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L’offensive d’Erdogan contre les Kurdes de Syrie

De trumperies en cynisme complice des grandes puissances, les Kurdes toujours trahis

mardi 29 octobre 2019

À l’heure où nous écrivons (18 octobre), Erdogan peut se réjouir : en accordant une « suspension pour cinq jours » de son opération si mal nommée « Source de paix » , il a obtenu le retrait des quelques sanctions américaines que Trump, lors d’une de ses volte-face, avait décidé, et même les félicitations de ce dernier. Le but de cette trêve est officiellement de permettre aux forces kurdes de se retirer de la « zone de sécurité » large de 32 km, dont l’occupation est le but de guerre de l’armée turque. Cette trêve n’est toujours pas respectée par l’armée turque, mais Trump prétend avoir, par cet accord, épargné « un million de morts ». Selon lui c’est « un grand jour pour la civilisation, […] les USA, la Turquie et les Kurdes ». Et Trump d’expliquer ensuite dans un meeting : « Ce n’était pas conventionnel, ce que j’ai fait. J’ai dit : ils ont besoin de se battre un peu. Comme deux gamins, on les laisse se bagarrer un peu, et puis on les sépare », avant d’ajouter : « Alors ils se sont battus quelques jours, et ça a été plutôt brutal [mais] pas une goutte de sang américain n’a été versée ».

Un tel cynisme, alors que cette offensive a déjà entraîné des centaines de morts et imposé à au moins 300 000 habitants kurdes ou arabes de fuir, est bien sûr à vomir. Mais les actes de Trump se placent néanmoins dans une longue tradition des gouvernements des pays impérialistes : abandonner des peuples après les avoir utilisés pour défendre leurs intérêts de grande puissance. Rappelons que le 8 octobre dernier, veille de l’offensive, Trump assurait que les États-Unis n’abandonnaient pas les Kurdes et qu’ils continuaient de les aider financièrement et de leur fournir des armes : « Nous sommes en train de quitter la Syrie, mais nous n’avons absolument pas abandonné les Kurdes qui sont des gens formidables et de merveilleux combattants ».

Les motivations d’Erdogan

Pourquoi Recep Tayyip Erdogan tient-il tant à cette opération militaire qu’il ose appeler « source de paix » ? Usé par 16 ans de pouvoir, est très affaibli sur le plan intérieur : son parti islamo-conservateur, l’AKP, a perdu les élections municipales, en particulier à Ankara et Istanbul, sur fond d’une crise économique qui a fait fondre le pouvoir d’achat de la population. Alors il mise sur le nationalisme turc pour se refaire une santé politique. Cela marche en partie : au Parlement la majorité des députés de deux des partis d’opposition, le CHP (créé par Mustapha Kemal, fondateur de la Turquie moderne) et İyi Parti (« Bon Parti » créé en 2017 par des kémalistes et des militants d’extrême droite), ont donné leur assentiment à son opération. Seul le HDP (démocrate pro-kurde) a voté contre.

Mais Erdogan ne semble pas pour autant emporter l’adhésion de la population turque, consciente de la manipulation. Par contre il joue sur la peur : beaucoup se taisent, sachant que le prix à payer peut être lourd (des centaines d’intellectuels ont été révoqués et parfois emprisonnés pour avoir signé une pétition contre l’intervention au Kurdistan turc à l’hiver 2015-2016). Dès le 9 octobre, plus de cent personnes ayant critiqué l’opération sur les réseaux sociaux ont été placées en garde à vue et une enquête judiciaire a été ouverte contre un député du CHP ayant tweeté sur « la guerre injuste faite aux Kurdes ».

Plus profondément, depuis la rupture brutale des négociations engagées avec le PKK (parti kurde de Turquie) en 2015, le sud-est de la Turquie est soumis à un régime d’exception. Et la tentative de coup d’État, menée en juillet 2016 par des officiers accusés d’être liés aux islamistes de Fethullah Gülen (ex-comparse d’Erdogan) a été prétexte à des arrestations et des purges tous azimuts.

Par ailleurs, s’il tolère un Kurdistan irakien autonome parce que les dirigeants de celui-ci n’ont cessé de se démarquer du PKK et qu’ils ont l’appui ouvert des États-Unis (pour le moment !), Erdogan ne peut tolérer l’existence d’une zone autonome kurde dirigée par un parti lié au PKK le long de la frontière sud de la Turquie. Lors de l’attaque de Kobané par Daech en septembre 2014, l’armée turque avait d’ailleurs non seulement refusé toute aide aux Kurdes des YPG [1] et YPJ [2] qui tentaient de défendre cette ville frontalière, mais elle avait aussi fermé la frontière et empêché l’arrivée d’aide humanitaire, alors même que des négociations de paix avec le PKK étaient en cours. Seule la présence de militaires américains dans cette zone empêchait Erdogan de lancer son opération. Et Trump ne pouvait pas l’ignorer !

