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Une machinerie syndicale pour entraver la spontanéité ouvrière

jeudi 5 octobre 2017

Des syndicats « forts » ? ça se discute…

L’Allemagne a une réputation établie mais surfaite, selon laquelle les syndicats organiseraient plus de salariés qu’ailleurs. Dans l’ensemble des Länder de la République fédérale, 18,9 % des salariés sont membres d’un syndicat, ce qui est plutôt la moyenne en Europe. Avec de grandes différences : à l’Ouest, le taux d’organisation syndicale (19,4 %) est plus élevé qu’à l’Est (16,5 %). Mais cette moyenne fausse la réalité, car il existe des disparités selon les régions et les professions. La majorité des syndiqués se trouve chez les cadres de la fonction publique et dans les grandes entreprises, jusqu’à celles comme Volkswagen et Arcelor Mittal où l’on signe son contrat d’embauche en même temps que son affiliation au syndicat (dans ces entreprises plus de 90 % des travailleurs sont membres du syndicat de la métallurgie, IG-Metall). Cela dit et au total, sur un ensemble de 44,2 millions d’actifs dans le pays, à peine plus de 7,3 millions sont syndiqués – la plupart se répartissant entre les deux principaux syndicats : IG-Metall (industries de la métallurgie, de l’électricité et de l’acier, soit près de 2,3 millions de membres) et Ver.di (fonction publique, logistique, services postaux, etc., soit un peu plus de 2 millions de membres).

Des syndicats efficaces ? ça se discute aussi…

Quand on est ouvrier ou employé en Allemagne, on peut n’avoir jamais été appelé à faire grève de toute sa vie professionnelle. La RFA, avec le Japon, les USA et les Pays-Bas, est dans le peloton de tête des pays les moins grévistes. Il n’est pourtant pas vrai qu’il n’y ait jamais de grèves en Allemagne ! Entre 2006 et 2015, décennie récente, on a enregistré une moyenne de 7 journées de travail « perdues » pour fait de grève pour 1 000 salariés, contre 123 en France dans le même temps.

Pourquoi ?

Les travailleurs d’Allemagne sont-ils trop « sages » ? Des grèves nombreuses et importantes ont marqué l’époque de la République de Weimar entre 1919 et 1933, et même auparavant l’empire de Guillaume II ! Les travailleurs d’Allemagne vivent-ils si bien ? Angela Merkel le dirait… Mais aujourd’hui, près du quart des salariés travaille dans un secteur où les salaires sont bas. Le fait d’être pauvre tout en ayant un travail n’est plus un phénomène marginal et la pauvreté des personnes âgées fait peur. La détérioration de la situation, depuis le milieu des années 2000, du fait de l’introduction par le gouvernement du social-démocrate Gerhardt Schröder d’un arsenal législatif et réglementaire destiné à obliger les chômeurs à accepter des mini-jobs, payés aujourd’hui 450 euros par mois, n’est pas la seule explication.

Les vertus du « modèle allemand » pour les patrons remontent à plus loin dans le temps, à cette période d’après la Seconde Guerre mondiale où les puissances occidentales alliées (USA, France, Grande-Bretagne), dans l’intérêt des grandes entreprises allemandes qui contrairement aux travailleurs avaient surmonté la guerre sans trop souffrir, ont présidé à l’établissement en Allemagne d’un système syndical et d’une législation du travail qui limitent l’action militante et gréviste, en particulier des travailleurs qui sont prêts à se battre dans l’entreprise.

Une origine politico-historique incontournable

Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, la vie des gens était marquée par les destructions, la faim et la présence de millions de réfugiés. Quant au climat dans la population, dont il faut rappeler qu’une quasi-majorité votait pour les partis de gauche avant l’arrivée de Hitler au pouvoir, il était à l’anticapitalisme, on réclamait un peu partout des mesures de socialisation et d’expropriation. Des illusions existaient sur l’unité entre le SPD et le KPD, leur combat fratricide d’avant-guerre étant perçu comme la cause principale de la victoire du fascisme. Dans de nombreux endroits, se formèrent des « comités antifascistes » et des « comités d’entreprise antifascistes » à l’initiative de militants ayant survécu au fascisme et à la guerre. Bon nombre d’entre eux avaient encore en tête les expériences des conseils ouvriers des années 1918/19 et la loi sur les conseils d’entreprise votée en 1920.

