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Virginie Despentes : une écrivaine contestée et passionnante

10 mai 2020 Article Culture

(Photo : par Georges Biard, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/ind...)

Née Virginie Daget le 13 juin 1969 à Nancy de parents très jeunes, postiers engagés, militants CGT, Virginie Despentes chantait l’Internationale à deux ans avant de devenir une écrivaine sulfureuse dans un premier temps, puis reconnue par le monde littéraire qui l’a adoubée comme jury du prix Goncourt (dont elle a démissionné en janvier dernier pour se consacrer à l’écriture).

Une vie très rock and roll

C’est son premier roman Baise-moi, dont le titre résume l’aspect provocateur, ce désir de choquer, qui la propulse sur la scène médiatique en 1994, à l’âge de 24 ans et alors qu’elle a vécu une adolescence et une jeunesse particulièrement mouvementées et douloureuses. En effet, à quinze ans, elle est internée deux mois en hôpital psychiatrique : elle est pleine d’une rage et d’une colère existentielles dont elle estime aujourd’hui encore qu’elles sont normales car « il y a de bonnes raisons quand on a quinze ans de se rouler par terre de refus, de colère, de terreur parce qu’on comprend le monde dans lequel on va vivre » [1].

Elle vit mal, bien sûr, cet enfermement contre son gré. Le parcours chaotique continue puisqu’elle arrête sa scolarité, traine dans la rue, de ville en ville (elle dit avoir fait le tour de France des gardes à vue), à la suite de groupes punk. Cet univers, tant musical que culturel, « no future », l’a marquée profondément. Elle est ainsi « videuse » pour les Bérurier Noir. Alcool et drogue l’accompagnent pendant des années (elle a arrêté de boire à l’âge de 30 ans), auxquels s’ajoute un nouvel événement traumatique, elle est violée à l’âge de 17 ans et refoule l’agression longtemps. Elle fait alors une série de petits boulots (femme de ménage, vendeuse, disquaire), passe son bac en candidate libre et s’installe à Lyon (son pseudonyme vient des pentes de la Croix-Rousse, quartier de Lyon qu’elle a beaucoup fréquenté) où elle vit dans des squats. Là, elle travaille dans un salon de massage et se prostitue, plus ou moins régulièrement. C’est l’époque du minitel rose et elle croise des femmes d’horizons très divers, dans une expérience dont elle tire des idées évidemment discutables.

Elle part ensuite à Paris où elle est pigiste pour des journaux rock et pornos, tout en continuant la prostitution occasionnelle. Suite à un problème dermato, elle s’enferme chez ses parents pendant quelques mois et écrit Baise-moi, une œuvre au parcours rocambolesque avant publication : elle perd le manuscrit qu’un copain fait passer à un éditeur plutôt underground. Il est édité d’une manière confidentielle jusqu’à ce que des journalistes en parlent et que le livre devienne un succès !

Elle entame alors une nouvelle vie, celle d’une auteure (dix romans, des essais, des nouvelles, des articles) et réalisatrice reconnue (elle a participé à la réalisation de quatre films, adaptés de ses romans), qui gagne des prix et vit de sa plume.

Une auteure et un style qui dépotent

Virginie Despentes explique le succès de Baise-moi, épopée trash de deux très jeunes filles en cavale, par l’ouverture des industries du livre et de la musique à l’underground (c’est l’époque de la récupération du grunge), aux marges car il y avait de l’argent à faire sur ces créneaux. Son style cru tant dans la forme que dans le fond (sexe-drogue et violence non édulcorés, au contraire) et la rage qui en ressort sont dans le ton recherché.

