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Une mondialisation de la lutte des classes

2019, l’année des ébranlements : Soudan, Algérie, Haïti, Hongkong, Honduras, Kazakhstan, Porto Rico, Égypte, Liban, Chili, Irak, Colombie, Iran… et peut-être la France ?

mardi 10 décembre 2019

Tout au long de l’année 2019, puis avec une accélération à partir d’octobre, on a assisté à un enchaînement impressionnant de révoltes sociales, en fait de véritables affrontements politiques prenant parfois la forme de soulèvements insurrectionnels. Combinés dans certains cas à des grèves nationales massives, ces ripostes sociales ont eu comme moteurs déterminants le prolétariat, en particulier les milieux populaires urbains, avec la jeunesse aux avant-postes. Ces chocs violents essentiellement entre deux classes se sont produits à l’échelle internationale sur différents continents, avec un potentiel contestataire révolutionnaire inédit depuis les printemps arabes de 2011 ; avec des caractéristiques, une force et une détermination, qui ont pris de court les bourgeoisies locales, du moins provisoirement.

Évidemment, à chaque fois le contexte politique (voire géopolitique comme au Moyen-Orient, où le jeu des grands pays impérialistes et les rivalités entre puissances régionales sont également en cause) imprime des caractéristiques spécifiques aux révoltes en cours. Mais cette succession d’explosions sociales présente des traits communs fondamentaux. C’est la nouveauté. En tout cas depuis au moins une décennie.

Il y a seulement un an, en 2018, on en était surtout à constater et craindre la montée des extrêmes droites, dans un contexte marqué par l’explosion des inégalités sociales allant de pair avec une réorganisation de l’appareil productif, un redressement du capitalisme mondial au moyen de ses solutions financières calamiteuses pour les populations, à la crise de 2008-2010. Cette nouvelle phase de la mondialisation a aggravé la polarisation sociale et contribué à une conscience aigüe de ces inégalités chez les exploités. Après tout, Marx en son temps avait déjà montré que si la pauvreté absolue reculait (ce dont aujourd’hui les statisticiens de l’ONU se gargarisent), elle augmentait en termes relatifs.

La propagation de l’onde de révoltes actuelles remonte à un peu plus d’un an. Fin 2018, une vague de manifestations avait secoué l’Europe centrale, puis la France avec les Gilets jaunes. Dans un contexte bien plus dur, ce fut un soulèvement populaire au Soudan en décembre mettant à bas une dictature vieille de trente ans ; puis en Algérie un mouvement qui perdure depuis neuf mois ; en février en Haïti, en mars à Hong Kong, en avril en République tchèque et au Honduras, en juin au Kazakhstan en Asie Centrale, en juillet à Porto Rico ; puis en septembre, les débuts des contestations en Égypte violemment réprimées ; puis une accélération à partir d’octobre avec le Liban, l’Irak, le Chili, l’Iran et la Colombie.

L’ampleur des mobilisations

Au-delà des formes spécifiques de toutes ces contestations, les points communs sont manifestes. D’abord leur ampleur : ces mobilisations impliquent dans une durée inédite des centaines de milliers de nouveaux militants de la lutte, issus pour l’immense majorité du prolétariat au sens large du terme, comme nous le discutons plus loin Dans les cas du Chili, il s’agit de la grève nationale la plus importante depuis 1990, pour la Colombie depuis 1977. Les comptages ont certes été plus difficiles en Haïti, mais les mobilisations ont été massives. Simples exemples.

Les actions engagées, à ce stade initial, par les secteurs en lutte combinent en partie des actions de grève, mais surtout pour la plupart en dehors des sites de production : des occupations de places, des manifestations réprimées avec violence (dont des centaines de tués en Irak et en Iran), des barricades et des assemblées locales, amorces de gestion de quartiers.

Les exigences politiques

Les exigences sociales se radicalisent et deviennent politiques avec les dénonciations catégoriques de la corruption, le rejet des institutions en place comme de leurs soutiens directs ou indirects (partis discrédités, bureaucraties syndicales, clans confessionnels gouvernementaux comme en Irak ou au Liban), la volonté de faire chuter ces différents régimes et les aspirations démocratiques.

