa maison (l’homme prudent est un bon père de famille, chez le très patriarcal Aristote). Mais on voit bien l’intérêt qu’a cette conception de la prudence pour appréhender la politique.

Avançons un petit peu. On a vu qu’Aristote définit la prudence par son fonctionnement, par ses effets, mais pas par son origine. D’où peut venir une telle forme de sagesse pratique ? Évidemment de l’expérience, ce qui implique que la connaissance d’une multitude de situations particulières peut nous faire relever des ressemblances entre ces situations. On n’en tirera pas de règles, de lois, mais plutôt une habitude qui nous permettra, face à des situations nouvelles, d’être prudent. Ainsi, pour Aristote, la prudence est presque introuvable chez les jeunes gens, précisément parce qu’ils sont dépourvus d’expérience :

[…] les jeunes gens peuvent devenir géomètres ou mathématiciens ou savants dans les disciplines de ce genre, alors qu’on n’admet pas communément qu’il puisse exister de jeune homme prudent. La cause en est que la prudence a rapport aussi aux faits particuliers, qui ne nous deviennent familiers que par l’expérience, dont un jeune homme est toujours dépourvu […].

(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 9)

On voit donc que dans le domaine de l’action, saisir le kairos suppose une vertu particulière, celle de la prudence, et que cette vertu peut s’acquérir au moyen de l’expérience.

On peut retenir des raisonnements d’Aristote deux choses intéressantes. La première, c’est le rôle important qu’Aristote accorde à la délibération (ou au « conseil », en latin consilium, mot qui aura une grande importance à la Renaissance, comme on le verra). Pour prendre la bonne décision, il faut d’abord avoir réfléchi, même si cette réflexion peut ne prendre qu’un instant (notamment parce que la prudence est aussi le résultat d’une habitude). Cela permet aussi de comprendre cette délibération comme un phénomène collectif. N’oublions pas qu’Aristote vivait à Athènes, et que le système démocratique (qui excluait par ailleurs les femmes et les esclaves, comme on sait) supposait que les décisions importantes étaient le fruit d’une délibération de l’assemblée (Boulè, conseil). C’est pourquoi Aristote prend en compte cette importance de la délibération ou « conseil » :

La délibération a lieu dans les choses qui, tout en se produisant avec fréquence, demeurent incertaines dans leur aboutissement, ainsi que là où l’issue est indéterminée. Et nous nous faisons assister d’autres personnes pour délibérer sur les questions importantes, nous défiant de notre propre insuffisance à discerner ce qu’il faut faire.

(Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 5)

Aristote va ainsi distinguer trois « temps » distincts, trois moments de la prudence : le conseil ou délibération qui examine le choix lui-même, le jugement qui tranche (la décision, en somme), et l’application de cette décision. Le conseil, c’est le moment où le dialogue, où le débat politique est possible et nécessaire (c’est aussi ce qui rend nécessaire la rhétorique, l’art du discours : celui qui veut conseiller doit savoir convaincre et persuader).

La deuxième chose qui est intéressante, c’est une conséquence du raisonnement d’Aristote que lui-même ne tire pas, mais que d’autres se chargeront de tirer : c’est l’intérêt de l’histoire pour la politique. On passera rapidement là-dessus, parce que c’est surtout à la Renaissance que la connaissance de l’histoire va être considérée comme nécessaire à l’acquisition de la prudence. Disons que, d’une part, à l’époque même d’Aristote, un des premiers historiens – et des plus grands historiens – de l’Antiquité, Thucydide, accorde une grande importance aux délibérations des acteurs de l’histoire dans sa grande œuvre, l’Histoire de la guerre du Péloponnèse. Pour rendre compte de ces délibérations (notamment à l’assemblée athénienne), Thucydide fait prononcer à ses personnages de longs discours – non pour rendre compte de leurs propos exacts, mais pour expliquer leurs motivations, les raisonnements et les intérêts qui les poussent à agir – et souvent à commettre des erreurs (la guerre du Péloponnèse sera une catastrophe pour Athènes).

