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Le soulèvement au Chili

mardi 10 décembre 2019

Cet article a été réalisé à partir de rencontres avec des militants chiliens en Europe et leurs réseaux au pays, suite à des échanges avec des groupes trotskistes à Santiago, Valparaíso et Concepción, et un certain nombre de militants révolutionnaires ou libertaires isolés ou non affiliés. Les informations échangées ont été recoupées par des militants chiliens qui ont milité sans discontinuer sous la dictature jusqu’à aujourd’hui. Leur recul et leur expérience ont permis de riches discussions sur la situation et de rédiger au fil des jours les comptes-rendus qui suivent.

Depuis le 18 octobre 2019, les manifestations massives ont fait basculer le Chili dans une situation inédite aux allures de soulèvement. Tout a commencé avec une augmentation dérisoire du ticket de métro. Une augmentation de trop. En passant à 850 pesos c’est toute une accumulation d’injustices dans une société marquée par les inégalités sociales qui s’est cristallisée. Le métro de Santiago est le plus important d’Amérique latine avec ses 147 kilomètres de réseau. Il transporte près de trois millions de voyageurs par jour dans cette capitale de plus de neuf millions d’habitants. Ce vendredi 18 octobre les lycéens ont lancé la mobilisation, reconnaissables entre tous avec leurs uniformes noirs et blancs. Autour de leurs bastions comme l’Instituto Nacional, ils ont lancé une opération de fraude massive en forçant les barrières de péage entraînant les voyageurs et débordant par leur nombre la police du métro. Ce furent ensuite des blocages de stations entières, et des attaques de rames de métro vides suivies d’incendies. Très vite les autorités ont dû fermer l’ensemble du réseau, semant une pagaille sans nom, et amorçant une explosion de colère sans précédant.

La révolte sociale

Très vite cela s’est senti au niveau des slogans : « Ce n’est pas une histoire de 30 centimes, c’est pour ces 30 ans ! », et sur les murs – toujours très loquaces au Chili – on voyait fleurir partout : « Ils nous ont tout pris même la peur ! ». Les manifestants devenus très nombreux ont relié naturellement l’ensemble des revendications. Le gouvernement n’a pas pris tout de suite la mesure de la crise. Sa suffisance était à la hauteur de l’état de la société chilienne, écrasée par la précarité, l’exploitation et la peur. Quinze jours auparavant, le président conservateur Sebastián Piñera avait déclaré – en pensant au soulèvement populaire en Équateur – que le « Chili était une oasis de paix et de stabilité  ». Pour les plus riches c’est indiscutable, mais la polarisation sociale a vite fini par démentir cette impudence politique.

Certes le Chili a le revenu par habitant le plus élevé d’Amérique latine, avec 20 000 dollars, mais il est aussi classé 118e sur 122 au rang des inégalités sociales selon un rapport de l’ONU. Cinq familles (notamment dans l’exploitation du cuivre, dont le Chili est le premier exportateur mondial) détiennent 25 % des richesses du pays. Le président Piñera, qui ne fait pas partie des premières fortunes du pays, se contente d’un modeste patrimoine de 2,8 milliards de dollars. Un pays riche de matières premières peuplé de pauvres, un pays premier exportateur agricole de l’hémisphère Sud qui ne peut nourrir sa population, voilà la réalité crue qui ne peut plus être masquée. Selon un institut de statistiques militant, la fondation SOL, avec un salaire minimum pour les travailleurs de 301 000 pesos (environ 400 euros), 21 % passe dans les transports, 40 % des pensions des retraités ; or 54,3 % des travailleurs gagnent moins de 350 000 pesos, et 17 % moins de 20 000. Le code du travail est issu de la dictature : 15 jours de vacances, une demi-heure de pause déjeuner, licenciement sans motif exigé (qui pénalise les femmes enceintes entre autres), des règles de négociation légales très restrictives, pas d’assurance maladie, amplitude horaire indicative de 45 heures, etc. Une pareille pyramide inversée des revenus et des conditions sociales ne pouvait plus tenir en équilibre éternellement.

De la démocratie des riches…

L’explosion sociale pendant le week-end des 19 et 20 octobre a été violente après tant de retenue, et la semaine suivante fut de la même trempe. Le mépris social n’y est pas étranger. Les ministres se sont précipités sur les plateaux pour dispenser leurs conseils : « On ne fait pas tant d’histoire quand on augmente le prix des tomates » ou le subtil « En prenant les transports plus tôt (entre cinq et sept heures les tickets sont moins chers), les travailleurs peuvent faire des économies », ont suscité des réactions de colère.

Les violences, bien que spontanées, ont été ciblées. Les locaux à Valparaíso du quotidien El Mercurio, fervent soutien du coup d’État de 1973 contre le gouvernement d’Unité populaire, ont été saccagés et brûlés ; le building de la compagnie italienne Enel à Santiago (qui contrôle 40 % de la distribution de l’énergie du pays) a lui aussi été entièrement incendié. La presse officielle fait état de « pillages ». La réalité est autre et plus inspirante : des opérations de saisies de nourriture ont été organisées, souvent au sein de la famille élargie des milieux populaires, parfois par des organisations sociales. C’est pourquoi les filiales de Wallmart et des magasins de vêtements ont été ciblés en majorité. Les militants révolutionnaires de plusieurs courants rapportent les témoignages de scènes où les habitants interpellent les voleurs de produits d’électroménager (notamment les télévisions) pour les leur saisir et les jeter au feu en criant qu’on est ici pour partager.

… à la démocratie casquée

C’en était trop pour Sebastián Piñera. Le président chilien n’est pas un politique, c’est un homme d’affaires surtout lorsqu’elles sont faciles. D’où sa suffisance qu’il confond avec l’assurance, et sa brutalité qu’il prend pour de la fermeté. Ancien propriétaire de la compagnie chilienne de transport aérien, il a fait fortune en introduisant l’usage de la carte bleue grâce aux faveurs de son frère, haut responsable de la dictature militaire de Pinochet, qui lui en a assuré le monopole. Sans doute agacé par le fait d’avoir été indisposé par des habitants, en pleine nuit d’émeutes à Santiago, lorsqu’il mangeait tranquillement des pizzas pour l’anniversaire de ses petits-enfants, il déclara le soir même l’état d’urgence. Il le fit en mettant en scène une intervention télévisée tardive en annonçant que : « le Chili est en guerre… contre un ennemi puissant et organisé ». De quoi rappeler les heures de la dictature et la chasse à « l’ennemi intérieur ». Cela a choqué, pas seulement les manifestants. Le général Iturriaga chargé du commandement de Santiago pendant l’état d’urgence, plus prudent, s’est désolidarisé publiquement de cette déclaration. Les joueurs de football internationaux, au Real ou au Bayern, s’y sont publiquement opposés. The Economist et le Wall Street Journal ont condamné cette décision et mis en garde contre les conséquences désastreuses (pour leurs affaires) de telles déclarations.

La représentation nationale, qui siège à Valparaíso, eut beau annuler les mesures de hausses des tarifs, rien n’a freiné la détermination de la population. Les pourparlers prétendument secrets que laisse filtrer la presse n’ont trompé personne. La presse officielle a été prise à partie par les manifestants. La presse alternative quant à elle, a reçu des coups de feu de la police, comme le montrent des images virales sur les réseaux sociaux. Anecdote piquante : la presse officielle est tellement en difficulté, faute de pouvoir faire des reportages… qu’elle a dû payer des comédiens pour jouer les manifestants et faire des interviews.

