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Vous avez dit : ‘sauvegarde du patrimoine historique’ ?

mardi 14 mai 2019

L’incendie de Notre-Dame a fait resurgir l’épineuse question de la sauvegarde du patrimoine historique. Cette notion est récente. Elle date de la Révolution française.

Auparavant, les classes dominantes avaient une approche purement réaliste vis-à-vis des richesses du passé. Les temps étaient à l’efficacité immédiate. Tailler des blocs de pierre nécessitait de grands efforts. La grande mosquée de Cordoue, au huitième siècle, fut donc édifiée avec des colonnes récupérées sur les temples chrétiens Wisigoths. Les Papes de la Renaissance utilisèrent sans vergogne l’amphithéâtre romain du Colisée comme carrière afin de récupérer du matériel de construction pour édifier Saint-Pierre de Rome. Il fallut un Charles Quint, indigné par l’attitude du clergé espagnol édifiant une cathédrale gothique au centre de la même mosquée de Cordoue, pour protester : « vous êtes en train de construire un édifice qu’on voit partout en détruisant une merveille qu’on ne voit nulle part ». Pour le reste, on détruisait sans états d’âme afin de faire du neuf.

Quant aux richesses mobilières, tableaux, objets de prix, elles changeaient de lieu et de propriétaire au fil du commerce et des pillages.

1789. Quand le canon tonne, les muses se taisent

Assurément, la prise de la Bastille le 14 juillet et la destruction pierre par pierre de cette forteresse par le petit peuple de Paris allié aux milices de la petite bourgeoisie, n’allait pas dans le sens de la conservation du patrimoine.

Pas plus qu’en août 1789 la « Grande peur » d’un complot aristocratique, qui propulsa le peuple des campagnes contre les demeures des nobles, en brûlant un bon nombre. Mouvement qui aboutit à l’abolition des droits seigneuriaux.

L’Église, premier propriétaire foncier et immobilier du pays, était considérée, par les révolutionnaires comme un ennemi à abattre. « Écrasons l’infâme » avait écrit Voltaire. Le nombre d’églises, dans l’île de la cité à Paris, passa de dix-sept à deux et il n’y resta que Notre-Dame et la Sainte Chapelle.

L’effervescence révolutionnaire entraîna des déprédations symboliques, comme la décapitation des statues des rois de France [1] sur la façade de Notre-Dame.

Par nécessité de guerre révolutionnaire, les toitures en plomb des édifices religieux furent fondues pour en faire des balles de fusil, les livrant ainsi aux intempéries.

Mais c’est surtout la soif de profits immédiats de la bourgeoisie naissante qui fut ravageuse. La vente des biens nationaux du clergé fut l’occasion d’une vaste braderie à son profit. Des dizaines d’abbayes cisterciennes servirent de carrières. La splendide tour Saint-Jacques en plein centre de Paris en témoigne. Elle est le vestige de l’ancienne église Saint-Jacques de la Boucherie, démontée et vendue pierre à pierre par un entrepreneur.

La révolution populaire n’était pas responsable de ces destructions massives, l’avidité de la bourgeoisie montante, oui.

Le patrimoine : contradictions révolutionnaires

La Révolution française transféra les biens de la royauté et de la noblesse aux mains de la Nation. Jusqu’à la Révolution le patrimoine c’était l’héritage, familial, nobiliaire ou bourgeois. Avec la nationalisation des biens du clergé apparut la notion de bien collectif, de patrimoine national. Quel en serait l’usage ?

Dès le mois d’août 1794, l’abbé Grégoire, un député révolutionnaire, s’opposa à la grande braderie, au « vandalisme » selon ses dires, et avança la notion de protection du patrimoine. L’Assemblée entérina cette vision et considéra en novembre 1794 que « les œuvres d’art, les monuments, les palais, ayant appartenu à l’Église et à la noblesse, sont devenus propriété de l’ensemble des citoyens. »… et devaient, en conséquence, être protégés au nom de l’intérêt public.

L’heure était aux inventaires de châteaux, tableaux, livres, devenus propriété du peuple.

