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SNCF

Les cheminots sous pression

samedi 15 juin 2019

Le jour de l’ouverture du procès de France Télécom, un agent SNCF ingénieur à Saint-Denis s’est suicidé en se jetant sous un train en gare. Il avait pris soin de laisser son « pass carmillon », le badge des cheminots, bien en évidence sur le quai. Difficile de ne pas faire le parallèle entre l’ex-société des télécommunications et la situation actuelle à la SNCF : une grande entreprise publique que l’État veut restructurer de fond en comble dans le cadre de l’ouverture du secteur à la concurrence, des gains de productivité réclamés à tous les étages, des changements brutaux dans le contenu des métiers et de l’organisation du travail, avec des méthodes non moins brutales pour tenter de les faire accepter.

Mêmes causes, mêmes conséquences : le nombre de suicides d’agents SNCF est dénoncé par les organisations syndicales comme étant en augmentation constante depuis 10 ans. La direction a trouvé dans l’effet Werther (le fait que la médiatisation d’un suicide ou d’une vague de suicides pourrait potentiellement en déclencher d’autres) son prétexte à refuser toute communication sur le sujet comme à donner des chiffres aux organisations syndicales. Elle reconnait seulement deux suicides en 2016 et deux en 2017, puisqu’ils ont été qualifiés en accidents du travail (une exception). Aucun en 2018. Seul chiffre précis, en 2017, la CGT avait recensé 57 suicides de cheminots sur les voies, dans les gares ou les bureaux de l’entreprise. Chez France Télécom, le scandale avait éclaté après 60 suicides entre 2006 et 2009.

Restructurations à marche forcée

Le sous-effectif est la première source de difficultés et de stress. Même si la SNCF se vante de recruter (1 500 cette année), les arrivées sont loin de compenser les départs. La direction supprime 2 000 postes par an et voudrait encore accélérer la cadence dans les années à venir. Pourtant ni le nombre de trains en circulation, ni leur fréquentation ne baissent. Le travail s’intensifie, les restructurations se multiplient. Quand elles ne touchent pas ou peu à l’organisation du travail, elles préparent administrativement l’ouverture à la concurrence en rattachant progressivement les cheminots à des réseaux régionaux (TER ou Transilien) ou grandes lignes, à une seule ligne ou groupe de lignes, anticipant une future vente à la découpe. Dans cette gestion par lignes voire par chantiers (liés aux métiers), le sens général de la profession ou de l’appartenance à une communauté qui fait rouler des trains se perd peu à peu. C’est le règne des graphiques et des camemberts. Tout doit être quantifié, chaque minute de retard sur un train doit se justifier et être imputé à tel ou tel service – ce qui est une aberration en soi tant les différents services sont interdépendants. Et très dépendants du fait que la direction ne met pas les moyens pour que le travail se fasse dans des conditions correctes.

Des activités auparavant dévolues aux agents SNCF sont sous-traitées depuis plusieurs années : ainsi une partie des cheminots SNCF affectés à l’entretien des voies sont devenus des surveillants de travaux d’agents de sociétés privées qui les réalisent dans des conditions dégradées.

Au gré des suppressions de postes, les Espaces Initiatives Mobilités (EIM), sorte de Pôle Emploi interne, se remplissent. Près de 5 000 cheminots y sont aujourd’hui en attente de postes. Le rapport Spinetta, prélude à la réforme du ferroviaire du printemps 2018, préconisait de trouver des moyens de vider ces espaces, avec par exemple des plans de départs volontaires. De fait, la direction accentue la pression pour que les cheminots en attente de reclassement acceptent le premier poste venu sous peine de licenciement. Et on assiste aujourd’hui à un genre de vague de démissions liées à l’écœurement, à un genre de sauve-qui-peut.

Le même genre de pressions s’exerce sur les agents déclarés inaptes à leurs postes pour raisons médicales ainsi que sur les travailleurs handicapés. Le message est clair... et contraire au droit du travail : ce ne serait plus à l’entreprise d’adapter ses postes aux agents ayant des restrictions médicales, ce serait à eux de s’adapter sous peine de partir. Une manière de contourner la garantie de l’emploi prévue dans le statut auquel 90 % des 145 000 cheminots SNCF sont soumis.