Les forces traditionnelles en présence

Si la polarisation sociale au Chili est flagrante, bien des secteurs de la petite bourgeoisie ont prospéré depuis plusieurs décennies et sont des fidèles soutiens du régime. Bien qu’embryonnaires, des groupes d’autodéfense se sont constitués pour défendre la propriété privée, ironie de l’histoire… en portant des gilets jaunes. Bien entendu l’armée, les grands propriétaires, les patrons des mines, tout cela constitue un bloc social solide sur lequel la grande bourgeoisie chilienne a su toujours compter.

À côté de ce bloc conservateur, il y a l’ensemble des forces d’opposition légale, qui se présentent comme une force d’alternance et critiquent le régime… jusqu’à un certain point. On y trouve la gauche sous ses différentes expressions, avec en première ligne le Front large (Frente Amplio) et le Parti communiste chilien (qui contrôle la puissante Centrale unitaire des travailleurs – la CUT –, et dispose de militants ayant de l’influence). Elles ont été prises de court, et après une déclaration timide le dimanche 20 octobre de la centrale syndicale, une grève pour le mercredi fut évoquée (laquelle a eu lieu). Ces forces de gauche discutent entre elles d’une sortie institutionnelle, bien sûr pour préserver la paix sociale. L’attaque de la cathédrale de Valparaíso par les manifestants a servi de prétexte à l’Église catholique pour revenir sur la scène en appelant à la « paix sociale », elle qui a toujours su, malgré ses dissensions, se présenter comme le garant d’une solution légale.

L’émergence d’une nouvelle génération militante

Depuis 2006 le mouvement lycéen avait annoncé ce réveil. Les luttes pour l’accès à l’éducation (une année de fac coûte en moyenne 4 000 euros) ont fait écho aux luttes pour l’accès aux soins, pour les retraites, contre la destruction des écosystèmes, pour des salaires justes, des logements. Ce qui domine dans la jeunesse, et pas seulement scolarisée, c’est l’action directe avec toute la force de la spontanéité et ses limites. Le mouvement en Équateur [1] a indiscutablement donné du courage aux jeunes Chiliens. C’est l’ensemble du continent qui est traversé de contradictions sociales. Mais cette jeunesse en lutte a influencé des secteurs syndicaux combatifs (comme l’Union portuaire qui défilait dès le dimanche 20 octobre, ou les syndicats d’enseignants) mais aussi les structures corporatistes et puissantes (comme les syndicats du cuivre no 1 de l’Escondida, et no 2 de Chukikamata).

À Santiago, Valparaíso et Concepción, des tentatives d’assemblées dès le mercredi 23 octobre et les jours suivants ont commencé rapidement à voir le jour. Les minorités révolutionnaires, qui n’en sont pas encore à travailler ensemble, essayent sur leurs points d’implantation dans la jeunesse et les lieux de travail d’organiser les forces.


La semaine d’octobre où tout a basculé

En une semaine, la dernière d’octobre, le Chili s’est métamorphosé. Il ne s’agit pas seulement d’une accumulation de colères, d’une addition de revendications ou d’une diminution de la peur. Cette poussée venue de la base de la société, des plus jeunes au départ, a brisé le consensus politique de la « transition démocratique » initiée en 1988. Cette démocratie bourgeoise parlementaire, inégalitaire jusque dans ses termes – où par exemple la santé et l’éducation sont considérées non comme des droits mais relevant de la liberté privée – n’était que la poursuite de la dictature de Pinochet sous d’autres formes, la continuation de la guerre sociale par d’autres moyens. Les millions de manifestants au cours de ces journées d’octobre ont mis un terme à cette fiction. Ce soulèvement contre les inégalités et le régime qui les crée, et qui résonne avec ceux de Porto Rico, Haïti, Équateur, ressemble à un réveil politique et social profond qui s’accorde bien avec le printemps austral.

Malgré les balles, les enlèvements, les viols et la matraque. Comme le dit l’écrivain chilien Luis Sepúlveda, « Il n’existe pas de répression, si dure et criminelle soit-elle, qui puisse entraver un peuple qui se lève » [2]. C’est peut-être la fin d’un long cycle politique. Le Chili a vu naître le néo-libéralisme (un nom peu précis pour désigner une des formes contemporaines du capitalisme) au tournant des années 1970 et verra son déclin – semblent dire les manifestants d’Antofagasta à la Patagonie – à partir d’octobre 2019. Ce pari qui était réservé à des minorités révolutionnaires, libertaires et marxistes, est désormais une discussion ouverte par des millions de travailleurs : un nouveau consensus est né, celui d’en finir avec ce régime et oser penser construire autre chose. Avec tous les espoirs, malgré les confusions inévitables à cette étape de la lutte, de nouvelles perspectives révolutionnaires.

20-26 octobre – Le début de l’intervention des masses

Dès le dimanche 20 octobre, les importantes sections de l’Union portuaire (qui syndique l’ensemble des travailleurs et sous-traitants des ports, des dockers à la logistique et des transports) ont décidé de manifester, en premier lieu à Concepción et Talcahuano, où ils l’ont fait à 20 000 en colonnes serrées. Le même jour, la plupart des villes ont vu des manifestations significatives malgré la répression. Au cours de la journée, la Centrale unique des travailleurs (CUT) fait une déclaration très timorée, qui sera rejetée par la base et des branches importantes (dont le syndicat no 1 de la mine de cuivre de la Escondida, la plus grande mine de cuivre privée du monde, mais aussi des secteurs comme la Santé, l’Éducation, et l’Union portuaire déjà évoquée).

Lundi 21, la CUT appelle finalement via un regroupement élargi à des associations sociales de lutte (la Mesa de Unidad Social) à une grève nationale de 48 heures. Il semblait clair, au regard des déclarations publiques, que la direction de la confédération ne croyait pas à un mouvement d’ampleur. Le mouvement des mercredi 23 et jeudi 24 octobre fut pourtant exceptionnel. Même la presse du gouvernement concède 1,2 million de personnes dans la rue à Santiago ; sur 18 millions d’habitants et en comptant l’ensemble des villes, on frôle les 2,5 millions de manifestants. Les manifestations furent massives, familiales, populaires. Joyeuses aussi, avec des caricatures d’Aliens pour se moquer des déclarations de l’épouse du Président qui avait qualifié les événements « d’une situation hors de contrôle et d’une invasion d’extra-terrestres  ». Travailleurs sous contrat, secteurs informels, auto-entrepreneurs, motards, pêcheurs, bûcherons, mineurs, toutes les tranches d’âge, avec une majorité écrasante des quartiers populaires, montraient le visage de ce bloc social qui défiait la répression et l’état d’urgence. Les universités et les lycées étaient fermés administrativement, la jeunesse scolarisée fut massivement présente, faisant la jonction avec celle des quartiers qui affrontait depuis plusieurs jours l’armée.

La grève fut largement suivie, au-delà du périmètre syndical des 500 000 membres de la CUT, sans toutefois déborder le cadre des consignes, sans occupations et avec de rares assemblées de travailleurs initiées souvent par des militants révolutionnaires. Les combats de rue eurent lieu à Valparaíso devant le Parlement : Piñera dut donner l’ordre d’évacuer… devant le nuage de lacrymogène qui avait envahi l’hémicycle. Depuis les manifestations se succèdent, alternant concerts et affrontements. Et depuis le vendredi 25 octobre blocages de routes (l’arme des pauvres en Amérique latine) ont commencé dans le Sud et se diffusent autour de Santiago.

27-28 octobre – Les premiers résultats du soulèvement

Ils sont de deux ordres, d’abord ce qui perturbe le jeu institutionnel et surtout l’évolution et la dynamique du mouvement.