La bourgeoisie allemande et les Alliés occidentaux avaient ce même passé en tête… et craignaient la classe ouvrière. Par prudence, ils maintinrent en vigueur la législation du travail de la période fasciste (à peu de choses près) : poursuite du blocage des salaires et interdiction de changer librement de lieu de travail. Les « conseils d’entreprise » qui s’étaient formés spontanément restèrent autorisés, sans qu’on leur reconnaisse un statut défini, mais les « comités antifascistes » autogérés furent obligatoirement dissous. Et il fallait aussi vite que possible s’atteler à la construction de nouveaux syndicats, selon le modèle imposé par les Alliés qui conservaient le contrôle de la situation (pour créer un syndicat local il fallait leur en faire la demande et en recevoir l’autorisation).

Entre 1946 et 1952, de nombreuses luttes

L’inquiétude et la prudence des capitalistes face au potentiel de combativité de la classe ouvrière n’étaient pas sans fondement. Les premières grandes manifestations débutèrent à l’hiver 1946-1947 pour un meilleur approvisionnement. Dans la Ruhr, le printemps 1947 fut surtout marqué par des marches de la faim et des grèves. On persistait à exiger la socialisation des entreprises, l’expropriation, sans dédommagement, du secteur de l’alimentation et sa mise sous contrôle populaire. D’autres régions et villes furent également touchées par de telles marches de protestation. Elles partaient de la base et les dirigeants syndicaux ne pouvaient les contrôler. Au début de l’année 1948, alors que la situation de la population demeurait toujours aussi mauvaise, les syndicats de Bavière et de Rhénanie-du-Nord-Westphalie décidèrent de grèves générales de 24 heures ; elles furent un succès, avec plus d’un million de grévistes. C’est non sans mal que les directions syndicales canalisèrent cette colère. Et la réforme monétaire aggrava à nouveau les conditions d’existence de la population. En octobre, la police militaire finit par utiliser des chars contre une importante manifestation à Stuttgart. La grève générale du 12 novembre 1948 fut le point culminant de cette vague de grèves. Cette fois, la confédération DGB y appela avec quelque répugnance, pour lui fixer l’objectif de démocratisation de l’économie et de participation des syndicats sur un pied d’égalité dans tous les organes de gestion autonome de l’économie. La grève fut massive : 9,25 millions de travailleurs (sur un total de 11,7 millions) cessèrent le travail, moins en rêvant avec les appareils syndicaux d’une « démocratie économique » comme troisième voie entre le capitalisme et le socialisme que pour leurs revendications concernant les prix et les salaires.

Création par en haut

Nulle part, les nouveaux syndicats n’ont été créés à partir des entreprises. Ces appareils le furent « par en haut », avec d’anciennes figures syndicales réputées fiables, revenues d’exil et qui étaient déjà aux commandes sous la République de Weimar. Chose importante : les syndicats de base n’étaient pas créés dans les entreprises, mais attachés à des localités (ce qui faisait une grande différence avec la période d’avant 1933). En cela, les Alliés et les nouveaux bonzes syndicaux étaient sur la même longueur d’onde. Leur intention commune était de privilégier les « structures locales » (territoriales), c’est-à-dire de réduire au maximum l’influence des militants syndicaux dans les entreprises. Cette logique consistant à rejeter le syndicat hors de l’entreprise, de prime abord étrange, ne pouvait se comprendre qu’en fonction de la crainte de voir les communistes retrouver leur force [1]. Car sous la République de Weimar, les militants communistes s’étaient implantés solidement dans les structures syndicales d’entreprise.

Il fallait donc revenir au « groupe local » comme unité de base. Certes les membres du conseil d’entreprise et les délégués d’atelier [2] représentaient à leur façon les syndicats dans l’entreprise, mais sans pouvoir formel à ce titre. Jusqu’à ce jour, il n’existe pas dans les entreprises de représentants syndicaux exerçant des fonctions avec des droits propres, disposant de temps libre rémunéré et autorisés à organiser des réunions de membres du syndicat (même si les patrons allemands tolèrent bien des choses dans les grandes entreprises, surtout quand le syndicat se considère comme son associé et sert d’appendice au service du personnel).

Au lendemain de la guerre, les Alliés, les trusts et les directions syndicales n’étaient pas paranoïaques en agissant ainsi : les militants communistes ont joué un rôle à l’époque. Dans la Ruhr, 38 % de l’ensemble des délégués d’atelier étaient communistes. Pour le KPD nouvellement créé, les premières élections furent un vrai succès : lors des premières élections à la diète de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie en avril 1947, le KPD obtint 14 % des voix et deux ministres dans le nouveau gouvernement du Land. Certes, c’était un parti qui avait suivi Staline dans sa stratégie faillie face à Hitler, et continuait à le suivre dans sa politique d’alliance avec les grandes puissances occidentales pour conjurer tout risque d’explosion ouvrière au lendemain de la guerre. La bourgeoisie n’avait donc pas grand-chose à craindre du KPD lui-même. Mais les capitalistes pouvaient craindre l’influence de militants ayant survécu à la guerre et, surtout, la classe ouvrière elle-même. Le souvenir demeurait des années révolutionnaires de 1918/19 et suivantes, marquées par de grandes luttes des travailleurs.