Naît ainsi, en Grèce, une tradition d’écriture de l’histoire qui ne s’intéresse pas vraiment aux faits, comme la science historique aujourd’hui en vigueur dans les universités ; mais plutôt à l’histoire considérée comme expérience politique. Quelles occasions ont été saisies ? quelles occasions ont été manquées, saisies trop tard, ou passées inaperçues ? Telles sont les questions auxquelles devait répondre l’histoire, plutôt qu’à la question : cela s’est-il vraiment passé ? Question importante, mais qui ne compte que dans la mesure où elle permet de répondre précisément aux questions précédentes, que dans la mesure où elle permet de se poser la question de la prudence et de l’occasion.

Le grand historien Polybe regrette ainsi que les « hommes d’État » s’adonnent très rarement à l’écriture de l’histoire :

Platon affirme que les affaires humaines n’iront bien que quand les philosophes seront rois ou les rois philosophes ; je dirais volontiers, moi aussi, que les affaires de l’histoire n’iront bien que quand les hommes d’État se mettront à écrire l’histoire – non pas, comme ils le font aujourd’hui, en plus du reste, mais avec l’idée que cette activité-là aussi compte pour eux parmi les plus indispensables et les plus nobles – et quand, sans se laisser disperser, ils lui consacreront leur vie, ou bien quand ceux qui projetteront d’écrire l’histoire considéreront l’expérience qu’ils ont justement acquise dans l’action politique comme indispensable à l’histoire. Mais avant cela, il n’y aura pas de trêve à l’ignorance des historiens.

(Polybe, Histoires, XII, 28)

On est un peu loin de l’histoire telle qu’on l’enseigne aujourd’hui, avec ses méthodes scientifiques pour l’établissement des faits. On voit bien que le problème d’une telle histoire n’est pas d’établir des faits avec le plus grand degré de certitude. Elle vise à former une aptitude à agir, à former la prudence.

Ainsi nous ne lisons pas Ma Vie de Trotsky, ni même son Histoire de la Révolution russe, pour avoir une certitude sur les faits, mais pour revenir au moment même où se jouait l’action, pour savoir ce que les bolcheviques ont délibéré, face à une situation à tous égards exceptionnelle… et qui ne reviendra pas. D’où l’importance pour nous de savoir ce que nos semblables, les militants qui sont venus avant nous, ont vécu. Et que serions-nous si ces militants n’avaient rien écrit…

À la Renaissance : la vertu contre la fortune

La pensée d’Aristote devait rester primordiale dans le monde occidental pendant quelque deux millénaires. Sa philosophie fut remise au goût du jour, et adaptée au christianisme, par Thomas d’Aquin au xiiie siècle. La prudence devient une vertu chrétienne. Et avec elle, des figures comme la fortune ou l’occasion deviennent des allégories qu’on retrouve dans les manuscrits. Voyez par exemple l’image de la roue de la fortune, qui est parvenue jusqu’à nous jusqu’à envahir les plateaux de télévision avec les jeux d’argent. Cette allégorie ne concernait pas à l’origine la richesse, puisque le mot fortune signifie d’abord le hasard ou ce qui a l’apparence du hasard (voilà un mot que la bourgeoisie a fait changer de sens) ; la roue de la fortune symbolisait les caprices de la destinée qui peut faire d’un roi un mendiant et d’un mendiant un roi.

L’image de l’occasion connaît un nouvelle jeunesse dans la littérature politique de la Renaissance : on en trouve de nombreuses représentations, par exemple dans les recueils d’emblèmes (dessins allégoriques accompagnés d’un court texte) comme celui d’Andrea Alciato, l’un des best-sellers du xvie siècle.

Traduction française (1549) des Emblèmes de l’humaniste italien Andrea Alciato. Une représentation de la prudence, d’après le mythe antique de Bellérophon, vainqueur du monstre Chimère. L’inscription précise le sens de l’allégorie : « adresse et conseil valent mieux que force ».

Autre représentation de l’occasion (traduction française des Emblèmes, 1549)

La Renaissance, cela évoque quelques grands événements : les « grandes découvertes », l’artillerie, l’imprimerie… c’est aussi l’humanisme, mot qui renvoie à une petite révolution dans la hiérarchie des savoirs – la théologie perdant de sa superbe au profit d’un art de lire les textes de façon critique – la philologie.