Au niveau institutionnel, on peut compter : l’annulation de la manifestation de l’extrême droite initiée par le sénateur Kast prévue pour le dimanche 27 octobre ; les excuses publiques des ministres ; la démission forcée de l’ensemble du gouvernement ; la fin de l’état d’urgence depuis le lundi 28 octobre sur l’ensemble du pays (mesure hypocrite puisque les militaires dirigent directement par décret les grandes villes du pays).

Pour les étapes et les méthodes de lutte la chronologie montre trois phases distinctes :

  1. l’étape initiale fut marquée par l’action directe des milieux politisés puis très pauvres du prolétariat : soit des opérations de récupération (transports, alimentation) impliquant des milliers de participants, soit des destructions ciblées (sièges de multinationales, postes de police). Les incendies de supermarchés semblent de plus en plus provenir de provocations policières (où on dénombre beaucoup de victimes) et d’opérations de la part des directions pour garantir les remboursements (les contrats au Chili assurent les incendies… et non les pillages !) ;
  1. une phase de grève nationale, incluant les secteurs traditionnels de la classe ouvrière combatifs mais souvent corporatistes, puis débordant sur les milieux populaires en dehors du canevas syndical ; avec quelques exemples partiels de coordination à Valparaíso, Concepción, Santiago et Antofagasta ;

Avec le recul l’enchaînement paraît naturel, mais il a surpris largement les équipes militantes souvent expérimentées avec le travail clandestin, et c’est avec amusement que beaucoup se souviennent, quelques jours avant le début du mouvement, des séances de cinéma où à Valparaíso notamment, le public avait applaudi debout le film Le Joker. Le mouvement est prolétarien dans sa composition, mais à ce jour il n’a pas encore d’expression politique indépendante. Il regroupe les différentes couches populaires, des secteurs déclassés de la petite bourgeoisie urbaine et rurale et des milieux intellectuels. Les objectifs de lutte sont aujourd’hui centrés sur les inégalités, le changement de régime (symbolisé par la demande de démission de Piñera) et largement partagé au-delà des milieux militants, l’aspiration à un nouveau système et une nouvelle démocratie, confusément assimilée à une autre Constitution. L’enjeu de la lutte politique pour les minorités révolutionnaires est de trouver le chemin entre la dénonciation spontanée et populaire de cette démocratie des riches et la mise en place de contre-pouvoirs pouvant esquisser une démocratie ouvrière, un pouvoir de classe alternatif.

Les options de la bourgeoisie : les limites de la répression

Bien qu’en difficulté sérieuse, la bourgeoisie chilienne possède des marges de manœuvre et n’est pas encore dans une situation impossible. La Bourse de Santiago a peu souffert de la crise présente et il n’y a pas de fuite de capitaux. L’armée est solidaire du régime (le fait qu’elle touche 10 % de la rente du cuivre assure au régime sa fidélité ; et ironie de l’histoire, l’État lui garantit les retraites dans un système par ailleurs totalement privatisé). Les milieux propriétaires, rentiers et leurs dépendants lui sont toujours fidèles. Cela dit, la violence de la répression n’a pas eu les résultats espérés (ce qui donne une idée de la force de la contestation sociale), mais son recours permet de mesurer la détermination de la bourgeoisie.

Les alliés de circonstance du gouvernement

Le renouvellement d’un tiers du gouvernement le lundi 28 octobre a permis de sortir le détesté ministre de l’Intérieur Andrés Chadwick (un cousin de hasard de Piñera), et le ridicule ministre des Finances Felipe Larraín (le poète délicat qui conseillait aux pauvres qui ne pouvaient consommer d’acheter des fleurs bradées). Mais cela ne trompe personne. Tout comme les hausses dérisoires du minima des pensions de retraite, du salaire minimum, le blocage partiel des prix de l’électricité et des transports.

Mais si Piñera est en difficulté il peut compter sur des alliés de circonstance qui, tout comme lui, cherchent des solutions institutionnelles et légales. La solution pourrait être une réactivation du modèle dit démocratique, une remise en selle du jeu parlementaire. La démocratie chrétienne et le Parti socialiste (et ses diverses scissions) sont des béquilles utiles mais peu attrayantes pour celles et ceux qui sont sortis exprimer leur colère. Le Parti communiste et le Frente Amplio (FA, ‘Front large’, coalition réunissant des fragments de la gauche réformiste) jouent un jeu très institutionnel en usant du crédit de leurs militants. Ils se comportent comme les véritables garants de la stabilité politique du pays. De vrais partenaires se voulant responsables. Au nom d’un prétendu « réalisme politique », leur politique articule une radicalité de façade (demande de destitution de Piñera) à un jeu parlementaire « constructif ».

Lors d’une demi-session parlementaire le 23 octobre, au moment même des tirs contre des milliers de manifestants, les neuf députés du PC ont fait voter une loi instaurant en principe les 40 heures hebdomadaires, et la recherche d’une « sortie politique » à la crise avec la convocation d’une Assemblée constituante. Réduire l’action des masses aux élections, voilà un projet qui est loin d’être novateur. Cette orientation n’est pas nouvelle mais n’est pas sans conséquences internes : les tensions au sein des Jeunesses communistes, et certains secteurs combatifs du Frente Amplio s’expriment un peu plus ouvertement chaque jour. Ces manœuvres donnent corps à une franche hostilité des Chiliens en lutte vis-à-vis des partis politiques déjà discrédités.

31 octobre et 1er novembre, jours fériés : un mouvement au carrefour

Les jeudi 31 octobre et le vendredi 1er novembre étant fériés au Chili, cela a permis de faire le point. Les manifestations se sont poursuivies avec une moindre intensité, mais les discussions ont eu lieu en commençant à poser des éléments d’orientation. Cela a pris toutes les formes possibles, à l’exception de la grève.

L’action gréviste, sans être sous-estimée, doit être replacée dans le contexte d’un pays à l’arrêt depuis 14 jours. Les supermarchés qui n’ont pas brûlé ferment à 14 heures, toutes les activités des entreprises sont perturbées voire arrêtées. L’économie est à l’arrêt, au point que les prélèvements fiscaux, qui sont mensualisés pour les particuliers et les entreprises, ont baissé fin octobre de 20 %, selon les chiffres du gouvernement.

Lors de ces jours fériés, les mobilisations ont pris différentes formes : par exemple des manifestations détendues en vélo (à plusieurs milliers) pour pouvoir atteindre la maison privée du président Piñera dans le quartier huppé de Las Condes. À Santiago on a vu des manifestations de milliers de femmes en deuil pour les victimes. Des rassemblements et des actions symboliques ont eu lieu dans le Sud, à Concepción, Temuco et Valdivia, comme la décapitation de statues de conquistadors espagnols ; les manifestants déposèrent leur tête au pied de la statue du héros et chef de guerre mapuche Caupolican ayant résisté à la conquête européenne. Dans un pays où il n’est pas rare de voir des marchands Mapuche chassés violemment des marchés, leurs leaders assassinés impunément pour avoir résisté aux expulsions, sans parler du profond racisme entretenu par le régime à leur égard, ces gestes ne sont pas des détails. Cette population métissée constitue désormais un secteur souvent majoritaire des quartiers populaires, des bidonvilles et du prolétariat pas seulement informel. Et si la violence des manifestations a diminué dans ses formes extérieures, la répression des forces de l’ordre se maintient à un niveau élevé. Presque chaque quartier a connu au moins un jour d’affrontements massifs pendant ce long week-end.

Les coupures de route se poursuivent parfois sur de petits axes avec des équipes d’une quinzaine de personnes. Mais l’essentiel s’est déroulé dans des réunions de quartiers, dans les entreprises au cours de discussions souvent informelles, focalisées sur les suites à donner et la préparation de la marche du lundi 4 novembre à 17 heures.


