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Projet Fillon sur l’école : Remplacer les profs de musique par des profs de physique, c’est du pipeau !

vendredi 14 janvier 2005

François Fillon, ex-ministre des « affaires » dites « sociales » qui s’en est pris aux retraites en 2003, passe cette fois à l’attaque contre l’école, en tant que ministre de l’Education nationale. Son projet de « Loi d’orientation sur l’Ecole » a été adopté en conseil des ministres le 12 janvier, avant un débat au parlement, et devrait remplacer la loi de programmation scolaire de Jospin, datant de 1989. Fillon se flatte, à nouveau, d’avoir longuement mûri la question, agi en concertation avec les enseignants, élèves, parents, syndicats, etc, dans un grand « débat national sur l’avenir de l’école », d’où était sorti à la mi-octobre un « rapport Thélot », du nom du sous-fifre chargé d’organiser et de synthétiser les propos tenus lors de ce débat.

Ledit rapport, qui contenait par exemple l’idée que les enseignants pourraient bien faire un bon paquet d’heures supplémentaires par semaine pour remplacer un collègue absent, même d’une autre discipline, a servi de sonde pour tester les réactions. Plutôt émotives. Le projet en rabat donc, un peu. Mais l’esprit reste. Derrière l’ambition affirmée d’une « école de demain » qui assurerait « la réussite de tous les élèves », derrière les envolées en faveur d’« une école plus juste, plus efficace, plus ouverte », les 14 propositions de Fillon visent surtout à réduire les budgets pour l’école, c’est-à-dire à en faire payer le plus lourdement la note aux élèves et établissements les plus pauvres. On se gargarise de phrases en faveur de la « mixité sociale », mais on renforce la ségrégation.

Moins d’enseignants

Dans le préambule à ses propositions, Fillon parle « gros sous ». Le budget de l’Education nationale serait dispendieux pour l’Etat (23 % de son budget, nous dit-il). Il serait en constante augmentation depuis 20 ans. La France dépenserait davantage que la moyenne des pays industrialisés (moins que certains, donc ?). Mais parallèlement à ce coût prétendu exorbitant, le rendement serait stagnant depuis 1995. 20 % d’une classe d’âge sortiraient du système scolaire sans diplôme. 20 % prendraient dès l’entrée en sixième un retard non rattrapable. Etc. Il faudrait donc cesser de jeter de l’argent par les fenêtres.

Faire des économies, c’est le maître mot. Et les idées ne manquent pas pour y parvenir.

D’une part (hors réforme à venir et déjà appliqué), s’attaquer aux salaires. Sans remonter plus loin dans le passé, l’ensemble des personnels (comme tous les fonctionnaires) a perdu près de 5 % de pouvoir d’achat depuis 2000, soit l’équivalent d’un mois et demi de salaire.

D’autre part, s’attaquer aux effectifs. Les annonces du ministère pour la rentrée 2005 sont éclairantes. Dans le premier degré (écoles élémentaires), il devrait y avoir 45 000 élèves de plus, et le gouvernement prévoit la création de 700 postes supplémentaires. Dans le second degré (collèges et lycées), il devrait y avoir 42 500 élèves en moins (notamment au collège), et le gouvernement prévoit la suppression de 5450 postes (3350 emplois de titulaires et 2100 emplois de contractuels). La dissymétrie est flagrante (d’autant que les syndicats avancent le nombre d’environ 7500 emplois manquants dans le secondaire). Mais à vrai dire, si l’on voulait vraiment permettre aux enfants, à tous les enfants, d’apprendre, il faudrait qu’ils ne soient pas plus de 10 avec un enseignant. Quand on sait que la population scolaire se montre grosso modo à 15 millions de têtes (blondes ou brunes), cela veut dire 1,5 million d’enseignants, alors qu’ils sont un peu moins du million aujourd’hui. Cela coûterait cher ? Mais la tâche et le sacrifice en vaudraient la chandelle. Au lieu de cela, l’avenir s’assombrit : d’ici 2012, les effectifs enseignants devraient être renouvelés pour près de la moitié, car 42 % partent à la retraite, mais aucun engagement officiel n’est pris sur les embauches !

Economies, au contraire.