Tous ses romans portent cette marque devenue la sienne, dont elle dit « d’un auteur tel que moi, on n’attend pas la perfection de la phrase, mais plutôt quelque chose lié au souffle, à l’énergie » [2]. Dans sa boite à outils d’auteure (expression empruntée à Stephen King, auteur de thrillers), il y a « deux cents mots, pas plus mais aussi un gros marteau. Si je devais me comparer à un groupe de rock, ce serait les Ramones qui ont fait des albums avec trois accords, deux idées de mélodie et une énorme énergie » [3]Cela donne un style direct, rapide où elle cherche à « toucher l’os ».

Ses héroïnes sont des femmes paumées, dans l’autodestruction et qui retournent cette violence contre d’autres (des hommes le plus souvent). Leur description emprunte aux stéréotypes qu’elle dénonce, d’où peut-être la qualification de virile donnée parfois à son écriture : leurs corps sont hypersexualisés mais l’auteure les fait exister avec empathie et tendresse.

Ainsi Pauline, personnage principal de Les Jolies choses, publié en 1998, rebelle, renfermée et qui se coule dans la peau de sa jumelle, pin-up ambitieuse, joue la carte du désir des hommes pour réussir : « À vingt-cinq ans elle n’a jamais eu l’idée de mettre des pompes à talons et elle se retrouve, grotesque dans une robe rouge, on dirait un travelo, à essayer de marcher dans le salon avec les talons les moins hauts de toute la collection. Absurde tentative d’avoir une démarche digne, ressemblant à quelque chose […] Mais ça ne marche pas, elle fait le crabe qui serait ivre et rien à voir avec une femme […] Ça ne marchera jamais. Sa colère devient noire. Claudine cette pauvre idiote, comment a-t-on idée de porter des choses pareilles pour faire plaisir à qui, pour ressembler à quoi, sale putain pathétique. »

Une féministe radicale, parfois visionnaire mais aussi contestable

Le féminisme présent dans toute l’œuvre de Despentes est théorisé par elle dans un essai autobiographique, King Kong Théorie en 2008 qui a marqué une génération de jeunes féministes (à la manière – mais dans un autre registre ! – du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir). Dix ans avant le mouvement #MeToo, il a été traduit en seize langues. Pourtant, à ce moment-là, le féminisme était considéré comme dépassé en France où Grasset, la maison d’édition, ne voulut pas utiliser le mot sur la quatrième de couverture et a choisi de parler de « post-féminisme ».

Virgine Despentes y prend pour objet une expérience de la vie des femmes, le viol, dont elle fait un événement fondateur de la même façon que Annie Ernaux a érigé l’expérience de l’avortement en « événement existentiel » dont l’épreuve intime est universalisable (analyse de Delphine Naudier, sociologue, chargée de recherche au CNRS, spécialiste de l’histoire sociale des mouvements féministes). Le viol, écrit Despentes, « est la guerre civile, l’organisation politique par laquelle un sexe déclare à l’autre « je prends tous les droits sur toi, je te force à te sentir inférieure, coupable et dégradée ».

Elle y défend des positions antinaturalistes, c’est-à-dire qui ne s’arrêtent pas à une simple différenciation biologique des sexes et déconstruit la catégorisation binaire des identités masculine et féminine. Elle rejoint ainsi l’américaine Judith Butler selon laquelle le genre est « performatif » : il n’existerait que des performances, des mises en scène de la masculinité et de la féminité.

Ainsi « la virilité traditionnelle est une entreprise aussi mutilatrice que l’assignement à la féminité ». Féminité dont « l’idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien mariée mais pas effacée, travaillant mais sans trop réussir pour ne pas écraser son homme, mince mais pas névrosée par la nourriture, restant indéfiniment jeune sans se faire défigurer par les chirurgiens de l’esthétique, maman épanouie mais pas accaparée par les couches et les devoirs d’école, bonne maîtresse de maison mais pas boniche traditionnelle […] n’existe pas ».

Cet ouvrage vilipendé par une certaine presse réactionnaire, « essai plein de gros mots sans cohérence intellectuelle » (Le Figaro) ou qualifié de « pipi de chatte », décortique les mécanismes de domination et de honte qui assujettissent les femmes, y compris dans le fait du viol, pas évoqué jusque-là. Honte, car l’ayant mérité, cherché… mais aussi face au déni masculin de générations entières d’hommes pour lesquels le consentement féminin n’était pas requis.