La Monarchie de juillet et Victor Hugo

La Monarchie de juillet, sous Louis-Philippe, ne revint pas sur la nationalisation des biens de l’Église et donc la notion de patrimoine national. Mais elle s’efforça d’effacer le souvenir de la révolution de 1789. Elle renoua donc avec un passé historique plus lointain, à savoir celui du Moyen Âge gothique qui, avec le romantisme devint la clé de l’identité nationale. Un courant en opposition avec les humanistes de la Renaissance qui vilipendaient le « style sarrasin » du gothique ou avec les rationalistes du Mouvement des lumières du XVIIIe siècle qui avaient le Moyen Âge en aversion, au point que les chanoines « supprimaient les animaux fantastiques des tours, détruisaient les vitraux du XIIe et XIIIe siècle et les remplaçaient par des verres blancs » (cité par Ursula Gautier, dans le Nouvel Obs du 18-21 avril).

Le roman « Notre-Dame de Paris », de Victor Hugo, et les efforts de celui-ci pour la sauvegarde du patrimoine, témoignent de cette aspiration romantique en faveur des splendeurs du Moyen Âge gothique.

La sauvegarde du patrimoine passé, s’inscrivant dans un mouvement de mémoire nationale et d’embellissement du pays, entraîna l’apparition au milieu du xixe siècle d’une administration gestionnaire du patrimoine, chargée de préserver des joyaux de la nation. Elle impliqua toute une politique d’inventaire, de restauration à l’aide du budget de l’État.

L’œuvre de restauration, l’édification de la nouvelle flèche de Notre-Dame de Paris, achevée en 1859, conçue par l’architecte Viollet-le-Duc, réinventant le gothique, puis les reconstructions médiévales de Pierrefonds, de la cité de Carcassonne entre autres, marquent une étape décisive de l’action concertée de l’État, pour inventorier, restaurer et maintenir en état le patrimoine.

Napoléon III : l’ordre et la santé publique au détriment du patrimoine

Dans les villes, l’équilibre était difficile à trouver entre expansion urbaine et conservation des monuments.

Sous Napoléon III, Haussmann, lancé dans une gigantesque opération de rénovation, ne se contenta pas d’expulser des dizaines de milliers d’ouvriers de l’ouest parisien, les repoussant dans les faubourgs. Le tracé des grands boulevards et des grandes avenues s’accompagna d’un « vandalisme patrimonial » sans précédent dans la capitale. Mais c’était au profit d’un nouveau patrimoine urbain, comme en témoignent l’Avenue des Champs-Élysées ou l’édification de l’Opéra. La bourgeoisie montante de chaque nation, en concurrence avec les autres bourgeoisies, avait à cœur d’en finir avec l’insalubrité, d’embellir les beaux quartiers pour étaler sa magnificence, une tradition remontant aux villes italiennes de la Renaissance.

Pourtant, même pour sauver des monuments prestigieux, la bourgeoisie française mit difficilement la main à la poche. Il fallut 40 ans d’efforts, avec l’appui de la fondation américaine Rockefeller, pour que fût restaurée la cathédrale de Reims endommagée par les bombardements allemands de la guerre de 1914.

Cela étant, la politique conservatoire entraîna la multiplication du nombre de musées et de fondations organisant expositions et événements, qui avec le développement du tourisme de masse des années 1960 et la mondialisation devinrent de véritables machines à cash.

Par contre, le patrimoine « non rentable » mendie toujours des subventions. Cette situation perdure comme en témoignent les efforts de Stéphane Bern, obligé de faire un tintamarre médiatique pour obtenir quelques fonds nécessaires à la restauration de châteaux et de petits villages de France.

Et en Angleterre ?

Le roi Henri VIII, lorsqu’il fonda l’Église anglicane en 1538, confisqua au profit de la Couronne les biens de l’Église catholique romaine et en particulier les couvents et redistribua leurs biens aux aristocrates anglicans. Mais la nature sociale du royaume ne fut pas modifiée.

La révolution bourgeoise de Cromwell, un siècle plus tard, fut une révolution inachevée. Elle aboutit à un compromis politique entre la bourgeoisie et l’aristocratie lors de la restauration des Stuarts. Il n’y eut pas de confiscation de châteaux ni de sécularisation au profit de l’État de biens du clergé comme en France.