Enfin, Erdogan dit avoir la volonté de reloger une partie des réfugiés syriens dans sa « zone de sécurité » (jusqu’à 2 millions sur les 3,5 millions présents actuellement en Turquie). Pour lui c’est simple : on chasse les habitants puis on les remplace par des réfugiés. C’est déjà ce qu’il a fait dans le canton d’Afrine, occupé par l’armée turque depuis janvier 2018 (avec un véritable nettoyage ethnique des Kurdes de ce canton). Sans guère soulever l’indignation des gouvernements occidentaux. Ce coup-ci il change simplement d’échelle, avec une zone qui s’étendrait au total sur 480 km.

Et dans son offensive, l’armée turque est accompagnée par une milice de 14 000 hommes qui se nomme Armée nationale syrienne (ANS), regroupement de divers groupes arabes islamistes, qui s’est livrée à de nombreuses exactions contre les civils des villes conquises, dans le but de les faire fuir (qu’ils soient kurdes, arabes, chrétiens, musulmans ou yézidis).

Erdogan n’a pas d’états d’âme, lui qui emprisonne depuis des années ses opposants, militants et journalistes, envoie la police et l’armée contre les contestataires, que ce soient des ouvriers, des Kurdes ou les jeunes de la place Taksim. Lui qui contrôle des syndicats à sa botte et brise les grèves, pour le plus grand bonheur de groupes comme Bosch ou Renault qui y ont leurs usines. Lui qui a profité d’une tentative de coup d’État pour révoquer arbitrairement des dizaines de milliers de fonctionnaires, qui révoque les élus pro-kurdes. Lui enfin à qui les dirigeants européens ont attribué le rôle de rempart contre l’arrivée des migrants en Europe (et qui est rétribué par eux pour les retenir en Turquie).

Les Kurdes pris au piège

Les Forces démocratiques Syriennes (FDS), composées en majorité de Kurdes des YPG et YPJ, ont permis, avec l’appui aérien de la « coalition » occidentale (USA, France, Grande-Bretagne), d’écraser Daech, au prix de 11 000 morts (la reprise de Baghouz, dernier fief de Daech s’achève le 24 mars 2019). Mais c’est dès décembre 2018 que Trump annonçait le retrait des quelques milliers de militaires américains dont la présence gênait Erdogan, avant de se rétracter. Puis les États-Unis ont imposé fin août 2019 aux FDS de se retirer de la frontière turque, de démanteler leurs positions sur celle-ci et d’y laisser circuler des patrouilles conjointes américano-turques. L’annonce le 6 octobre par Trump du retrait immédiat des troupes américaines a été un véritable feu vert donné à Erdogan (même si le 7 octobre le commandement américain ne parlait plus que du retrait de 50 à 100 hommes des postes d’observation le long de la frontière).

Après le lancement de l’offensive turque, Trump, loin de la dénoncer, a d’abord appelé Erdogan à « agir de façon rationnelle et humaine » et au Conseil de sécurité de l’ONU les États-Unis ont proposé une déclaration invitant Ankara à « revenir à la diplomatie », mais sans condamner ses frappes et n’exigeant pas de cessez-le-feu. Ce n’est que le 14 octobre que Trump a demandé à Erdogan un cessez-le-feu immédiat et annoncé ensuite des sanctions contre trois ministres turcs, interdits d’entrée aux États-Unis (la belle affaire !), la suspension des négociations commerciales et des droits de douane de 50 % sur l’acier turc. Quant aux gouvernements européens et canadien, il leur a fallu plusieurs jours pour annoncer la suspension de leurs livraisons d’armes « susceptibles d’être utilisées contre les Kurdes » à l’armée turque. Mais les occidentaux ont vite retiré leurs derniers soldats présents en Syrie. Pour comprendre la modération des sanctions européennes il faut avoir en tête que la Turquie est un marché important pour l’Union européenne et que, par exemple, plus de 400 entreprises françaises, dont Renault, Sanofi, Groupama ou Axa, sont présentes dans ce pays ! Et qu’Erdogan est une pièce maîtresse pour bloquer l’arrivée de migrants !

Ainsi les milices FDS sont laissées seules face à la puissante armée turque. Du coup elles ont trouvé un accord avec Bachar Al Assad, le bourreau du peuple syrien, qui prévoit que les troupes syriennes se déploient sur la frontière et bloquent l’avancée des troupes turques. Grâce à cette offensive turque, Assad espère reprendre rapidement le contrôle de quasiment toute la Syrie.