C’est en Italie, dès les xiie-xive siècles, que commence ce phénomène que l’on a appelé après coup la Renaissance. Notons au passage que ce nom de Renaissance est celui que l’on donne à de grands changements dans le domaine de la culture, alors que les changements concernent, à cette époque, un peu tous les domaines (techniques, politique, économie). À Florence, Gênes et Venise, berceaux de la Renaissance, se développe l’économie capitaliste (ou précapitaliste, essentiellement commerciale, déjà un peu industrielle), et avec elle les banques (les Médicis à Florence), les assurances, la navigation lointaine pour faire venir des denrées précieuses de l’Orient – et bientôt de l’Occident quand un Génois, Christophe Collomb, prit possession de quelques îles des Antilles au nom des rois d’Espagne.

Là où cela nous intéresse, c’est que cette bourgeoisie occupe des positions dirigeantes dans les petits États républicains de la Péninsule italienne, où elle s’associe à la noblesse terrienne pour constituer de petites oligarchies. Cette élite se caractérise par des pratiques politiques elles-mêmes très bourgeoises, faites de calcul individuel, d’intérêt personnel ou familial. Ainsi, à Florence, les marchands et les banquiers ont l’habitude de tenir des livres de comptes, les ricordanze, où ils consignent à la fois l’état de leurs affaires et celui des affaires de la Cité – puisque leur objectif est évidemment de faire valoir leurs intérêts, ou celui de leur classe, dans la vie politique florentine. De cette pratique des ricordanze découle une certaine pratique de l’analyse politique, faite de calcul et de pragmatisme. On va retrouver cette tendance dans la façon dont les humanistes florentins pensent l’action politique, notamment chez les deux plus illustres : Machiavel et Guichardin. Tous deux sont issus de cette aristocratie plus ou moins bourgeoise, nourrie de la lecture des grands textes de l’Antiquité. Machiavel aura toujours un rôle secondaire dans la république, au contraire de Guichardin, qui est issu d’une famille plus prestigieuse. Tous deux sont des contemporains des bouleversements qu’a connus Florence au début des guerres d’Italie, et c’est cette expérience qui va les pousser à approfondir leur réflexion sur le problème de l’occasion.

En 1494, en effet, l’histoire de l’Italie bascule. Cette péninsule morcelée en petits États très prospères est envahie, pour des raisons sur lesquelles on passera, par les troupes du roi de France Charles VIII, qui dispose alors de la plus puissante et la plus nombreuse armée d’Europe. Venu conquérir le royaume de Naples, Charles VIII bouleverse en même temps l’équilibre politique des États italiens, notamment à Florence où les Médicis sont chassés par le peuple, qui porte au pouvoir une éphémère théocratie sous l’impulsion d’un moine, Savonarole.

(Machiavel (Niccolò Macchiavelli, 1469-1527)

Pour Machiavel et Guichardin, 1494, c’est la catastrophe, la « calata de’ barbari », une « invasion barbare » qui menace la florissante civilisation italienne. Ils en tirent tous deux une conclusion : rien n’est stable ni éternel en politique, et il faut essayer désormais de prendre en compte des circonstances exceptionnelles. Or, comment savoir saisir l’occasion favorable quand tout est bouleversé ?

À ce problème de « l’extraordinaire », c’est-à-dire du fait que l’histoire peut nous présenter des circonstances entièrement nouvelles, Machiavel et Guichardin vont répondre de façon différente. Machiavel nourrit sa réflexion de la pensée antique et de sa lecture des histoires grecques et latines – notamment l’historien Tite-Live qu’il commente de façon très précise. Il essaye donc de tirer des leçons de l’histoire en examinant ce qui, de façon générale, fonctionne (ce qui est effettuale, « effectif ») dans l’action des hommes politiques, chefs d’État ou chefs d’armée. C’est ce qu’il fait de façon magistrale dans Le Prince (ou Du Principat), œuvre parue cinq ans après sa mort en 1532.

(Rubens d’après Léonard de Vinci, La Bataille d’Anghiari. Le tableau illustre la nouvelle conception de la guerre à la Renaissance : domaine où la fortune, « l’extraordinaire » règne sans partage, la guerre déjoue les prédictions des experts les plus avisés. Vinci, lui, prend soin de représenter le chaos.)