Le patrimoine historique du pays était moins vaste qu’en France, en particulier celui d’avant la Renaissance, mais surtout, au XVIIIe et XIXe siècle, les possesseurs de châteaux et d’églises, aristocrates ou bourgeois enrichis, eurent à cœur de reconstruire des bâtiments médiévaux, de bien entretenir et rénover le patrimoine anglais, et, dès l’aube du xxe siècle, de l’ouvrir au tourisme naissant. Les bâtiments historiques furent classés et confiés à des donations privées, en particulier la National Trust, à but non lucratif, qui, grâce aux cotisations de son million de membres, entretient 200 bâtiments prestigieux ouverts au public et s’emploie à rénover des quartiers entiers comme celui de Covent Garden à Londres.

Ce système a été complété en 1993, malgré l’opposition de Thatcher, par la création d’une loterie nationale, bien plus généreuse qu’en France, qui assure, grâce à la redistribution de 50 % du prix des billets, un financement du patrimoine rapportant 400 millions d’euros, au travers de Camelot, une entreprise privée américaine, qui a effectué les modernisations de la Tate Gallery, du National History Museum, la réparation des grandes cathédrales et la mise en place de la gratuité d’entrée dans des musées comme le British Museum. Mais comme l’a noté The Economist, « la loterie n’est qu’une forme de redistribution aux riches. » [2]

Comme en France, la restauration ne touche qu’une partie des monuments classés.

Quand adviennent de grands sinistres, la rénovation doit être mise en œuvre par le secteur privé. Lors de l’incendie du château de Windsor en 1992, le coût de la restauration (il fallut le travail de 5000 artisans pour reconstruire à l’identique en cinq ans) se monta à environ 100 millions d’euros qui furent couverts à 70 % par la Reine, bien que le bâtiment fût propriété publique et non royale.

Les monuments des petites villes et villages sont les grands perdants de cette politique.

Aux États-Unis

En Amérique, après la guerre d’Indépendance, et surtout après la guerre de Sécession, l’aristocratie, en particulier celle du Sud cotonnier, perdit son pouvoir politique. Le patrimoine, plus récent et moins étoffé que celui de l’Angleterre, fut abandonné aux lois du marché, une tendance rapidement contrée par la volonté de préserver une mémoire nationale.

Le système des « fonds tournants » fut le fondement de cette activité. Les propriétés sont achetées avec l’argent des particuliers, réparées puis vendues. Les bénéfices des ventes sont remis en caisse pour acheter d’autres propriétés. Grâce à ce système, la communauté remplace les petits spéculateurs, récolte de l’argent et le fait fructifier grâce à la réhabilitation de ces biens. Un avenir relatif est garanti pour les joyaux du passé. Relatif car les collections des musées, par exemple, peuvent être vendues pour combler le déficit des finances urbaines, car elles ne sont pas inaliénables.

La mondialisation des dégâts

Au cours des dernières décennies on a assisté à une dégradation accélérée du patrimoine historique mondial de l’humanité, affecté par les calamités naturelles et les convulsions meurtrières du système de domination politique de la bourgeoisie.

Les destructions volontaires du patrimoine ne datent pas d’hier.

Le sac du Palais d’Été, près de Pékin, sa destruction et son pillage, le 18 octobre 1860, lors de la 2e guerre de l’opium, par le corps expéditionnaire envoyé par la Grande-Bretagne et la France de Napoléon III, en témoigne.

Les guerres du XXe siècle ont accumulé les victimes humaines mais tout autant des destructions massives du patrimoine historique. Au Yémen, aujourd’hui même, la ville de Sanaa, aux 103 mosquées du XIe siècle, croule sous les bombes.

La révolution culturelle de Mao en 1966 s’est traduite au Tibet par la destruction des temples lamaïstes. En 1980, il n’en reste qu’une dizaine sur un millier 15 ans auparavant.