Création monolithique et unitaire !

Autre aspect des choses : sous la République de Weimar, il y avait ce que l’on appelle des syndicats de tendance, ou tendances syndicales, politiquement orientés (comme en France la CGT liée au PS et la CGTU liée au PC). Cette fois-ci, la nouvelle bureaucratie syndicale et les Alliés misèrent sur des syndicats dits unitaires : chaque branche devait avoir un seul syndicat légitime. Dans chaque entreprise, il n’y avait place pour l’activité que d’un seul syndicat. C’est ainsi que furent fondés les syndicats dits d’industrie, regroupés sous un toit commun [3], même si les têtes syndicales pouvaient appartenir à différents partis. Jusqu’à présent encore, lors du renouvellement des postes au sein de ce type de directoire, on se livre à de joyeuses tractations pour savoir quel « parti » va être choisi. C’est ainsi que la confédération syndicale DGB fut créée, en octobre 1949. À côté de ses grandes branches unitaires, seuls quelques autres syndicats ont vu le jour (ou, pour certains, se sont reconstitués), s’adressant à des catégories professionnelles précises comme les roulants des trains ou des syndicats chrétiens, ni les uns ni les autres n’ayant joué de rôle propre jusqu’aux années 1990.

Tout pour la concertation !

Ce sont les grandes entreprises, surtout celles de l’industrie métallurgique de Rhénanie-Westphalie, qui prirent l’initiative de régler la question des « conventions collectives » [4] (contenu de ces conventions, application, validité, etc.). Il s’agit de rounds de concertation institutionnalisés entre patrons et syndicats, organisés à intervalles réguliers, base du « partenariat social », pour lesquels les directions d’entreprise exigent que les syndicats se dégagent de toute influence politique et soient prêts à « coopérer ».

Des syndicats « raisonnables », il en a existé tout au long de l’histoire de la République fédérale. Et d’un commun accord, le droit de former des syndicats fut inscrit dans la constitution… à la différence du droit de grève. Quelques dispositions légales datant pratiquement de la République de Weimar furent reprises, coulées dans le moule d’une nouvelle loi qui fixait le cadre de validité des conventions collectives. Tout le reste, à savoir l’élaboration du « droit sur les conflits du travail », fut échafaudé au cours des décennies suivantes, par les tribunaux du travail et par des réglementations internes des bureaucraties syndicales… sous la pression du patronat.

Sabine MÜLLER


[1Harold Zink, un historien auprès du haut commissaire US pour l’Allemagne (US High Commissioner for Germany) a écrit plus tard dans un ouvrage que « Les hésitations apparentes concernant les organisations ouvrières étaient sûrement dues à l’inquiétude qu’on avait dans certains services américains de voir que les communistes pourraient tirer avantage de la situation au point d’arriver à contrôler des organisations telles que des syndicats, des partis politiques ou d’autres choses du même genre. »

[2En allemand : Vertrauensleute ou « hommes de confiance ». Ce n’est pas une institution légale. Il n’y a pas de législation les concernant car ils n’ont aucune fonction ni droit reconnu et formalisé dans les entreprises. Il s’agit d’une fonction interne aux syndicats, et pas dans toutes les branches et syndicats, en fait surtout dans l’IG Metall. Ce sont des délégués élus par les syndiqués, dans le temps c’était par atelier, maintenant plutôt cooptés. La bureaucratie locale propose et c’est quasiment fait, un militant de base du syndicat devient Vertrauensmann. Ils sont bénévoles et n’ont pas d’heures sur leur temps de travail pour leur fonction… sauf s’ils sont aussi Betriebsrat et/ou si la direction de l’entreprise est intéressée par une bonne coopération avec le syndicat. C’est souvent réglé dans des conventions collectives, où patrons et syndicats peuvent se mettre d’accord pour permettre des réunions de Vertrauensleute pendant le temps de travail (mais c’est le syndicat qui paye ce qu’ils perdent en salaire, ce n’est pas compté comme temps de travail).

[3En allemand : Dachverband, qui correspond en fait à nos confédérations – à ceci près qu’il n’y en a quasiment qu’une en Allemagne.

[4En allemand : Tarifvertrag qu’on peut traduire par Convention collective ou Contrat tarifaire.

Mots-clés Allemagne , Monde , Syndicats