Quelques mots au sujet de cet ouvrage célébrissime ; d’abord sur le contexte. Machiavel occupa la fonction de secrétaire pour la République florentine (ce qui incluait des missions diplomatiques), pendant le temps que dura le régime du Grand Conseil instauré par Savonarole, soit jusqu’en 1512. À cette date, les Médicis reviennent et congédient Machiavel. Celui-ci, cependant, espère un retour en grâce auprès du nouvel homme fort, Laurent de Médicis, qu’il juge capable de mettre fin à la situation critique que connaît l’Italie – capable, donc, de chasser les Français (mais aussi de limiter le pouvoir de l’Église) pour réaliser l’unité des Italiens. C’est en ce sens qu’il dédie ses réflexions sur l’art de gouverner – le Prince, écrit en quelques mois, en 1513 – à Laurent de Médicis. On retrouve l’insistance sur l’utilité de l’histoire et de l’expérience :

J’ai acquis cette connaissance par une longue expérience des affaires modernes et une continuelle leçon des antiques ; et comme j’ai examiné et médité cela fort longuement et avec une grande attention, et que je les ai à présent réduites en un petit volume, j’envoie celui-ci à votre Magnificence.

(Machiavel, lettre-dédicace du Prince [1513/1532])

C’est donc sur l’expérience, à la fois la sienne propre et l’expérience du passé, c’est-à-dire l’histoire, que Machiavel fonde son art de gouverner (véritable condensé de cette expérience, sorte de vulgarisation à l’usage d’un puissant), qui est fait avant tout d’anticipation :

C’est que les Romains firent, dans cette situation [la conquête de la Grèce], ce que tous les Princes sages doivent faire : non seulement prendre garde aux désordres présents, mais aussi à ceux du futur, et s’opposer à eux avec toute l’énergie dont on est capable ; en effet, en s’y prenant à l’avance, on peut y remédier facilement. Mais si on attend d’être pressé par l’événement, aucun remède n’arrive à temps, car la maladie est devenue incurable.

On retrouve ainsi la conception que les Grecs avaient du kairos, dans des termes très proches de ceux d’Aristote :

C’est ainsi que, comme les médecins le disent des affections des voies respiratoires, au commencement la maladie est facile à guérir et difficile à identifier, mais, à mesure que le temps passe, si on ne l’a ni reconnue ni soignée au début, elle devient facile à identifier et difficile à guérir. Il en va de même dans les affaires politiques : en les identifiant d’avance (ce qui n’est donné qu’à un homme prudent), les maux qui naissent sont rapidement guéris ; mais, lorsque pour les avoir ignorés, on les laisse croître au point que chacun s’en aperçoit, il n’existe plus de remède.

(Machiavel, Le Prince, chap. III)

Machiavel, implicitement, vise la politique trop temporisatrice de la République du Grand Conseil, et recommande donc à Laurent de faire preuve d’une plus grande audace en s’inspirant des Romains :

Jamais ce précepte ne leur plut, celui qui en toute occasion vient à la bouche de nos sages d’aujourd’hui : « jouis du bénéfice du temps », mais ils écoutaient plutôt les hommes inspirés par leur valeur [virtù] et par leur prudence ; car le temps chasse également toutes choses devant lui, et peut entraîner le bien comme le mal, le mal comme le bien.

(Machiavel, Le Prince, chap. III)

Ainsi à la prudence (sagesse pratique) s’ajoute la virtù ou valeur, qui n’est pas simplement une aptitude à comprendre la nouveauté d’une situation, à en appréhender tous les détails. La virtù, c’est une aptitude à « forcer » la fortune ou plutôt, comme l’écrit Machiavel, à la canaliser, à en maîtriser le cours. La grande thèse de Machiavel, c’est que la fortune – ou Dieu – ne peuvent pas tout, que l’action humaine peut changer le cours de l’histoire – ce qui signifie entre autres que l’Italie n’est pas condamnée à être sous la coupe des rois de France ou de quelque autre envahisseur.