Début novembre

L’état des mobilisations

Le tableau général du mouvement et sa dynamique se précise :

Le mouvement est désormais national, massif et ancré dans les milieux populaires, tout au long de ce pays de 5 000 kilomètres de long. Dans chaque quartier, dans presque chaque entreprise, on ne discute que de la situation politique.

La répression qui demeure malgré la levée de l’état d’urgence n’a pas entamé la mobilisation.

Les manœuvres du gouvernement (remaniement ministériel, baisse des traitements de la représentation nationale, loi de 40 heures, mesures de revalorisation des retraites et des salaires minima) ne suffisent pas à éteindre la contestation.

L’écrasante majorité de population en mouvement exige le départ du président Piñera (un institut de sondage connu pour sa complaisance estime la cote de confiance de ce dernier à un stratosphérique 4 % début décembre dans le grand quotidien du Sud El Bio Bio).

Réactivations militantes

Lors d’échanges avec des militants trotskistes et libertaires, l’explosion sociale était attendue mais plus tard, au regard des possibles déséquilibres internationaux sur les marchés des matières premières dont le Chili est tributaire. L’ampleur a bien entendu surpris, mais c’est surtout la mémoire militante qui leur semblait perdue, et qui est réapparue avec efficacité et vigueur. La période précédente amorcée en 2006, puis en 2011, par les luttes de la jeunesse autour des revendications pour l’accès à l’enseignement pour tous, de la lutte des femmes (le droit à l’avortement est très réduit, les inégalités très accentuées, et la violence à leur égard d’une grande ampleur) ont été une séquence de préparation.

En ce début novembre, bilan de la progression du mouvement depuis octobre : d’innombrables formes de mobilisation et d’organisation

Les jeunes, scolarisés ou des milieux populaires, sont le moteur de l’action. L’organisation massive des occupations, des fraudes dans les transports, des opérations de récupération de vivres, de défense des manifestations, de libération de militants arrêtés au cours des affrontements, de dispensaires de fortune pour les soins et d’organisation d’assemblées, toutes ces actions n’auraient pu durer sans l’activité de la jeunesse. Car cette jeunesse, souvent issue des milieux populaires et aussi étudiante, n’a pas seulement été un facteur déclencheur et ne s’est pas contentée de réveiller des formes spontanées de résistance. Ces jeunes ont milité en permanence par dizaines de milliers quotidiennement.

À Valparaíso, les témoignages de militants trotskistes décrivent des assemblées regroupant plusieurs centaines de participants des quartiers populaires autour des associations de professeurs et de parents d’élèves dans les écoles, qui débouchent début novembre sur des actions concrètes à l’échelle de quartiers. Dans le lycée no 2 pour filles Matilde Brandau de Ross, foyer militant connu, c’est une véritable coordination qui s’est tenue avec des représentants de presque tous les quartiers de la ville. Toujours à Valparaíso, dans les quartiers les plus pauvres, ce sont autour des associations sportives et des clubs de supporters de clubs professionnels que le même genre de canevas se déploie pour organiser les loisirs des plus jeunes, assurer le ravitaillement. Ces clubs de hinchas (supporters) ne sont pas des espaces de jeunes hommes désœuvrés : en fin de journée ils font venir des familles entières aux manifestations de l’après-midi ou à des discussions plus informelles qu’au sein des cabildos (les assemblées populaires).

À Concepción, des témoignages de militants anarchistes décrivent les mêmes initiatives autour des soupes populaires gérées par les habitants ; dans certains quartiers, des rondes sont organisées pour protéger le quartier des exactions de la police et de l’armée.

À Santiago, la capitale, ces cabildos coexistent avec des assemblées tenues par le Parti communiste et le Front large (Frente Amplio) qui orientent sans surprise les discussions vers une sortie institutionnelle de la crise. À noter que cela suscite parfois des débats tendus entre la base et les directions. Sur les murs des quartiers populaires, et peut-être en écho, on a vu depuis le samedi soir 2 novembre apparaître à plusieurs reprises le slogan : « Souvenez-vous futurs dirigeants, c’est comme la révolution française, on a commencé sans vous et ils ont tous perdu leur tête ! »

Partage des tâches au sein de la bourgeoisie

Les assemblées populaires, c’est ce qui fait peur à la bourgeoisie. Et la voilà qui dénonce sur les médias depuis dimanche 3 novembre la «  démagogie assembléiste  ».

La Conféderacion de la Produccion y Comercio, le Medef chilien, par la voix de son principal dirigeant Alfonso Swett avait lâché du lest le 29 octobre en évoquant « la nécessité pour le patronat de faire des sacrifices pour assurer le retour à la normale ». Mais ces concessions de forme ne doivent pas être pris pour argent comptant : une partie conséquente du grand patronat (liée au secteur agro-minier pour faire court, par opposition relative au secteur financier qui – du fait de l’endettement des foyers chiliens à 75 % de leurs revenus annuels – cherche une solution plus stable pour récupérer sa mise), du gouvernement et de l’armée soutiennent une option dure de répression. Plutôt un partage des rôles qu’une division au sein de la bourgeoisie. Sa crainte ne réside pas dans la peur de l’affrontement. Ces dernières décennies, sa position et son enrichissement ont été consolidés et affermis par le sang.

La crainte de se retrouver isolée face à la contestation est plus consistante. Une bonne partie de la petite bourgeoisie propriétaire, industrielle, commerciale, celle qui fournit une large part des capacités du marché des transports, est mécontente et déçue par ses choix électoraux. La grande bourgeoisie a été trop gourmande, y compris au détriment de ses alliés naturels. Au point que ce secteur s’est mis en position d’attente (au début des patrons des transports avaient participé au mouvement), protestant contre les « abus » de l’ancien régime, et œuvre pour un nouveau compromis social qui lui soit favorable.

L’alliance de classes, qui assurait la stabilité politique au bloc social conservateur, est provisoirement fragilisée : en ne sortant pas d’un système basé sur la rente minière (et d’autres matières premières), le noyau central de la bourgeoisie n’a pas su ménager un espace pour des secteurs périphériques agissant sur le marché national. De quoi remettre en cause l’efficacité de l’alternance électorale entre ce bloc conservateur et la gauche « raisonnable et responsable ».

De son côté l’extrême droite, ouvertement fasciste et directement reliée à la dictature, forte dans les milieux catholiques traditionalistes et un secteur important de l’armée, autour du député José Antonio Kast, n’arrive pas à ce jour à mobiliser publiquement.

Reste que le prestige du régime chilien auprès du capitalisme mondial n’est plus ce qu’il était : après l’annulation de la Cop 25 au Chili (transférée à Madrid en décembre) et de la conférence économique interrégionale (l’Apec), la seule victoire médiatique du pouvoir quant à son prestige international a été… la tenue de la finale de la Copa Libertadores (Flamengo vs River Plate). Finalement même pas, la finale de football se jouera à Lima au Pérou, par peur des manifestations politiques des clubs de supporters en direct à la télévision !

Les discussions militantes

Les organisations, réseaux et collectifs révolutionnaires sont restreints par leur taille, et aucun courant n’a une véritable implantation nationale. Avec néanmoins quelques points forts dans la jeunesse scolarisée, certains quartiers et secteurs syndicaux (enseignement, quelques entreprises). Parfois, un travail de quartier est reconnu et solide. À noter toutefois l’influence de militants pas forcément affiliés dans certains secteurs et quartiers, ce qui à l’étape actuelle où tout se passe hors des entreprises n’est pas un obstacle. Bien entendu si la crise sociale s’approfondit il s’agira de passer à une autre étape. Pour l’heure, les collaborations entre courants et organisations sont rares (le sectarisme n’est pas un péché du seul Ancien monde). Toutefois plusieurs initiatives voient le jour pour faire converger différents collectifs comme El Porteño de Valparaíso et Werken Rojo de Santiago [3] ; des discussions pour lancer un parti de la classe ouvrière avec différents groupes marxistes, trotskistes et indépendants ont également lieu dans des conditions difficiles. Ces initiatives sont fragiles et n’ont pas encore abouti à des résultats pérennes.