Pas étonnant que Fillon, en tête de ses mesures phares, ait placé la réquisition possible des professeurs pour remplacer au pied levé leurs collègues absents. A raison de deux heures supplémentaires obligatoires par semaine (au lieu d’une, fixée pour l’année, actuellement). Mais Fillon précise : « Pour que les absences de courte durée soient effectivement remplacées, chaque enseignant devra pouvoir accomplir, en plus de son service actuel, jusqu’à 72 heures dans une année scolaire. » Est-ce à dire, annualisation des heures supplémentaires oblige, dans l’éducation nationale à l’instar du privé, qu’un enseignant pourrait être amené à faire bien plus que 2 heures obligatoires de plus par semaine ? Car sinon, comment remplacer un autre enseignant, chargé en moyenne de 18 heures de cours par semaine et généralement de plus de 2 heures avec une classe ? Fillon voudrait pouvoir imposer aux enseignants une surcharge importante de cours, à la discrétion du chef d’établissement, plutôt que d’embaucher le volant nécessaire de remplaçants de courte durée. Cette catégorie d’enseignants existait mais elle a pratiquement disparu depuis plusieurs années (sauf dans quelques matières), du fait de leur affectation à des postes sur l’année. Les établissements vont-ils faire appel à des enseignants de n’importe quelle matière pour en remplacer d’autres, ce qui reviendra à faire de la garderie ? Et Fillon fait le malin. Démagogie à l’égard d’une partie du grand public encline à penser que les enseignants travailleraient deux fois moins que les autres salariés. Bassesse à l’égard des enseignants eux-mêmes que le ministre espère sensibles à la majoration à 25 % (au lieu de 15 % actuellement) de ces heures supplémentaires.

Ces économies en postes d’enseignants devraient se traduire par des fermetures de classes et d’écoles dans l’enseignement primaire. De façon plus menaçante peut-être en maternelle où l’affirmation ministérielle qu’une attention nouvelle serait portée à la « grande section », aux plus grands de 5 ans pour qui l’école deviendrait obligatoire, signifie implicitement qu’on abandonnerait à leur sort les plus petits. Comme cela se généralise d’ailleurs, il n’y aurait pas forcément (ou plus du tout) de places en maternelle pour les enfants de 2 à 4 ans. Aux parents de se débrouiller pour leur garde, à leurs propres frais, et sans le savoir-faire pédagogique dont la « petite école » en France peut encore se flatter.

Dans le même sens d’une réduction de la prestation et donc des effectifs, vont les mesures projetées d’ « allègement » des horaires et des programmes. Fillon prétend que ce serait l’intérêt des élèves ! Chiffres à l’appui, il montre que les élèves en France seraient assommés par des horaires trop lourds : « aujourd’hui le lycée en France représente 1100 heures de cours en moyenne contre 960 heures en moyenne dans les pays industrialisés ». Au lieu d’alléger ces heures en « qualité », il est plus facile évidemment d’en supprimer - en supprimant des « options », des « travaux personnels encadrés » dans certaines classes. Autant de personnels en moins. Autant d’économies. Que d’attentions pour les chers petits !

C’est dans ce cadre qu’est proposée la suppression de nombreux dédoublements de classe. La fermeture de filières entières - voire d’établissements - en lycée professionnel (notamment à Paris [1]) répond aux mêmes soucis de faire des économies : les élèves découragés d’avoir à se déplacer pour aller chercher un établissement plus éloigné pourraient avoir la bonne idée de demander un apprentissage, ce qui correspond aux projets à la fois du patronat et du ministère qui peut ainsi tabler sur un allègement des effectifs.

Moins de personnels

Cette politique ne concerne pas les seuls personnels enseignants. Depuis bien des années déjà et avant le projet en 14 points de Fillon, l’encadrement global des adultes dans les établissements est en sévère diminution. Et c’est grave car ces personnels non enseignants sont nombreux et précieux pour la vie des établissements (447 000 au total, dans les écoles, collèges et lycées, pour près de 900 000 enseignants).

Recrutement a minima des documentalistes, infirmières, médecins scolaires, assistantes sociales, conseillers d’orientation-psychologues (COP) depuis de nombreuses années.