Le jeu de Poutine

Actuellement la puissance qui semble la grande gagnante est la Russie de Poutine, qui a su garder des liens avec Erdogan, tout en étant le protecteur d’Assad et en se posant maintenant en arbitre entre Kurdes, régime syrien et Turquie, avec une invitation d’Erdogan à Moscou dans les prochains jours pour « prévenir un conflit entre les unités turques et syriennes ». À Manbij en 2018, des troupes russes s’étaient déjà interposées entre milices kurdes et troupes turques et Erdogan avait dû renoncer. Maintenant que les Kurdes ont laissé la place dans cette ville à l’armée syrienne, Poutine a fait savoir que des affrontements entre les armées turques et syriennes seraient « inacceptables » : Erdogan a obtempéré et stoppé l’avancée vers cette ville stratégique.

Les bons rapports de Poutine avec les autorités iraniennes (alliées de poids du régime syrien) et en même temps avec les dirigeants israéliens complètent la panoplie de Poutine.

Cela sur fond d’un désengagement américain de la région, maintenant que le danger « Daech » semble s’éloigner. Les dirigeants européens peuvent, quant à eux, tout au plus regretter les choix de Trump en insistant sur le risque d’une résurgence de Daech.

Mais, comptant sur Erdogan pour enfermer dans des camps tous ceux qui fuient la guerre de Syrie et tentent de gagner les pays riches d’Europe occidentale, comment pourraient-ils refuser demain au dictateur de Turquie d’installer ses camps dans la bande frontière du nord de la Syrie, comme il compte le faire ?

Côté grandes puissances, quelques inquiétudes

S’il y a une chose qui réunit les dirigeants des grandes puissances, c’est la crainte que les 12 000 combattants islamistes prisonniers des Kurdes se retrouvent dehors. Crainte d’autant plus justifiée que les bombardements turcs ont visé plusieurs des prisons où étaient détenus ces djihadistes. C’est ce qui a motivé le voyage du ministre Le Drian le 17 octobre en Irak, où il souhaitait négocier un accord sur le transfert de ces prisonniers en Irak (avec un échec à la clé, l’Irak ne voulant pas devenir un « dépotoir » à djihadistes et n’acceptant de récupérer que les djihadistes irakiens). Quant à Poutine il ne cesse de faire pression sur Erdogan pour éviter le scénario catastrophe. Seul Trump semble parfois minimiser le risque. Or par ailleurs le réveil de cellules dormantes de Daech profitant de l’affaiblissement des FDS semble se confirmer : dans une ville encore tenue par les FDS, un attentat à la voiture piégée a eu lieu.

On peut donc dire qu’Erdogan a rallumé le feu qui ravage le Moyen-Orient depuis l’intervention américaine en Irak en 2003. Mais on peut surtout constater qu’une fois de plus une grande puissance a trahi des alliés qui lui avaient rendu de grands services (cette fois-ci ce sont les Kurdes de Syrie qui sont trahis par la « coalition », après avoir bien contribué à lutter contre Daech). 

L’autonomie acquise par les Kurdes de Syrie aura duré cinq ans

L’organisation politique mise en plan au Rojava par les Kurdes a été parée de beaucoup de vertus par de nombreux militants. S’il est indéniable qu’elle a donné aux femmes une place inédite au Moyen-Orient (et sans doute même dans bien des pays occidentaux), si une politique pour harmoniser les rapports entre les nombreuses communautés présentes dans cette région (Kurdes, arabes et Turkmènes, musulmans, yésidis, chrétiens…) semble avoir été menée (même si les YPG ont déplacé des populations arabes ! [3]), cela n’a pas pu empêcher le Rojava de rester un pion sur l’échiquier du Moyen-Orient.

Une fois de plus, les Kurdes ont été trahis. Mais les dirigeants du PYD (dont les YPG et les YPJ sont le bras armé), en refusant de rallier ceux qui en 2011 ont contesté le pouvoir de Bachar Al Assad et subi une répression sanglante, en préférant imposer aux Kurdes de rester à l’abri de la guerre menée contre son peuple par le dictateur syrien, n’ont pas offert aux habitants du Rojava une perspective crédible, en se faisant les otages de fait d’Assad. Et même si l’irruption de Daech en 2014 a changé pour quelques années la donne, le Rojava se retrouve aujourd’hui comme auparavant entre le marteau de l’armée turque et l’enclume de celle d’Assad.

Pour les peuples kurdes de Turquie, de Syrie, d’Irak et d’Iran, la seule voie d’émancipation est la lutte pour un Moyen-Orient multiculturel mais surtout socialiste, aux côtés des peuples turcs, turkmènes, arabes, persans…, en alliance avec toutes les victimes du système capitaliste.

18 octobre 2019, Félix Rolin


[1Les YPG : « Unités de protection du peuple », branche armée du PYD, « Parti de l’union démocratique » des Kurdes de Syrie.

[2Les YPJ : « Unités de défense de la femme » – l’organisation militaire kurde composée exclusivement de femmes.

[3Plusieurs rapports l’attestent (Amnesty international, Human Rights Watch, ainsi que des alliés du PYD).

Mots-clés Kurdes , Monde , Turquie , USA
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