Lors des dernières décennies, les intégristes musulmans ont à leur actif, en 2001, la destruction des bouddhas géants de Bamiyan, du site archéologique de Nimrod en Avril 2015, du temple de Baalshamin à Palmyre en août 2015, de l’antique cité de Mari en mars 2018, qui sont irrémédiablement perdus.

Restaurer le patrimoine historique ?

Par nature, la bourgeoisie n’a pas vocation à l’entretien et à la défense de l’héritage culturel et artistique du passé, mais à faire du profit et à consolider sa domination politique.

Parfois les chemins de la restauration et du profit se croisent. Pour garantir des profits futurs, la bourgeoisie française n’a pas hésité à investir 450 millions d’euros dans la restauration du Grand Palais, alors que les églises parisiennes tombent en ruine, et que le budget d’ensemble qui leur est affecté est de 60 millions d’euros seulement.

La bourgeoisie vénitienne, pour vivre sa culture et témoigner de sa grandeur, a reconstruit à plusieurs reprises l’opéra de la Fenice en proie à de multiples incendies.

La tendance lourde en France est au désengagement de l’État qui vend à l’encan, chaque fois qu’il le peut, les bijoux de famille de la République pour remplir les caisses du gouvernement. Le prestigieux hôtel de la Marine, sur la place de la Concorde, à Paris, n’a échappé que de justesse à son abandon à un marchand hôtelier. Avec la loi Elan, Macron, tente d’organiser la braderie du patrimoine. Elle met scandaleusement en question l’inaliénabilité des collections du domaine public pour les vendre et les disperser.

Un ruissellement tombé du ciel

La loi d’exception présentée fin avril 2019, sous prétexte d’accélérer et de faciliter la restauration de Notre Dame, compte outrepasser des procédures administratives de conception et de réalisation des travaux qui ont fait leurs preuves depuis 200 ans. L’établissement public qui doit être créé pourra s’affranchir des règles de rénovation mais aussi d’attribution des marchés publics. Cela signifie qu’il pourra déverser à sa guise la manne des donateurs dans les poches des Vinci et Cie. Après la privatisation du patrimoine, la privatisation des donations pour sauver le patrimoine !

L’usure du temps est inexorable et, sans efforts d’entretien et de restauration, ses effets sont bien plus massifs et destructeurs que les calamités du moment. Difficile de sauver de la dégradation les 45 000 églises de France !

La lutte est âpre pour la sauvegarde.

Venise est menacée par la montée des eaux. Mais des milliards sont engloutis par la corruption ou des options favorisant les intérêts des multinationales. Alors Venise sombre et Pompei se délite, victime des minuscules crédits engagés.

Restaurer entraîne des choix de culture et de société. Cela implique d’opter, de graduer, entre conservation du passé et innovations de la modernité. On ne construit pas sur rien. Il ne s’agit pas de tourner le dos au patrimoine historique ni de le béatifier, ni de nier la culture bourgeoise mais, pour paraphraser Trotski (Littérature et révolution – 1924), d’effacer l’ombre de la bourgeoisie sur la culture humaine, afin de créer les conditions de l’éclosion d’une nouvelle culture. C’est une question de choix. Mais ces choix, on ne peut les laisser aux mains égoïstes de la bourgeoisie dont les intérêts tournent radicalement le dos aux intérêts généraux de la communauté humaine. 

Gil Lannou


Pour en savoir plus


[1En fait, il s’agissait des 28 statues représentant selon le Bible 28 générations de rois de Juda, ancêtres de Marie, les révolutionnaires pensant qu’il s’agissait des Rois de France. Quant à la flèche d’origine, construite au XIIIe siècle, dégradée au point de menacer de s’effondrer, elle fut démontée de 1786 à 1792, après plus de cinq siècles d’existence. La cathédrale resta sans flèche jusqu’à sa restauration dirigée par Viollet-le-Duc, commencée en 1843, selon l’idée qu’il se faisait de l’architecture du Moyen Age. 

[2Cité par Libération du 13 février 1995. « …. Dans un réquisitoire caustique publié quinze jours avant le premier tirage en novembre dernier, l’hebdomadaire londonien prédit que ce jeu « ramassera l’argent des pauvres pour divertir les riches ».

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