Disparition des 9000 surveillants qui bénéficiaient de l’ancien statut de MI-SE (familièrement appelés « pions ») dans le second degré. Disparition de 6500 emplois-jeunes. Les premiers et les seconds sont certes remplacés par 9800 « assistants d’éducation », introduits à la rentrée 2003-2004, mais cela fait quand même un déficit net de près de 12 000 emplois.

Et surtout la loi de décentralisation qui devrait s’appliquer pour les personnels ouvriers à partir de janvier 2005 (ces « TOS » ou Techniciens, Ouvriers et personnels de Service) est lourde de menaces : ayant désormais un statut de fonctionnaires territoriaux, ils sont menacés de ne pas rester dans l’établissement auquel ils étaient attachés jusque-là.

Ce gouvernement (comme d’autres avant lui) prétend lutter contre la violence dans les établissements scolaires, mais s’attache scrupuleusement et systématiquement à les désertifier, et donc à en augmenter la dangerosité.

La « mutualisation » des moyens a bon dos…

La maison fait de moins en moins crédit ! Au nom de la « mutualisation des moyens », la gauche dans les années 1980 avait déjà introduit un genre de gestion de la pénurie au niveau des établissements, par une petite révolution qui consistait à décréter qu’il fallait partir non plus des besoins des établissements eux-mêmes mais des moyens réels dont disposait a priori le ministère. Ce fut la mise en place des Dotations Horaires Globales (ou DHG). C’était un genre d’enveloppe budgétaire globale, avec laquelle les établissements devaient se débrouiller. Cette « dotation » ayant plutôt fondu au fil des ans, les établissements se sont vite retrouvés devant la responsabilité d’avoir à choisir eux-mêmes et « librement » où (dans quelle classe ou pour quelle matière) des coupes sombres devaient être faites. Ainsi ont disparu, peu à peu, tous les aménagements pédagogiques destinés soit à aider les élèves en difficulté soit à enseigner autrement. A ce jour, il était pourtant resté une règle de base dans le système de comptabilité public : que les crédits attribués aux heures d’enseignements et aux différents budgets resteraient strictement compartimentés. Pas question par exemple de mettre sur les plateaux de la même balance le financement d’heures d’enseignements, l’achat de matériels pédagogiques courants, un investissement plus important en ordinateurs, et la mise aux normes de certaines installations pour la cantine.

Voilà pourtant qui devrait devenir possible.

Et la même histoire se reproduit. Face à la rigidité du système antérieur, des directions d’établissement ont le sentiment de disposer d’une plus grande marge de manœuvre, en allant librement puiser dans les différentes caisses selon l’urgence du moment. Mais à terme, lorsque l’enveloppe globale sera devenue totalement insuffisante, reproduisant au niveau de l’établissement l’expérience amère de la Dotation Horaire Globale, ne va-t-on pas vers la pénurie généralisée à tous les niveaux ? Restera certes la satisfaction amère de gérer soi-même et en toute liberté… la misère !

Encore trop gras et sédentaire, le mammouth…

Le gouvernement envisage aussi de faire des économies en rendant les enseignants plus malléables, interchangeables, bref flexibles et polyvalents. Le « dégraissage du mammouth » (selon la formule de l’ex-ministre socialiste Allègre) a commencé au début des années 1980, avec la gauche au gouvernement. Fillon poursuit !