Les discussions militantes sont évidemment traversées par l’appréciation du rythme des mobilisations, leur ampleur et leur contenu politique et bien entendu leurs perspectives. En ce début novembre, l’attitude envers les aspirations et les revendications démocratiques cristallisent l’essentiel des divergences.

Toutes ces discussions et divergences, au sein des courants libertaires et marxistes, réactivent les différents problèmes d’orientation et d’organisation (action directe, auto-organisation, plateformisme pour les uns, front unique, parti large ou étroit pour les autres).

On peut résumer ces discussions à quelques questions :

Vu le rejet de beaucoup de Chiliens pour les partis politiques discrédités, les militants révolutionnaires n’ont pas encore acquis l’influence leur permettant de faire entendre d’autres perspectives politiques au cours de la lutte. Au cœur des discussions se trouve le rôle des assemblées (cabildos), souvent à l’initiative de militants, qui ne se sont pas généralisées. Mais la question par quoi remplacer ce régime est devenue centrale. La gauche PS, PC et FA n’envisagent qu’une transition légale, agrémentée parfois d’un langage très radical pour certaines composantes du Frente Amplio.

Comment éviter, si une assemblée constituante voyait le jour, qu’elle n’incite à embrigader la vague mobilisatrice vers des élections.

L’Union portuaire

La petite surprise vient du fait que c’est l’Union portuaire, et non les partis politiques institutionnels, qui donne le ton très politique de la contestation. Cette structure syndicale a participé l’année dernière à une lutte suivie d’une rénovation profonde de sa direction. La direction de l’époque avait conclu le conflit avec un protocole sans consulter la base, avec peu de revendications gagnées. Elle fut désavouée par cette base à Valparaíso, et une nouvelle direction plus combative fut installée mêlant des militants de gauche hors des partis, des trotskistes et des anarcho-syndicalistes.

Suite à la première vague de mobilisations massives de la fin octobre, l’Union portuaire a présenté seule une motion qui a emporté l’adhésion, en à peine deux jours, de la coalition dite Unidad Social. Celle-ci regroupe au niveau national, quelque 200 organisations syndicales et populaires : la Centrale unitaire des travailleurs (CUT), des associations de lutte (notamment celle qui s’opposait aux retraites privées), des syndicats d’enseignants, de la Santé, des associations écologistes radicales défendant les biens communs comme l’eau, des associations de locataires, des collectifs de bidonvilles, d’éducation populaire.

Cette motion exige : la démission du Président, des mesures d’urgence sociale et un changement de régime avec une Assemblée constituante, avec la mise en place d’une direction verticale de grève appelée Comité de grève. Bien entendu cette motion, qui semble représenter assez bien l’état d’esprit des équipes les plus dynamiques du mouvement – aux dires de bien des militants révolutionnaires – laisse une question ouverte, la plus sensible ! Qui va garantir l’application de cette plateforme ? Quelle serait la nature d’une Assemblée constituante ? Quels comités/assemblées/collectifs de base centraliseraient réellement ledit Comité de grève ? Derrière cette motion, beaucoup posent de façon encore floue la question de qui exercerait réellement le pouvoir, d’un gouvernement des travailleurs. D’autres y verraient au contraire une forme de transition légaliste au régime actuel.

Les syndicats du Cuivre s’étaient réunis après la grève du 12 novembre pour voir si leurs instances valident cette orientation. Le syndicat des travailleurs du Pétrole semble prendre la même orientation. Les journées de mobilisation de cette semaine relanceront l’urgence de ce défi : pour continuer il va falloir franchir un cap hors de la légalité.

Bienvenue aux hackers militants

La révolte actuelle occupe tous les champs d’intervention de la vie sociale… y compris électronique. Une équipe de pirates informatiques ont pénétré le système interne de gestion de la police militaire (Carabineros). À force de jouer l’économie libérale des budgets, cela finit par avoir des conséquences sur la sécurité des systèmes de… sécurité, s’en amusent ces militants. C’est leur troisième attaque depuis le 18 octobre, mais celle-ci a permis d’accéder à près de 10 000 dossiers. Ils ont rendu publics des dizaines de documents, dévoilant les détails des fiches des agents de la Sécurité, de l’armée, mais aussi les enquêtes de la police politique. Cette affaire des Pacoleaks, (Paco en argot veut dire flic ou Condé) a pris une grande ampleur. L’espionnage de masse des milieux militants n’est pas une surprise mais à cette échelle, cela en a surpris plus d’un. Écoutes téléphoniques, filatures, provocations sont au programme. Visés, les militants de la cause Mapuche surtout, mais aussi de l’environnement, la direction du syndicat des enseignants (co-dirigé avec des équipes à la gauche du PC), des militants révolutionnaires bien entendu. On y apprend aussi l’infiltration et le suivi des organisations libertaires notamment du quartier populaire de Franklyn à Santiago, autour de manifestations pour dénoncer la mort d’une jeune haïtienne Joanne Florvil. Et cerise sur le gâteau… la description très détaillée d’un conflit dans l’agro-alimentaire qui atteste d’une présence directe d’agents infiltrés, plus un début de liste de syndicalistes « propres » et vrais collaborateurs directs de la police et du patronat. On attend la suite avec gourmandise.


Mi-novembre

Le temps des manœuvres

En cette mi-novembre, au bout de 26 jours, l’intensité et la profondeur du mouvement font émerger les problèmes d’orientation. Toutes les hypothèses sont évoquées qui vont du maintien de la présidence actuelle (avec des amendements de la Constitution et quelques concessions sociales) à son renversement et à la mise en place d’une Assemblée constituante, avec les espoirs, les ambiguïtés et les quiproquos d’une telle formule. Si la rue impose une pression décisive, il n’en demeure pas moins que Piñera – aidé indirectement par une opposition parlementaire et syndicale désireuse d’une issue légale – fait ouvertement le calcul de l’épuisement du mouvement.

Le jeu des appareils… et la colère des secteurs en lutte

Les organisations politiques, institutionnelles ou non (même les organisations révolutionnaires ont du mal à se faire une place), sont conspuées par la population mobilisée. Aucun député de l’opposition « de gauche » n’a pu se présenter ouvertement lors des manifestations, et encore moins en prendre la tête. La gestion de la gauche sous la présidence Bachelet a laissé des souvenirs amers : matraquages de la jeunesse en lutte, droits des minorités indiennes bafouées, promesses sur le droit à l’avortement non tenues et reculs sociaux pour le plus grand nombre au nom du réalisme économique. Piñera a accepté d’envisager une réécriture de la Constitution par les chambres, s’attirant les bonnes grâces de la gauche responsable, et une indifférence mêlée de colère des secteurs en lutte.

Le triste jeu parlementaire, auquel le PC se livre avec passion, est le terrain le moins favorable pour satisfaire les revendications des travailleurs, et à ce jour une large majorité de Chiliens en convient. C’est sur le terrain syndical, sans surprise, que les pressions vers une voie négociée sont les plus sensibles, avec des acteurs qui conservent du poids social et un certain crédit politique. L’Union portuaire reste à la pointe du mouvement, entraînant la Mesa de Unidad Social (la plateforme Unité sociale regroupant la CUT et des collectifs de lutte) sur un terrain combatif. Mais depuis le 5 novembre, l’intégration à ce front unitaire des syndicats du Pétrole (dirigés par les démocrates chrétiens) et le syndicat des travailleurs d’État (dirigé par les socialistes) a recentré les revendications sur les négociations en supprimant le volet politique (démission du Président et Assemblée constituante).