Il y a là un parti-pris théologique (Dieu ne maîtrise pas tout) ambigu car Machiavel parle avant tout de la fortune, plutôt que de la providence ou de Dieu, ce qui signifie que ce qui semble hasardeux, dans l’histoire, n’est pas forcément le produit de la volonté divine. Il faut ici encore laisser un peu longuement la parole à Machiavel, avant de la lui reprendre :

Je n’ignore pas que beaucoup ont pensé et pensent que les affaires du monde sont gouvernées par la fortune et par Dieu, que la prudence humaine est impuissante à les corriger, et que les hommes n’y ont même aucun remède ; aussi pourraient-ils juger que ce n’est pas la peine de trop s’employer, et qu’il vaut mieux se laisser gouverner par le sort. Cette opinion a été développée ces derniers temps, du fait des grands bouleversements qu’on a vus et que l’on voit chaque jour, impossibles à conjecturer par les forces de l’esprit humain. En y pensant parfois moi-même, il m’est arrivé de partager partiellement ce point de vue. Toutefois, comme il nous reste une part de liberté, je juge que s’il peut être vrai que la fortune est l’arbitre de la moitié de nos actions, elle nous en laisse cependant gouverner l’autre moitié, ou à peu près. Et je la compare à un de ces fleuves impétueux qui, lorsqu’ils s’irritent, inondent les plaines, détruisent les arbres et les édifices, enlèvent de la terre ici, les déposent ailleurs. Tous s’enfuient devant eux, chacun cède à leur assaut, sans pouvoir en rien leur faire obstacle. Bien qu’ils soient ainsi faits, il n’empêche que les hommes, lorsque les temps sont calmes, peuvent prendre certaines dispositions, grâce à des digues et des remparts, de telle sorte que si les eaux montaient, ou bien elles seraient canalisées, ou bien elles seraient moins furieuses et dangereuses.

(Machiavel, Le Prince, chap. XXV)

Comme on le voit, le rapport à la fortune permet de dépasser, chez Machiavel, le problème de la simple dépendance à la fortune. L’acteur de l’histoire peut toujours attendre l’occasion favorable que la fortune (le hasard) lui présentera. Mais il peut aussi, non pas prévoir les revers de fortune, mais se prémunir contre eux. Il précise cependant que, à tout prendre, il est meilleur de se montrer audacieux,impétueux que circonspect (« la fortune est femme », écrit-il ; il conclut sur une image pour le moins machiste qu’il faut «  la soumettre »).

Comment l’expérience (ou l’histoire) peut-elle nous rendre prudents ?

À la même époque que Machiavel, un autre humaniste florentin a réfléchi sur les mêmes problèmes : François Guichardin (Francesco Guicciardini). C’est un ami de Machiavel (ils partagent tous deux une certaine hostilité envers l’Église), qui a eu des responsabilités politiques beaucoup plus importantes (conseiller du pape, gouverneur d’une province, conseiller des Médicis). Machiavel meurt en 1527, peu de temps après le sac de Rome, la même année, par les armées de Charles Quint – événement qui fut ressenti comme une catastrophe dans toute l’Italie. Guichardin, lui, doit tirer les leçons de cette expérience politique malheureuse. C’est lui-même, en effet, qui a conseillé au pape de s’allier avec les Français et avec d’autres États italiens pour contrer la puissance étrangère qui s’impose alors en Italie, l’Empire de Charles Quint. Dès lors, toute sa réflexion politique va consister à comprendre les rapports entre les décisions (« conseils » ou consigli) et les « effets », c’est-à-dire ce qui arrive effectivement, le produit de ces décisions. Il cherche d’abord à montrer que sa politique, en 1527, était juste : le résultat d’une bonne décision n’est pas forcément la victoire. Sa réflexion personnelle, qu’il consigne régulièrement par écrit, le conduit à écrire le plus grand chef-d’œuvre de l’historiographie de la Renaissance, l’Histoire d’Italie, qui fut publiée après sa mort.

Guichardin (Francesco Guicciardini, 1483-1540)

Mais avant d’écrire cette somme qui développe une histoire extrêmement précise des guerres d’Italie, Guichardin a consigné ses réflexions personnelles sur la politique, la fortune, l’histoire. Cela donne une œuvre unique et peut-être plus géniale que le Prince : les Ricordi (qu’on traduit parfois par « avertissements politiques »), une sorte de recueil de maximes, de courts essais politiques. Guichardin y remet en cause la certitude qu’avait Machiavel, celle qu’on pouvait tirer des leçons de l’histoire par la connaissance des temps anciens, notamment par la connaissance de l’histoire romaine. Pour Guichardin, les choses ont très sérieusement changé (notamment la façon de faire la guerre, avec l’artillerie, etc.). Il en déduit qu’il faut s’éloigner des grandes leçons de Machiavel (qui déjà refusait d’être systématique) et être beaucoup plus précis quand on rapproche un événement de tel autre :

C’est une grande erreur de parler des choses du monde indistinctement, absolument et, pour ainsi dire, selon une règle ; car presque toutes comportent distinctions et exceptions par suite de la variété des circonstances, dont une mesure unique ne peut rendre compte ; d’ailleurs, ces distinctions et exceptions ne se trouvent pas écrites dans les livres mais il faut que le discernement les enseigne.