Un rapport du Conseil d’Etat de mai 2003 sur la fonction publique, concluait que celle-ci était « trop systématiquement normative, bureaucratique… Les mesures applicables aux agents et les plus importantes décisions individuelles touchant à la carrière relèvent le plus souvent des services centraux de gestion du personnel, qui n’ont pas la charge du bon fonctionnement du service (…). De leur côté, les chefs de service opérationnels, chargés de faire fonctionner le service public, n’ont qu’un poids indirect et souvent faible sur la carrière des agents placés sous leur autorité (…). Toute tentative de leur part de reprise en main se trouve de ce fait plus ou moins compromise… ». Pour le chef d’établissement qui veut faire tourner sa boutique pour le meilleur (l’intérêt des gosses qui voudrait qu’on secoue quelques rigidités) comme pour le pire (l’intérêt des gouvernants qui cherchent la « rentabilité »), il est évident que la bureaucratie de l’Education nationale représente une énorme force d’inertie. Les chefs d’établissements n’ont jusqu’à présent charge que d’administration et de gestion, sans droit formel sur la pratique pédagogique (relevant du corps des inspecteurs) ni sur les embauches. Le ministère décide des crédits et créations de postes. Ensuite, les affectations, du moins pour les titulaires, sont du ressort de l’administration, par le truchement d’un système de Commissions Administratives Paritaires ou CAP (où siègent les représentants syndicaux, aux côtés de l’administration). Chaque année, les CAP décident des mutations, en fonction d’une part de l’offre de postes, de l’autre de la demande (justifiée par un nombre de « points » accumulés par l’enseignant, lui-même fonction de l’ancienneté et de la difficulté du poste préalablement occupé). Et n’oublions pas que l’évolution de carrière (affectation géographique et salaire) repose sur l’ancienneté (aux nouveaux arrivés les plus bas salaires et les postes les plus difficiles !), mâtinée de coups de pouce dits « au mérite » selon la notation d’inspecteurs parfois pour le moins fantasques. Au point que le système débouche sur des différences de salaires importantes, puisque l’écart entre un avancement à l’ancienneté et un avancement accéléré dit « au grand choix » est tout de même, cumulé sur toute une carrière de professeur certifié, de quelque 130 000 euros.

Le système est loin d’être une panacée. Mais ce qui gêne les gouvernants de gauche ou de droite avides d’économies, n’est pas l’inégalité et l’injustice ainsi érigées en évangile laïc (avec la bénédiction syndicale), c’est la rigidité qui prive les recteurs et chefs d’établissements de la liberté d’embaucher ou de débaucher, et pour tout dire de faire plier l’échine à certains enseignants.

Certes, le système a été déjà largement entamé par la multiplication des statuts précaires d’enseignants. Aux débutants « remplaçants » non titulaires dont l’existence remonte à la nuit des temps, se sont ajoutés au fil des ans divers types de « contractuels » et « vacataires ». Depuis quelques années, dans des lycées et collèges, des chefs d’établissements embauchent même directement des enseignants précaires. Les rectorats entérinent. Mais ces procédures restent marginales et ne concernent pas le personnel titulaire.

Ou pas encore.

Mais l’envie pointe.

Les mesures Fillon voudraient enfoncer quelques coins. Elles devraient introduire des critères différenciés d’affectation selon les académies, avec un nombre toujours plus important de postes échappant aux Commissions Administratives Paritaires pour être mis à disposition des recteurs (des postes spécifiques en fonction des besoins différenciés des établissements ou prétendus tels, car c’est surtout une autre logique qu’il s’agit d’introduire). Elles devraient permettre un « avancement en carrière » plus rapide en fonction d’un prétendu investissement dans la vie de l’établissement. Fillon prévoit dans les établissements la création de « conseils pédagogiques », soit une hiérarchie intermédiaire réunissant sous l’autorité du chef d’établissement des enseignants jugés compétents et dévoués mais, quoi qu’il en soit, chargés de faire passer ses consignes auprès des autres. Fillon prévoit aussi le recrutement des chefs d’établissement en dehors du milieu enseignant, avec une formation qui a déjà commencé à évoluer vers celle plus classique des « ressources humaines » du privé. Au système centralisé actuel, le projet entend substituer un système local et individualisé, où les pressions sur le personnel pourront être plus importantes. Et dans ce contexte de pénurie organisée, la plus grande liberté donnée aux chefs d’établissements ne peut aboutir qu’à un pouvoir accru sur les enseignants, qui ne répondra pas seulement ni toujours à des critères pédagogiques. Sur fond de différenciation plus grande entre ce qui va aux écoles et lycées pauvres d’un côté, aux écoles et lycées riches de l’autre.

De la ségrégation honteuse à la ségrégation affichée

Les fondements pédagogiques de la réforme Fillon reposeraient sur une idée simple, tarte à la crème du rapport Thélot : l’objectif du « collège unique », défini par la réforme Haby en 1975, puis celui d’amener 80 % d’une classe d’âge au bac, inscrit dans la loi de 1989, seraient hors d’atteinte. Plutôt que de réfléchir aux moyens (pas seulement financiers d’ailleurs) d’avancer dans le sens d’une véritable démocratisation scolaire, changeons d’objectif !