La nature sociale des révoltes

Toutes ces aspirations sociales et politiques sont portées par des secteurs majoritaires de la base de la société. Les couches impliquées vont des bidonvilles d’Irak ou de Port-au-Prince, aux centres prolétariens des grandes métropoles de Santiago ou Bogota, et mettent en action de larges couches de la jeunesse ouvrière, y compris un peu partout ces jeunes diplômés au chômage ou précarisés.

Dans la plupart de ces pays, l’essentiel des secteurs actifs (même s’ils sont rejoints dans certains pays par des secteurs ruraux) se trouve dans les zones urbaines.

Et même si, à l’étape présente, ces mobilisations se font pour une large part en dehors des entreprises elles-mêmes, c’est bien la classe ouvrière au sens large, c’est-à-dire le prolétariat, celles et ceux qui n’ont rien que leurs bras, qui, objectivement, impulse cette contestation internationale. Reste le principal problème à venir : nulle part, semble-t-il, cette classe ouvrière en mouvement n’a constitué ses propres structures autonomes de contre-pouvoir pour prendre consciemment la direction politique de ces débuts de révolutions.

Il n’empêche que l’on assiste à une nouvelle phase de la lutte des classes à l’échelle mondiale. Les bourgeoisies en ont pris conscience les premières : la répression, systématique et meurtrière, en est l’illustration la plus claire. Répression massive de Téhéran à La Paz, en passant par Bagdad ou Le Caire. Mais également systématique comme au Chili, à Hongkong ou en Algérie, même si peut-être à ce jour en moindre mesure et même s’il est bien difficile d’établir des degrés. Mais pour l’heure, à part peut-être en Égypte, même la répression la plus terrible n’a pas arrêté la contestation en Irak, ni peut-être en Iran, pas plus qu’au Chili ou en Algérie.

Ensuite, les semblants de mesures sociales, prises en urgence par certains États pour émousser le mouvement, n’ont pas abusé les manifestants. La « paix sociale » n’est pas à l’ordre du jour.

Le discrédit des partis et bureaucraties traditionnels

Une bonne partie de ces mobilisations s’est faite en dehors des organisations syndicales quand elles existaient, et pour la majorité en dehors des partis discrédités. L’autre trait saillant, est que si les structures d’organisation locales existent, par exemple sous la forme d’assemblées sommaires, il n’y a pas de centralisation. Des cabildos chiliens aux assemblées de quartiers ou d’occupations de places comme la place Tahrir à Bagdad, ces espaces de politisation et d’organisation n’atteignent pas la structuration nationale, c’est-à-dire un véritable contre-pouvoir face l’État bourgeois. Pour passer de l’étape de la révolte, même à son haut degré politique actuel quasi spontané, à une alternative révolutionnaire, il faudrait sinon un double pouvoir, du moins des contre-pouvoirs capables de dépasser la gestion locale de la mobilisation (aussi nécessaire soit-elle).

Actualisation de la « Révolution permanente » ?

En ce xxie siècle, c’est directement le système capitaliste (et la bourgeoisie) à son plus haut degré de développement global qui est en cause. Il n’est à l’étape actuelle ni question d’indépendance nationale, ni de révolutions démocratiques bourgeoises en gestation, ni d’alliances de classes. Il s’agit d’un affrontement de classe direct entre la grande bourgeoisie et les classes populaires, c’est–à-dire tout l’éventail du prolétariat.

Cette simplification du problème n’en supprime pas moins les obstacles nombreux au développement révolutionnaire, en particulier celui central de l’autonomie du prolétariat par rapport à toutes les sortes de « corps intermédiaires » (bureaucraties politiques, syndicales, structures réformistes et collaborationnistes en tous genres, y compris ‘démocratiques’) : autant de paravents para-étatiques destinés à encadrer, émousser et éteindre les mouvements de rébellion, qui chercheront le terrain des compromis, des négociations institutionnelles avec les pouvoirs en place. C’est par exemple ce qui se passe actuellement au Chili, avec le changement concerté et institutionnel de la Constitution. Presque un cas d’école, sous forme d’une tentative de sauvetage « démocratique » qui pourrait être répliqué par d’autres bourgeoisies en difficulté.