(Guichardin, Ricordi)

C’est là une remise en cause d’une confiance aveugle dans les livres et plus précisément dans l’histoire. Aucun raccourci n’est possible : toute situation diffère d’une autre à laquelle elle ressemble par certains aspects. Tout le travail historique de Guichardin va dès lors consister à saisir chaque situation par l’ensemble des circonstances qui la constituent (notamment les intérêts, les motivations des acteurs de l’histoire, le rôle de la fortune, etc.), de façon à exercer son « discernement » (discrezione).

Ce sur quoi il faut s’arrêter, c’est sur l’histoire (l’historiographie) qui naît alors à la Renaissance. Une histoire qui ne s’intéresse pas principalement aux faits, mais plutôt à l’action politique. Pour Machiavel ou Guichardin, l’histoire permet de comprendre l’action des hommes en situation, au moment où tout se joue. On peut ainsi se mettre à leur place, comprendre leurs délibérations – et juger s’ils ont pris les bonnes décisions. Car le grand problème que se pose notamment Guichardin, c’est celui du fait qu’une bonne politique peut ne pas réussir, et que parfois aucune bonne politique ne peut réussir, dans la mesure où l’on ne peut s’assurer de façon certaine de l’issue des événements. On voit qu’une telle conception de l’histoire est proche de la nôtre, dans la mesure où c’est une conception utilitaire de l’histoire, où celle-ci permet de forger une compétence propre à l’action politique.

Remarquons au passage que ces idées sont vite passées de l’Italie à la France du xvie siècle. Pour le royaume de France en effet, les guerres d’Italie sont une déculottée sans précédent. Le tournant, c’est la bataille de Pavie (1525), où le roi de France (François Ier) est lui-même fait prisonnier. Une défaite qui encourage les humanistes français à réfléchir aux revers de fortune, souvent sans trop s’interroger sur les vraies raisons de cette défaite. Mais cette situation de crise, de même qu’en Italie, favorise le succès de la réflexion politique des humanistes comme Machiavel et Guichardin, et le développement d’une histoire très politique, notamment sous la plume d’un historien à peu près oublié, Guillaume du Bellay, grand capitaine et espion du roi qui se rendit en son temps célèbre pour ses « stratagèmes et ruses de guerre » vantés par Rabelais et qui se fit en Italie la réputation d’être aussi cultivé qu’un Italien, ce qui à l’époque n’était pas un mince compliment.

Ces idées connurent ensuite en France un long discrédit dans l’opinion commune, pour des raisons avant tout politiques (liées au contexte des guerres de religion dans la seconde moitié du xvie siècle) sur lesquelles on ne s’étendra pas ici – tandis que l’État français ne se gênait pas pour appliquer, dans les faits, une politique à la Machiavel qu’on commençait à appeler raison d’État, et qui se traduit par l’augmentation et la concentration de pouvoirs exceptionnels dans les mains du pouvoir d’État ; il en résulta ce terme péjoratif de machiavélisme qui subsiste encore aujourd’hui. Il est remarquable que cet effort de constitution d’un savoir rationnel, fondé sur la connaissance de l’histoire, ait coïncidé avec le développement de l’État moderne, sur fond de déclin des pouvoirs féodaux.

En fait, le grand drame de tous ces penseurs, politiques, historiens qui essayèrent de réfléchir, à la Renaissance, aux moyens de faire l’histoire sans être tout à fait dominés par la fortune, c’est de réfléchir avant tout aux situations de crise, sans percevoir clairement ce qui les prépare et les détermine. D’où une surestimation du rôle de l’individu : Machiavel attend le grand homme qui délivrera l’Italie des « barbares » ; et Guichardin rend responsables de la crise italienne le « manque de prudence » des princes de la péninsule. Tous deux voyaient bien dans cette situation le produit d’une « conjoncture » entièrement nouvelle, mais leur problème était moins de l’expliquer que de s’y adapter.