Certes, le projet de Fillon ne propose pas le retour à l’école du début des années 50, quand seulement 10 % d’une classe d’âge atteignait le bac et quand le patronat formait une partie de sa main-d’œuvre dans des centres d’apprentissage maison. Il ne propose pas non plus les années 1970, quand le pourcentage de bacheliers ne montait encore qu’à 20 % d’une classe d’âge. Le patronat a besoin d’une main-d’œuvre en moyenne plus instruite et apte à des tâches élémentaires, par exemple pianoter sur un ordinateur. Même pour des emplois non qualifiés, le baccalauréat est souvent devenu critère d’embauche. Mais c’est une école plus ouvertement discriminante que promet aujourd’hui Fillon. Sans parler de ses couplets destinés à flatter un certain public, sur les valeurs traditionnelles de l’école, discipline et autorité, qu’il faudrait remettre à l’honneur (Chevènement, aux temps de la gauche, a bien tenté de refaire chanter la Marseillaise !).

Pour ce faire, Fillon part d’un constat, et de quelques propositions qui ne sont rejetées a priori ni par une partie des enseignants ni par les familles qui craignent l’échec scolaire et les études sans débouché. Car cela fait belle lurette que moult études montrent que la « massification scolaire » en route depuis plus de 30 ans n’a pas été synonyme de démocratisation : l’origine sociale des élèves continue à peser fortement sur les trajectoires individuelles, et même si de plus en plus d’enfants d’ouvriers ou issus de milieux modestes accèdent au bac et même aux études supérieures, ce ne sont ni les mêmes bacs ni les mêmes études supérieures, et surtout pas les mêmes possibilités à la sortie.

De la scolarisation obligatoire jusqu’à 16 ans instaurée par la loi Debré de 1959, à aujourd’hui, la démocratisation de l’enseignement en France s’est traduite par un allongement considérable de la durée de scolarisation et par une élévation indubitable du niveau d’études de l’ensemble de la jeunesse. Mais si le niveau moyen s’est élevé, la différenciation entre les jeunes n’a pas diminué. Au contraire, les écarts se sont creusés. L’objectif du système éducatif, comme celui de ses réformes successives, de gauche comme de droite, est resté de fournir aux entreprises une main-d’œuvre dont les qualifications correspondent à leurs besoins et de sélectionner ceux qui poursuivront les études longues, et seront les futurs cadres.

Finis les CET, puis les LEP : depuis 1985, tout le monde au lycée. Mais il y a lycée et lycée, dont la qualité dépend du quartier, et donc de l’origine sociale des élèves. 80 % d’élèves jusqu’au bac ? Entre 1985 et 1995 le taux de bacheliers dans une génération est passée de 30 % à 63 % et stagne depuis à ce chiffre bien inférieur aux 80 % promis. Ce taux est en réalité de 90 % chez les enfants de cadres, 60 % chez les enfants d’ouvriers et employés. Mais il y a bac et bac : on en a allégé les programmes et surtout multiplié les filières, avec bacs et sous-bacs. Les enfants de cadres et enseignants sont très massivement titulaires d’un bac général ; les enfants d’employés et professions dites « intermédiaires » d’un bac technologique, les enfants d’ouvriers et agriculteurs d’un « bac pro » ou bac professionnel.

Ce qui est vrai du secondaire l’est encore plus du supérieur, où la sélection sociale de fait s’amplifie. Officiellement le baccalauréat ouvre l’accès aux universités. Mais on impose une sélection à l’entrée des filières spécialisées au sommet desquelles trônent les classes préparatoires aux grandes écoles. Le nombre de ces classes s’est accru et elles sont chargées de drainer les meilleurs élèves des lycées classiques, notamment de la filière scientifique où dominent les fils de cadres ou d’enseignants, pour perpétuer l’espèce en les préparant aux concours des écoles de cadres de la génération suivante. Et à défaut de succès, cela leur donne le meilleur rodage avant de rejoindre le second cycle universitaire. Ne parlons pas de la première année de médecine, qui bien qu’universitaire, est un concours. Même les IUT, établissements d’enseignement court destinés à former des techniciens supérieurs, opèrent une sélection à l’entrée. Reste aux bacheliers de seconde catégorie le droit démocratique de s’inscrire, avec les autres, pour des études souvent trop longues pour le portefeuille de leurs parents, dans une université qui les sélectionnera a posteriori après une, deux ou trois années malheureuses en premier cycle. Car il ne faut pas oublier que pour les bons étudiants qui préparent les grandes écoles, l’Education nationale dépense en moyenne annuellement un budget de 13 170 € par étudiant, contre 6820 € à l’université (et 9320 € dans un IUT). Ce sont les chiffres mêmes du ministère, qui trouve que l’enseignement coûte trop cher, sauf quand il s’agit de l’élite !