Pluie de sanctions

Dans pareil contexte, la direction tente d’intimider les cheminots en multipliant les procédures disciplinaires, y compris contre des militants syndicaux encore mandatés avec pour objectif de les licencier. Jean-Michel, Rénald, Fouad, Linda, Éric, Yannick, Kevin, militants SUD ou CGT, parfois CFDT, la liste s’allonge : les grands chefs de l’entreprise, responsables de la catastrophe ferroviaire meurtrière de Brétigny, ont visiblement donné des consignes pour monter des procédures disciplinaires arbitraires, à tout bout de champ.

Fouad a été licencié hors de toute procédure légale sur simple « avis d’incompatibilité » administratif édité par le ministère de l’Intérieur dans l’arbitraire le plus total. Éric est menacé de radiation pour s’être ironiquement mis à genoux devant ses chefs. La ministre du travail, Murielle Pénicaud, vient d’autoriser le licenciement de Yannick, accusé d’entrave aux circulations car il a signalé la présence d’individus sur les voies pendant la manifestation du 1er mai 2018 à Rennes – individus qui se sont avérés être des flics. Rénald est en conseil de discipline pour vol… de vieilles traverses usagées qu’il a déplacées lors d’une tournée CHSCT ! Et Linda aurait eu le malheur de ne pas engager la procédure « colis suspect » et de prendre en charge elle-même un sac qu’un gosse qu’elle connaît avait oublié dans la gare.

Chaque fois des mobilisations têtues mais éprouvantes

La riposte à cette répression s’effectue pour l’instant gare par gare, voire chantier par chantier. Les directions syndicales nationales laissent la plupart du temps les syndicats locaux se débrouiller chacun dans son coin, chacun défendant les adhérents de sa boutique. À ce jour, pas même de recensement des procédures en cours au niveau national !

Toutes et tous, dans le milieu militant ouvrier, savent combien il peut être difficile de mobiliser contre les sanctions : il s’agit d’abord de convaincre que ces attaques contre des syndicalistes sont en réalité des attaques contre tous les travailleurs, mais aussi de ne pas instiller la peur – ce que cherche à répandre la direction avec des accusations farfelues, mensongères voire diffamatoires.

Les réactions montrent pourtant que les cheminots ne sont pas prêts à se laisser faire – pour peu qu’ils soient véritablement informés et qu’ils sentent une impulsion militante. Ainsi, trois rassemblements réussis, organisés localement par ses camarades de la CGT Austerlitz, ont ponctué les recours en justice de Fouad ; deux manifestations de plusieurs centaines de cheminots de Paris Saint-Lazare ont permis de dénoncer la procédure de licenciement en cours contre Éric ; le 7 juin prochain c’est pour Yannick que des cheminots se rassembleront devant le siège à Saint-Denis et le 19 juin pour Rénald à la Défense… Chaque fois aussi, des cheminots d’autres gares se sont joints aux protestations.

L’ambiance générale peut sembler atone depuis quelques mois. Lendemains de la longue grève de l’an dernier, face à laquelle la direction n’a rien cédé et contre-coups de ce passage en force de la réforme ferroviaire au printemps 2018 ? Big-bang syndical de la mise en place des CSE dont le but était de voir s’effondrer le nombre de délégués et cadres d’activité syndicaux légaux ? Coups durement ressentis de toutes ces réorganisations et dislocations, dont la direction de la SNCF sait qu’elles peuvent conduire à cette explosion qu’elle cherche à prévenir par la répression ? Car précisément, cela n’empêche pas la colère et les mouvements revendicatifs, les coups de chaud allant jusqu’à la grève qui sont de fait très nombreux même si très locaux.

La journée de manifestation nationale du 4 juin, même si elle est prévue sans lendemain immédiat par les directions syndicales qui y appellent, s’annonce comme un succès – expression collective de tous les mécontentements. Malgré les pressions managériales agressives et les sanctions, les revendications des cheminotes et cheminots restent au premier plan : des embauches, des rythmes de travail plus humains, l’augmentation des salaires. Le meilleur moyen de faire reculer la répression et la « souffrance au travail » reste de passer à l’offensive. Toutes et tous en sont convaincus.

31 mai 2019, Frédéric Rouvier

Mots-clés Entreprises , SNCF
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