Pendant tout l’Ancien Régime, la connaissance historique, de fait, négligea ce que Bossuet appelait les « secrètes dispositions » qui préparent les « grands changements », autant dire l’évolution matérielle des sociétés :

Et comme dans toutes les affaires il y a ce qui les prépare, ce qui détermine à les entreprendre, et ce qui les fait réussir, la vraie science de l’histoire est de remarquer dans chaque temps ces secrètes dispositions qui ont préparé les grands changements, et les conjonctures importantes qui les ont fait arriver.

(Bossuet, Discours sur l’histoire universelle)

Il va de soi que Bossuet, grand orateur et évêque du xviie siècle, voyait dans ces « dispositions » non pas l’histoire des rapports sociaux, mais la providence divine. On voit pourtant qu’il fait ici un effort notable pour concevoir l’histoire de façon rationnelle en distinguant des phases de latence, d’évolution lente et invisible, et des phases critiques. Machiavel avait permis cette avancée de remarquer le rôle des crises dans l’histoire, leur caractère décisif et le rôle que pouvaient jouer certains individus dans ces crises en raison, précisément, de leur détermination, de leur audace.

En conclusion : sur l’usage que nous faisons de l’histoire

L’idée qu’il y aurait des leçons à tirer de l’histoire est pour le moins suspecte, puisque chaque situation est unique, tout en ressemblant à des situations passées. Hegel nous le rappelle dans La Raison dans l’histoire :

On recommande aux rois, aux hommes d’État, aux peuples de s’instruire principalement par l’expérience de l’histoire. Mais l’expérience et l’histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’ils auraient pu en tirer. Chaque époque, chaque peuple se trouve dans des conditions si particulières, forme une situation si particulière, que c’est seulement en fonction de cette situation unique qu’il doit se décider : les grands caractères sont précisément ceux qui, chaque fois, ont trouvé la solution appropriée. Dans le tumulte des événements du monde, une maxime générale est d’aussi peu de secours que le souvenir des situations analogues qui ont pu se produire dans le passé, car un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent ; il n’a aucun pouvoir sur le monde libre et vivant de l’actualité.

(Hegel, La Raison dans l’histoire)

L’histoire aura toujours plus d’imagination que nous : une crise politique comme celle des Gilets jaunes, une crise sanitaire, économique et sociale comme celle déclenchée par la toute récente pandémie, impossible de les prévoir – tout au plus peut-on imaginer les « grandes lignes » des crises ou, pour mieux dire, les conditions préalables des crises à venir. Comment se fait-il dès lors qu’on s’obstine à tenter de connaître l’histoire, en particulier celle des luttes de classes et du mouvement ouvrier ? Au terme de cette présentation, on peut aller chercher la réponse dans l’attitude qui était déjà celle de Guichardin et quelques autres : dans une démarche qui nous familiarise avec la politique, qui redouble notre expérience personnelle ou collective par la connaissance de l’histoire, pour exercer notre regard à identifier les similitudes et les différences entre telle ou telle situation – tout en nous garantissant de la vaine prétention à jouer les prophètes. C’est une façon de se préparer, par temps calme, aux « tempêtes » à venir, en sachant que dans le capitalisme la crise est toujours devant nous.

Une telle attitude permet aussi, non de voir dans le passé une histoire morte, qui ne servirait qu’à satisfaire une curiosité intellectuelle, mais de lire l’histoire, si l’on peut dire, au futur, c’est-à-dire en essayant de comprendre comment, « dans la tempête qui souffle sur le présent », une situation se présente à ceux et celles qui doivent se prononcer dans l’urgence, avec une connaissance toujours partielle, fragmentaire des circonstances et des forces en présence, à un moment où le futur proche semble indéterminé, suspendu aux décisions des uns et des autres, à leurs débats, à leurs hésitations, à la puissance ou à l’impuissance d’un argument ou d’un mot d’ordre.

Même si, en dernière analyse, les situations révolutionnaires sont le produit nécessaire de la lutte des classes, et même si la faiblesse d’un Louis XVI ou d’un Kérensky, la force d’un Danton ou d’un Lénine sont le reflet de la faiblesse et de la force des classes sociales qu’ils représentent, il y a dans les batailles de classes, comme dans toute guerre, des éléments qui varient de jour en jour et qui imposent des décisions rapides. Ainsi, quand on fait l’histoire des bolcheviques, on cherche à comprendre leur politique pas à pas, non pour la reproduire à l’identique dans des circonstances qui seront toujours différentes et inattendues, mais pour saisir les débats, les délibérations qui ont produit, en fin de compte, une politique plus ou moins adaptée au temps et au lieu.