Les 63 % de bacheliers heureux sont loin d’être un succès, et loin de symboliser on ne sait trop quelle égalité. Beaucoup de ces diplômés n’ont pas grand chose en mains. Sans parler des recalés toutes catégories, ces « 150 000 jeunes sortant du système scolaire sans diplôme », ces exclus sur le sort desquels Fillon fait mine de se pencher et dont il propose de rompre l’isolement… en en multipliant le nombre.

Quant à l’impasse où se trouve l’enseignement secondaire dans les quartiers et banlieues les plus difficiles, il sert aujourd’hui de prétexte à la remise en cause aussi bien du « collège unique » que de la « démocratisation » en général. Au point que l’idée du « collège unique » serait même, semble-t-il, rejetée par une partie des enseignants, voire par une majorité de jeunes profs d’après une enquête réalisée par le syndicat enseignant SNES il y a deux ans. Le retour à une sélection scolaire précoce (et d’autant plus sociale !), et le retour au certificat d’études primaires, version rénovée en « brevet des collèges » que propose Fillon, comme horizon ultime pour les élèves issus des milieux populaires (sauf pour les « méritants » !) s’inscrit dans cette logique d’entériner la carence du système. Qui s’accompagne d’un retour en force d’idées conservatrices, voire franchement réactionnaires, qu’il faut évidemment combattre. L’échec en question n’est que la conséquence de l’aggravation des ghettos urbains et scolaires, du fait de l’exclusion massive d’une partie du prolétariat du marché du travail. Il résulte des politiques gouvernementales (notamment celles de la gauche qui se prétendait champion de la démocratisation de l’enseignement) qui ont généralisé l’accès au lycée et allongé la scolarité, mais sans donner les moyens matériels et humains nécessaires pour que le collège soit vraiment unique et capable de s’adresser autant aux élèves des quartiers pauvres qu’aux fils de familles favorisées, pour que les lycéens de banlieues ne dénoncent le fait d’être traités comme « des moins que rien », comme ils le criaient dans la rue, en 1998, sous le gouvernement Jospin.

Le SMIC éducatif de Monsieur Fillon

Soi-disant pour tenir compte de la réalité, pour mettre un terme à « l’échec scolaire », le gouvernement prépare un retour en arrière qui affiche clairement l’objectif d’adapter l’école à ses différents publics et qui considère comme « naturels » les handicaps scolaires : inutile de les combattre (ce serait paraît-il les nier !). Il faudrait faire avec !

Ce projet d’adaptation, c’est-à-dire de légitimation de l’échec scolaire, s’articule autour d’un certain nombre de mesures :

La définition d’un « socle commun garanti » (de connaissances), lequel diffère peu de celui qui était proposé dans le rapport Thélot. Cela annonce tout simplement une école sans moyens, soit une sorte de SMIC culturel pour la majorité des jeunes issus des milieux populaires, à qui l’école n’aura à offrir qu’un minimum de connaissances et quelques leçons de morale sur les comportements (le « savoir-vivre ensemble au sein de l’école et de la république » qui s’accompagne quand même d’un partenariat plus étroit avec la police et la justice !), tandis que les autres continueront comme par le passé à étudier l’ensemble des matières (selon leurs « goûts » et leurs « talents »… bien particuliers, qui leur feront préférer « naturellement » les plaisirs de la dissertation à ceux de la « découverte en entreprise » !).