Un drôle de « comité de grève »… sans les collectifs de lutte

À cette pression conciliatrice s’ajoute la manœuvre de créer un « comité de grève », en fait une direction bureautique dirigée par les appareils syndicaux en excluant les collectifs de lutte. Cette pression produit bien entendu des reculs mais aussi des réactions. Une coalition de syndicats de l’électricité (installations, distribution, production) s’est constituée, regroupant quelques dizaines de milliers d’adhérents, sur des bases proches de l’Union portuaire dans une déclaration du 9 novembre. En revanche, la position des syndicats du Cuivre (Codelco) lié au secteur public est centrale mais plus modérée que celle des syndicats des sous-traitants, lesquels prônent des actions dures d’occupation et de blocages.

L’action de la jeunesse…

Ces manœuvres en coulisse contrastent avec l’activité transparente des travailleurs et des populations pauvres. Les piquets pour bloquer les routes se sont multipliés, tout comme les assemblées et les affrontements. Ce sont les lycéens qui ont animé la première semaine de novembre avec des centaines d’occupations… et des évasions collectives de lycées catholiques ! Les carabiniers sont intervenus dans les enceintes, ont tiré avec des armes à feu faisant de nombreux blessés.

Les actions des lycéens ne se cantonnent pas à occuper ni à se défendre des forces de l’ordre : ils prêtent main forte à l’extension du mouvement. Aux actions évoquées précédemment, il faut ajouter… les chansons, les poésies pour improviser des réunions dans les bus avec les anciens qui sont hors des réseaux sociaux. Et par efficacité aussi. Le compte Instagram de Piensa Prensa, un site alternatif d’information, a été supprimé avec ses 600 000 followers, il a bien fallu en revenir aux classiques. Et une quantité de peintures murales, de vidéos amusantes et détournements de symboles. Les campus sont fermés depuis le début du mouvement, ils connaissent une grande activité au point que les présidences d’université veulent avancer les vacances… et que les étudiants font grève pour prolonger l’année.

Plus mesurés dans leurs actions, cela n’a pas empêché les étudiants de Santiago de brûler un pôle universitaire, sous gestion privée, qui délivre des cours de management et de commerce.

La jeunesse populaire n’est pas en reste : les combats de rue sont quotidiens pour défendre les quartiers. À Peñaolen, une des 34 villes du Grand Santiago, les habitants ont attaqué le commissariat responsable d’exactions avec des armes à feu faisant six blessés parmi les policiers. À Arica dans le nord du pays, c’est le local d’un parti pinochetiste qui a été saccagé et incendié. À Concepción une préfecture a subi le même sort. Ces affrontements ont perduré la semaine entière sans discontinuer.

Les grèves ouvrières

Les manifestations et la grève du mardi 12 novembre expriment toute la force sociale et politique du mouvement ouvrier, et ses limites actuelles. La grève nationale fut très importante par sa surface, par le nombre de secteurs touchés. Les secteurs les plus mobilisés furent les travailleurs des ports et l’écrasante majorité des travailleurs et travailleuses du public (santé, éducation, travailleurs d’État). Pour les autres ce fut moins visible. Beaucoup de travailleurs n’ont pas pu se rendre sur les lieux de rassemblement faute de transports en bus. Les travailleurs du métro soutenaient la grève mais ont pourtant roulé sur quelques lignes pour assurer le transport ; en fait, le gouvernement et le patronat avaient libéré toutes les entreprises à 14 heures, presque un lock-out national. Le pays est bloqué, c’est indiscutable. Les chiffres des grévistes donnés par le gouvernement sont dérisoires (6 % dans l’Éducation alors que les équipes font des comptages à plus de 70 %), mais l’action limitée à une seule journée touche à ses limites. Les syndicats du Cuivre liés au secteur d’État ont « économisé » leur forces selon le discours officiel des dirigeants, mais surtout gardé intact leur pouvoir de négocier séparément. Cela suscite une grande méfiance des travailleurs du rang. Ce corporatisme est souvent décrié : sur les murs on voit souvent « Ce mouvement n’est pas pour les primes de fin de conflit (bonos) ! ».

Le soir de la grève, en ce 12 novembre, des équipes militantes ont organisé plusieurs réunions à plusieurs centaines de militants. Beaucoup, même parmi les syndicalistes, ne se reconnaissent pas dans la plateforme d’Unité sociale. À Santiago, et sans doute ailleurs, on discute parmi ces minorités militantes de grève illimitée. La construction d’une force pour construire ce difficile saut dans l’inconnu est à l’ordre du jour.

12 novembre – Le pouvoir cherche un remplaçant

Le président Piñera n’est pas seul mais cela y ressemble. Mardi soir 12 novembre à la fin de la journée il devait faire une déclaration à 21 heures 30 aux télévisions. Rien. Passe presqu’une heure, il parle enfin. Mais ne dit strictement rien. L’idée première, était pourtant claire, loin du vide de cette déclaration. Juste avant celle-ci, il avait convoqué l’état-major, et le week-end précédent une réunion de sécurité intérieure (Consejo de Seguridad Nacional Cosena) avec l’armée en premier plan. Les réservistes étaient mobilisés. Les milieux militants s’attendaient à un retour de l’état d’urgence : les affrontements du mardi soir à Santiago avaient été très durs, avec des dizaines de milliers d’émeutiers. Les hôpitaux ont été débordés par l’afflux de blessés par chevrotine ; même les dispensaires improvisés par des étudiants en médecine n’ont pas suffi.

Alors ? L’armée a fait filtrer plus tard l’information auprès des journalistes : l’état-major refusait la demande du président de ressortir l’armée et de proclamer à nouveau l’état d’urgence. Les généraux essaient à peu de frais de se racheter une image en se mettant à distance du président impopulaire. La bourgeoisie chilienne n’a personne à mettre à la place de Piñera, et cela commence à se voir.

Le coup d’État en Bolivie, le week-end du 11 novembre, marque aussi les esprits au Chili, du moins ceux des minorités conscientes. En Bolivie, la chasse aux Indiens, aux opposants, les généraux filmés avec des bibles lors de messes pentecôtistes, la bourgeoisie revancharde qui revient, voilà des images qui marquent : les affrontements majeurs sont peut-être devant nous.


14 novembre

Le temps de l’indécision

La situation de blocage politique et institutionnel nécessitait une manœuvre de grande ampleur pour détourner la colère sociale. L’opération, puisqu’il s’agit bel et bien d’une opération, avait été minutieusement préparée. Jeudi 14 novembre, le pouvoir incarné par Piñera a mis en scène le dur et le tiède : une montée de la pression avec des déclarations inquiétantes sur la répression, le déploiement ostensible de l’armée comme l’infanterie de Marine à Valparaíso, une avalanche de fausses rumeurs sur un putsch en cours qui ont suscité une vraie panique y compris dans l’immigration chilienne en Europe. Ensuite, ce fut l’annonce du retrait du Président pendant plus de cinq jours, pour évidemment mettre en valeur une solution institutionnelle tombée du ciel. La peur du Cuco (croquemitaine local) d’un coup d’État a un peu marché, mais c’est surtout la concession institutionnelle surprenante et mise en scène qui a marqué les esprits.