Reprenons l’exemple de l’insurrection, dont nous sommes partis – en sachant que le même raisonnement vaut pour toute action décisive, comme la constitution d’un comité de grève, l’autodéfense ouvrière, etc., et même plus largement, par exemple, pour la mise en avant d’une revendication. Au sujet de la révolution allemande manquée de 1848, Engels fustigeait l’attitude des « vertueux démocrates » de l’Assemblée de Francfort, qui se rendirent coupables de « laisser les choses aller comme elles voulaient ». Il en tirait ces leçons sur la technique de l’insurrection :

Premièrement, ne jouez jamais avec l’insurrection si vous n’êtes pas décidés à affronter toutes les conséquences de votre jeu. L’insurrection est un calcul avec des grandeurs inconnues dont la valeur peut varier tous les jours ; les forces que vous combattez ont sur vous l’avantage de l’organisation, de la discipline et de l’autorité traditionnelle ; si vous ne pouvez leur opposer des forces supérieures, vous êtes battus, vous êtes perdus. Deuxièmement, une fois entrés dans la carrière révolutionnaire, agissez avec la plus grande détermination et prenez l’offensive […] suivant le mot de Danton, le plus grand maître en tactique révolutionnaire connu jusqu’ici : de l’audace, de l’audace, encore de l’audace !

(Engels, Révolution et contre-révolution en Allemagne, chap. XVII)

Ces leçons furent mûries par Lénine, qui les reprit (en les attribuant à Marx) dans une lettre du 8 (21) octobre 1917. Il concluait ainsi : « Le succès de la révolution russe et de la révolution mondiale dépend de deux ou trois jours de lutte. » Sa conception est bien éloignée de l’attitude des analystes plus ou moins d’extrême gauche qui prédisent régulièrement l’effondrement du capitalisme sans rien dire des circonstances politiques d’une telle crise, et du rôle décisif qu’y joueraient nécessairement les partis en présence – façon, peut-être, de se préparer à « laisser les choses aller comme elles le veulent » au moment décisif. La prudence dont parlaient Aristote et Machiavel impose, dans les termes d’Engels ou de Lénine, de temporiser quand la situation n’est pas mûre (ce que firent les bolcheviques en juillet 1917, quand l’insurrection semblait mûre seulement à Petrograd) et d’agir avec la plus grande décision… quand l’occasion vient à passer.

Donnons, pour conclure, la parole à Trotsky qui revient sur cette question de l’occasion, et de l’audace qu’il faut pour la saisir, dans une page mémorable de son Histoire de la Révolution russe, où il nous rappelle en passant que le problème du kairos, de l’occasion, est aussi celui du médecin, du chirurgien ou de la sage-femme :

Le mot « moment » ne doit pas être entendu trop à la lettre, comme un jour et une heure déterminés : même pour les enfantements, la nature a accordé des différences de temps considérables dont les limites n’intéressent pas seulement l’art de l’accoucheur, mais aussi la casuistique du droit de succession. Entre le moment où la tentative de provoquer un soulèvement doit encore inévitablement s’avérer prématurée et amener un avortement révolutionnaire, et le moment où la situation favorable doit déjà être considérée comme irrémédiablement perdue, une certaine période de la révolution s’écoule – elle peut se mesurer en quelques semaines, parfois en quelques mois – dans le courant de laquelle l’insurrection peut s’accomplir avec de plus ou moins grandes chances de succès. Discerner cette période relativement courte et choisir ensuite un moment déterminé, dans le sens précis du jour et de l’heure, pour porter le dernier coup, c’est pour la direction révolutionnaire la tâche la plus lourde de responsabilité. On peut à bon droit l’appeler un problème nodal car il rattache la politique révolutionnaire à la technique de l’insurrection : faut-il rappeler que l’insurrection, de même que la guerre, est la prolongation de la politique, seulement par d’autres moyens ?

(Trotsky, Histoire de la révolution russe, t. II, Octobre, « L’art de l’insurrection »)

Aldo Battaglia

Mots-clés Culture , Histoire
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