Une autonomie croissante des établissements, tant sur le plan financier que sur le plan pédagogique, qui est évidemment le corollaire du choix qui vient d’être décrit : le tronc commun étant calé sur le minimum, il faut ensuite définir des parcours pédagogiques prétendument adaptés aux différents publics. La priorité des investissements financiers de chaque établissement découlera de ces choix : sur fond de pénurie généralisée, que restera-t-il alors aux écoles des quartiers populaires qui doivent gérer les problèmes qu’accompagne la constitution de ghettos ? Financer en priorité des « ateliers du citoyen » pour apprendre à bien se tenir ? Ou plus prosaïquement tenter de « tenir » les élèves, faute de moyens ?

Le retour à l’orientation dès la classe de 5e et l’encouragement à pousser une partie des élèves en priorité vers l’alternance et l’apprentissage. L’objectif est clairement de mettre l’Education nationale au service du plan Borloo qui entend doubler le nombre d’apprentis d’ici cinq ans (il y en a déjà près de 400 000 aujourd’hui) ! On sait ce qu’est déjà cet apprentissage : des entreprises ravies d’avoir de la main-d’œuvre jeune pour une bouchée de pain, sans aucun effort ni pour approfondir sa formation ni pour l’embaucher vraiment ensuite.

La mise en place d’un nombre plus restreint de filières professionnelles, technologiques et générales après la 3e et sans véritables passerelles entre elles. Là encore l’objectif sera d’éviter qu’un trop grand nombre d’élèves n’aient l’ambition de changer de filière (ce qui n’est déjà pas facile aujourd’hui), notamment de l’enseignement professionnel vers l’enseignement technologique qui ouvre de fait les portes de l’enseignement supérieur.

Un baccalauréat déclassé avec la moitié des disciplines évaluées en contrôle continu et l’autre moitié en contrôle final. Si l’idée du « contrôle continu » peut paraître a priori plus juste, et surtout moins aléatoire qu’un examen final, elle prend un tout autre sens dans le cadre d’établissement autonomes et disparates où le bac d’un lycée des beaux quartiers n’aura pas la même réputation à l’embauche ou à l’entrée dans le supérieur que celui d’un lycée de zone dite « sensible ».

L’augmentation de l’apprentissage est, dans ce projet, le cadeau le plus direct au patronat. Mais pas le seul. Insistance est mise sur l’adaptation de l’enseignement aux besoins des entreprises. C’était d’ailleurs aussi le cas des réformes précédentes, car l’objectif d’allongement de la scolarité en visant le « niveau bac » pour tous (ou au moins pour 80 %) sans en donner les moyens était aussi une façon démagogique de masquer le chômage des jeunes. Alors va pour le retour à une orientation plus rapide d’une partie des jeunes vers les filières professionnelles ou la « vie active » avec le développement d’une option « découverte professionnelle » en classe de troisième. Va pour la plus grande autonomie des établissements, préconisée aussi et explicitement pour permettre une plus grande dépendance de leurs enseignements aux besoins du patronat local.

Le projet actuel du gouvernement n’est pas fait pour résoudre la crise de l’école. Son principal objectif se situe sur le terrain des économies, contre les enseignants et surtout les enfants. « La France dépense pour la formation initiale 0,4 % de PIB de plus que la moyenne des pays industrialisés (6 % contre 5,6 %) » se plaint Fillon dans la présentation de ses propositions. L’école serait trop chère, comme la santé serait trop chère, comme les retraites seraient trop chères, comme tous les services publics et sociaux seraient trop chers…

On connaît la chanson des gouvernants et des patrons. Reste, tous ensemble, travailleurs des services publics et usagers, et pour la circonstance enseignants et parents, à les faire déchanter.

Vendredi 14 janvier 2005


[1Une quinzaine de Lycée professionnels sont concernés sur Paris. Quatre d’entre eux devraient être fermés dès la rentrée 2005 et les autres probablement en 2006. En fait ces lycées sont gérés en partie par la ville de Paris soit parce qu’ils possèdent le statut d’établissement municipal, soit tout simplement parce que la ville possède les bâtiments et souhaite récupérer les locaux pour d’autres projets. Ce plan de fermeture est donc le résultat d’une concertation entre le Rectorat, la mairie de Paris et le Conseil régional (à majorité PS-PCF-Verts), manifestement bien d’accord pour mettre tout le monde devant le fait accompli !

Mots-clés Enseignement , Politique