La mascarade de « l’accord de paix »

Pour ralentir un mois de mobilisations populaires sur l’ensemble du pays, il fallait sortir un atout magistral au moment où l’on parlait ouvertement – et au-delà des milieux militants – de grève générale illimitée. Ce fut donc le 15 novembre un « accord de paix », puisque c’est son nom. Un accord entre la majorité des partis de la Chambre, du gouvernement actuel (avec ses mains pleines de sang et d’argent) et d’une partie de l’opposition de gauche pleine de responsabilités et d’amendements. Le Frente Amplio (cette coalition de la gauche critique, comme ils se présentent) et ses porte-paroles ont mis tout leur poids et leur crédit pour obtenir cet accord et « sortir de la crise ». Le PC et des députés de gauche écologistes, n’ont pas participé : ils maintiennent l’idée d’une destitution (légale) du président. Tout dans ce protocole ne vise qu’à sauver le régime et incarner ce qu’on appelle ailleurs en Amérique latine gatopardismo [4]), pour dire simplement : « tout changer pour ne rien changer ». D’abord un accord de paix implique une guerre (ce sont les termes mêmes de Piñera) ; or là, on a tiré sur une foule désarmée. Ensuite l’accord prévoit un plébiscite en avril 2020 avec deux séries de votes. Premièrement : « Oui ou non, voulez-vous un changement de Constitution ? ». Deuxièmement : voulez-vous ce changement de Constitution soit par un vote du Parlement, une consultation du corps électoral, ou une solution mixte ?

Évidemment, pour sceller cette mascarade, le protocole engage les signataires à reconnaître la légalité constitutionnelle du pouvoir actuel et à exclure son renversement. Le fait de donner l’impression de céder sur la Constituante, ou plus précisément à la possibilité d’une réécriture modérée de la Constitution, a mis pendant 48 heures les mobilisations à l’arrêt.

« Manger des bulletins de vote en avril ? »

Assez vite pourtant, ce protocole a montré ses limites (et un discrédit pour les signataires) : « Renoncer à la démission de Piñera ? », « Manger des bulletins de vote en avril ? », comme disent de nombreux travailleurs dans les réunions et « Se délecter d’ici-là de promesses ? » Où sont passées les revendications sociales et politiques du mouvement ? Faudrait-il se satisfaire d’un collège mixant parlementaires et société civile qui rendrait des rapports semestriels et une première mouture de Constitution en octobre ? Il n’a pas fallu deux jours pour constater l’arnaque. Certes, la manœuvre donne un prétexte aux hésitants pour se démobiliser. Mais Piñera n’en reste pas moins impopulaire tout comme l’ensemble du régime.

Contestations au sein des appareils

La dernière semaine de novembre a été marquée par un reflux des manifestations qui ont perdu en nombre (avec tout de même deux initiatives comptant plusieurs centaines de milliers de manifestants), ainsi que par une fermentation politique inédite.

Le Frente Amplio a subi de plein fouet le résultat de ses dissensions, entre les calculs de la direction visant une solution institutionnelle et une base déterminée à ne pas négocier pour si peu. Le maire de Valparaíso, Jorge Sharp, l’a compris le premier. Bien qu’ayant appelé les forces de l’ordre à rétablir le calme dans sa ville, il a démissionné de Convergence sociale (une partie du FA) pour ne pas se discréditer définitivement. Le Parti communiste se divise entre sa vieille garde autour de Carmen Hertz et Guillermo Teillier (légaliste et soucieuse de préserver son appareil de députés, de mairies et de clientèles électorales) d’un côté, et de l’autre des secteurs combatifs dans la jeunesse, les milieux populaires et une minorité syndicale. Si ces divergences ne sont pas rendues publiques, elles se devinent aux hésitations des déclarations publiques de la CUT et des organisations larges que le PC influence ; parfois même, les annonces sont contradictoires.

La résistance à l’accord institutionnel

La détermination des opposants est allée en se renforçant au cours de la semaine. L’Union portuaire en a été à la pointe. L’Unité sociale, constituée de 200 organisations syndicales et sociales, s’est rangée du côté du refus des compromis ; la CUT est divisée, l’Anef (syndicat des travailleurs du public, dirigé par le Parti socialiste) se range aussi du côté de ce bloc après un vote très serré de sa direction. La profondeur de la contestation est telle, qu’elle se répercute au sein des appareils traditionnels.

Retour sur le 12 novembre : deux millions de grévistes

Le 18 novembre, le Centre de recherche politique et sociale du Travail (CIPSTRA) a rendu publique une étude réalisée auprès d’un large panel de syndicalistes et de militants de quartier à propos de la grève du 12 novembre. Les faits sont saisissants, et une fois de plus ont surpris les milieux révolutionnaires avec une semaine de décalage. Les manifestations ont eu lieu dans 35 villes, dont 24 ont connu des coupures de route, comme l’emblématique ruta 5 qui déverse le flux de marchandises et d’hommes hors de Santiago. Ce sont 253 sites de travail qui ont connu des grèves effectives, et des centaines d’autres qui se sont retrouvés paralysés, impliquant 130 sections syndicales. Les estimations donnent deux millions de grévistes (la plus grande grève depuis 1990, soit un quart de la population active ; pour comparer, cela donnerait en France près de six millions de grévistes).

La Santé (malgré les astreintes) a été en grève à 90 % : depuis le 21 octobre ce secteur lutte pour ses revendications spécifiques, mais aussi politiques (accès généralisé aux soins et un budget des services publics rehaussé à 6 % du produit intérieur brut).

Les mines de cuivre ont vu les travailleurs sous-traitants (organisés en deux fédérations, CTC et FMC) se mettre en lutte massivement, les grévistes s’organisant pour bloquer la sortie de la production, tandis que les mineurs sous contrat et travaillant sur site fixe, organisés par la Codeco, sont restés en retrait avec leur fédération FTC.

Les travailleurs regroupés dans les fédérations de commerce ont eu des taux de 90 % (distribution, restauration, livraisons, etc.).

Le secteur du bâtiment a vu les 25 chantiers les plus importants du pays paralysés (autour du puissant syndicat Sintec) ; des grèves de deux heures ont touché des centaines d’entreprises plus petites et de sous-traitants. Dans ce secteur, les actions ont combiné grèves, occupations, manifestations et affrontements organisés avec la police.

Le secteur des transports a vu trois acteurs dans la grève : les travailleurs des ports ont paralysé 25 des 27 ports du pays (leur place stratégique dans la circulation des flux a énormément perturbé l’ensemble du tissu industriel du pays) ; les transports publics (le mouvement puissant a connu une grande hétérogénéité : à Valparaíso la grève du Métro fut totale, à Concepción ce furent les travailleurs en grève qui bloquèrent les services et facilitèrent les assemblées, à Santiago les services ont fonctionné à moitié sur une plage horaire restreinte, et les actes de sabotage furent très nombreux) ; enfin, les transporteurs de marchandises sur route (une grève importante des éboueurs à Santiago, mais aussi, plus rares pour être signalées, quelques grandes compagnies ont fait des grèves deux heures en bloquant les autoroutes, et le syndicat des transporteurs de Coca Cola a fait la grève de 24 heures dans deux régions).

À cela s’ajoute la grève des enseignants, en grève à 80 %, celle les travailleurs du public, à 90 %, ainsi que celle des travailleurs des finances, à 40 %.

Le secteur industriel fut le moins représenté (mais où il y a le moins de correspondants) à part les travailleurs du Pétrole de Valparaíso et l’Union nationale de l’Agro-industrie du grand Santiago.

De quoi suggérer l’existence d’équipes militantes nouvelles et anciennes, dans un pays où faire grève n’est pas un acte courant. D’autre part, cela témoigne sans aucun doute d’une effervescence des discussions (au sein de ces mêmes équipes et aussi entre elles) en amont et en aval des grèves. Les contestataires prennent conscience de leur force.