Assemblée constituante ?

Il est répandu parmi les organisations trotskistes d’appeler, indifféremment de Khartoum à Santiago, et parfois à Barcelone voire Paris, à une assemblée constituante. « Libre et souveraine » pour les uns, révolutionnaire pour les autres. Cette revendication politique (à caractère institutionnel), suggère un programme de démocratie radicale, une étape gouvernementale transitoire, sans caractère de classe déterminé. Dans la mesure où un tel mot d’ordre serait largement repris par les populations mobilisées (ce qui reste à vérifier) comme premier objectif démocratique, il n’y aurait pas de raison, en tant que révolutionnaires, de s’y opposer. En revanche, cette perspective, sans la création et le développement d’instances de contre-pouvoir (tendant vers une prise de pouvoir révolutionnaire), serait un piège déviant le prolétariat de l’action de masse vers l’impasse des élections et vers le retour à l’ordre social habituel.

Et les militants révolutionnaires ?

Dix ans après les printemps arabes, la classe ouvrière dans toute sa diversité est donc à nouveau sur le devant de la scène, cette fois à une échelle mondiale qui devient significative. Avec des improvisations et un courage admirables, avec aussi des tâtonnements, des obstacles, des difficultés à franchir.

Évidemment, il n’existe malheureusement pas de parti révolutionnaire prolétarien (sans parler d’une internationale !) susceptible de donner les perspectives politiques indispensables pour transformer ces débuts de révolutions (c’est bien le mot) en révolutions victorieuses. Mais même en l’absence de ces partis, les possibilités d’intervention spécifiques des militants révolutionnaires (lesquels, répartis dans de multiples groupes ou sans affiliation, existent dans la plupart des pays en question) existent bel et bien.

Car le potentiel de ce réveil mondial est énorme, et il est possible pour les révolutionnaires d’y intervenir à l’avantage des exploités, d’établir un programme social (une sorte de programme d’urgence pour les travailleurs, à adapter selon les conditions locales) ainsi que des perspectives politiques. Tout cela à condition de centrer leurs efforts sur l’auto-organisation des travailleurs, sa coordination et sa centralisation, la constitution de directions du mouvement à partir du mouvement lui-même, l’organisation de la défiance à l’égard de la démocratie parlementaire, la préparation à la défense, y compris sur le terrain militaire, des acquis du mouvement. Cette perspective est loin d’être assurée, mais elle n’est pas une vue de l’esprit. Et c’est aussi dans ce type d’effervescence révolutionnaire que des partis révolutionnaires peuvent naître.

On vient de voir comment la révolte chilienne a contaminé la Colombie. Comment celle d’Irak a contaminé l’Iran… entre autres.

Pour ne prendre que l’exemple de l’Amérique latine, les deux géants encore endormis que sont les prolétariats du Brésil et de l’Argentine pourraient sortir de leur sommeil. Et en Argentine, les militants révolutionnaires sont forts de milliers de militants… Nous assistons à plus qu’un début de propagation mondiale de l’onde de choc social. De quoi se dire que le basculement du monde pourrait devenir plus qu’une hypothèse de travail.

Convergences révolutionnaires, 7 décembre 2019


Post-scriptum

En Algérie, en ce 8 décembre, une vague de grèves sur quatre jours a débuté. Le slogan « 8, 9, 10, 11 : grève générale  » est l’un des plus populaires dans le pays, transmis sur les réseaux sociaux. Après le 42e acte de manifestation du vendredi contre les élections organisées par le système, prévues pour le 12 décembre, un appel à quatre jours de grève générale a été lancé à travers tout le territoire national. Les travailleurs entrent en grève massivement en Kabylie : public, privé, transporteurs et petits commerçants répondent à l’appel. La région est complètement paralysée. Les travailleurs des autres régions rejoignent progressivement la grève. Grandes ou petites, toutes les villes du pays baissent le rideau : l’opération ville morte est enclenchée ! Les travailleurs des bases pétrolières sont aussi de la partie.

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