1er Décembre

La démocratie des riches réprime et assassine

Le 1er décembre, Piñera a fait des déclarations très dures appelant à renforcer le dispositif de répression légale, en avançant le recrutement d’officiers de police (plus 4 000 sur le terrain en supplément et 2 000 dès cette semaine). Le goût de l’épreuve de force ne les a jamais quittés, n’en déplaise aux démocrates soucieux de vendre une paix civile pour trois fois rien. Cette ligne dure est illustrée par plusieurs exemples, histoire de marquer les esprits et d’intimider.

C’est le cas de Dauno Tótoro, dirigeant du Parti des travailleurs révolutionnaires (PTR) : il est poursuivi au nom de lois issues directement de la dictature de Pinochet, appelées lois de Sécurité de l’État, pour avoir appelé, comme des millions d’autres, à la démission du Président. La cour a cassé la première procédure à l’encontre de ce jeune dirigeant révolutionnaire ; le gouvernement en a relancé une autre. Un avertissement destiné aux minorités révolutionnaires.

Viennent ensuite les assassinats. Un jeune tué sur la Plaza de la Dignidad (et de la Rebelión, ajoutent les libertaires), et les street medics qui le réanimaient chargés par les carabiniers. Quelques heures après « l’accord de paix »… C’est aussi l’assassinat atroce d’une artiste de rue, assassinée deux jours après l’état d’urgence, et dont le cas commence à être connu grâce au travail de ses proches et du syndicat des artistes. Elle a été torturée à mort, violée, et pendue aux grilles d’un parc à la vue de tous. Que faisait-elle ? Elle mimait. En silence elle faisait rire petits et grands sur les petites et grandes questions de la vie. Comme les murs le crient : « Elle fermait sa gueule pour ouvrir son cœur ». Daniela Carrasco, un morceau de silence déchiré. Voilà les artistes, les enchanteurs de la vie, prévenus. C’est aussi le cas de l’assassinat de cette journaliste photographe, Albertina Mariana Martínez Burgos, retrouvée morte le 21 novembre, dont on a volé « par le plus grand des hasards » tous les dossiers, archives et reportages en cours. Pour les journalistes aussi, c’est l’avant-goût de la nouvelle Constitution.

La jeunesse toujours aux avant-postes

Ce sont les jeunes qui portent, en ce moment d’indécision, l’essentiel de l’activité sur les campus, les lycées, mais aussi dans les entreprises et les quartiers ; avec tous ces NiNi, comme on les appelle au Chili, ni étudiants, ni travailleurs. Au bout d’un mois d’intense activité militante, ils tiennent bon.

Lors des affrontements avec la police militaire, ils font preuve d’un courage insensé : ils montent sur les véhicules blindés en mouvement pour ouvrir les sas et y lancer des grenades lacrymogènes récupérées. Avec organisation, ils protègent les manifestations en constituant cinq lignes de front : la première reçoit le choc et protège (avec des bidons d’acier coupés en deux en guise de boucliers pour constituer une ligne) ; une seconde est offensive pour riposter avec des frondes et des cocktails Molotov ; la troisième éteint les grenades lacrymogènes, collecte les projectiles, répare les barricades ; la suivante soigne et évacue les blessés ; la dernière ligne distribue de quoi tenir face aux gaz, donne les consignes par mégaphones. Tout ceci s’opère à plusieurs milliers, et sur toutes les grandes villes ! Mais ces jeunes aiguisent aussi les consciences dans des assemblées qui se coordonnent déjà à Valparaíso et qui se réunissent maintenant à Santiago en reliant 34 assemblées de quartier. Ce furent aussi les mobilisations des femmes au cours de la journée contre les violences et féminicides et le désormais fameux slam qui a fait le tour du monde.

Cette détermination a permis aux secteurs du monde du travail de reprendre courage. Un compromis a été obtenu entre les partisans d’une grève illimitée et ceux d’une de 48 heures : trois jours de grève nationale, les 25, 26 et 27 novembre, avec différentes modalités selon les secteurs. La CUT a tardé à donner sa réponse, ses annonces publiques sont confuses et indiquent les fissures entre les directions et la pression de la base. La grève fut conséquente mais ce sont les travailleurs des secteurs publics (santé et éducation) qui ont tenu la rampe, les syndicats du Cuivre restant en retrait et les sections des Unions portuaires de San Antonio (le plus grand port d’exportation) et de Valparaíso n’ont pas coordonné leur actions.


 3 décembre

Autant de raisons de continuer la lutte

Cette dernière semaine de novembre le mouvement a marqué une pause, malgré des manifestations encore importantes mais restreintes aux couches les plus politisées. Les discussions se poursuivent et le nombre des organisations et collectifs opposés à l’opération constitutionnelle, la « cuisine » disent les Chiliens, ne cesse de grandir.

Le gouvernement a lâché cinq milliards de dollars pour éteindre la colère (avec des bons de près de 120 euros par famille), de quoi éponger quelques dettes, mais rien sur le fond et tout le monde en convient. À la veille de l’été austral, cette pause n’est qu’apparente. La bourgeoisie laisse filtrer l’idée de se débarrasser de Piñera. Sa cote de popularité de 4 % ne l’aide pas. Il incarne avec sa famille tout un monde ancien qui fait vomir une société entière : son frère fut le promoteur des retraites privées et des fonds de pensions et conseiller économique de la junte militaire ; son cousin Andrés Chadwick, ancien ministre de l’Intérieur, est menacé de procès pour atteintes aux droits de l’Homme ; et un oncle grand ecclésiastique de l’Église catholique, est accusé de viols sur mineurs. Mais Sebastián Piñera n’aura pas tout perdu : en début de semaine, le 3 décembre, le magazine Forbes a donné le classement annuel des plus riches : Piñera gagne plus de 50 places… le plaçant désormais à la cinquième place des Chiliens les plus riches avec une fortune estimée à 2,8 milliards de dollars. Autant de raisons de continuer la lutte.

Le 6 décembre 2019 , Tristan Katz


À l’heure où nous bouclons cet article, Santiago a connu hier, vendredi 6 décembre, au bout de 50 jours de révolte, une manifestation de 250 000 participants, avec des affrontements très durs. Le ministère de l’Intérieur signale, pour le grand Santiago, 141 attaques organisées contre la police dont 41 commissariats. Ils étaient également des centaines de milliers dans toutes les villes importantes du pays, Valparaíso, Concepción, Antofagasta. Le vote du maintien du système des retraites privées, avec le soutien de la démocratie chrétienne, ne va pas dissiper la colère des travailleurs et des pauvres du Chili.

[1En Équateur, le mouvement initié le 2 octobre suite à des hausses des carburant par le gouvernement de Lenin Moreno a été suivi d’une explosion sociale puis d’un couvre-feu sans précédent depuis la dictature des années 1970. Le parlement de Quito a été pris par les insurgés, le gouvernement a dû fuir sur Guayaquil, cœur économique du pays, avant un accord et une trêve sociale entre le gouvernement et les organisations sociales prétendument radicales.

[2Article de Luis Sepúlveda, dans le Monde diplomatique de décembre 2019, intitulé « Chili, l’oasis asséchée ».

[3El Porteño de Valparaíso et Werken Rojo de Santiago : ces deux collectifs regroupent des militants trotskistes indépendants souvent issus de la Ligue internationale des travailleurs (LIT), des marxistes non affiliés, des syndicalistes implantés dans la ville portuaire et des militants trotskistes du Comité pour une Internationale ouvrière (CIO) – Socialismo Revolucionario, ainsi que de militants issus de scissions de gauche du Parti socialiste présents dans des secteurs syndicaux, très actifs dans la campagne nationale contre les retraites privées, et par ce biais présents dans l’Unidad Social).

[4Que l’on pourrait traduire par « Guépardisme » – Référence au livre de Lampedusa, Le Guépard.

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