Sa position sur la prostitution est beaucoup plus dérangeante puisqu’elle en fait un métier comme un autre. Elle généralise sa propre expérience de prostitution dite libre, dont elle a pourtant jugé bon de sortir. Elle va jusqu’à dire que tout le monde vend son corps dans cette société capitaliste et que tout travail finit par abimer. Elle n’évoque pas la situation de la majorité des prostituées, violentées, droguées et asservies. Elle admet néanmoins que dans une société organisée différemment, sans nécessité de travailler pour gagner sa vie, il n’y aurait certainement pas de prostitution. Et elle dit aussi qu’il lui a été douloureux d’écrire King Kong Théorie, qui l’a contrainte à revenir sur deux évènements traumatisants de sa vie, le viol et la prostitution…

Vernon Subutex une comédie humaine des années 2010

Cette trilogie sortie entre janvier 2015 et 2017 est le plus gros succès littéraire de Virginie Despentes, mérité. Son projet de faire des romans, qui « comme des polaroïds, essaient de rendre compte du regard de l’époque » y est parfaitement abouti.

À travers l’histoire de Vernon Subutex (un nom qui emmène dans un univers de personnages sous emprise de médocs, de drogues et d’alcool pour fuir une réalité trop éprouvante), disquaire qui se retrouve à la rue suite à la faillite de sa boutique, Virginie Despentes dresse un tableau de la France des années 2010 saisissant de vérité par une multitude de personnages hétéroclites, dont le seul point commun est d’être cabossés, même quand ils affichent une certaine réussite sociale. Beaucoup d’entre eux font partie des marges mais quand on cumule toutes ces marges, on arrive à une semi ou totale précarité qui concerne beaucoup de monde. Virginie Despentes dit être partie des personnes qui fréquentaient les disquaires dans les années 80-90 pour les imaginer vingt ou trente ans plus tard, tels qu’ils sont devenus, méfiants, voire haineux pour certains. On croise donc des SDF, une geek ex-star du porno, un producteur de musique, une détective privée au black, un scénariste sans succès, un intérimaire, un universitaire, une étudiante en droit musulmane pratiquante, une tatoueuse et serveuse, une critique de rock, etc. L’auteure comptait au départ faire un seul roman et peu à peu, à l’image des feuilletons ou des séries, elle a élargi la narration, développé les personnages, y compris leurs idées racistes, misogynes, leur violence et leur haine. Car nous sommes bien dans la France des années 2010, celle des attentats et de l’état d’urgence, de la parole raciste « décomplexée », de la misère toujours plus grande. D’où, entre autres, le portrait de Patrice, qui « a toujours levé la main sur ses copines. Toutes […] Et là, boum, la grosse beigne […] Et une deuxième, avant qu’elle ait le temps de réaliser, pour que ce soit clair et éviter ne serait-ce que le début d’une discussion. Les gens qui ne cognent jamais ne savent pas comment ça marche. C’est un animal tapi dans la panse, il est plus rapide que le raisonnement […] Mais s’il sent qu’il va s’énerver, c’est déjà trop tard […] autant demander à un volcan de retarder la fusion de la lave… il faut qu’il continue, il faut qu’il y aille. Il faut que l’autre se taise. Se soumette. » (tome 1).

Ou encore Laurent Dopalet, producteur et personnage méchant, odieux, qui paye des gens censés le rendre plus zen et qui utilise ces techniques new age (massage, méditation, etc.) pour être encore plus « performant » dans un système concurrentiel barbare.

La musique tient un grand rôle dans l’histoire (comme dans la vie de Virginie Despentes, et David Bowie, mort alors qu’elle écrivait le tome 3, y figure en exergue) où Vernon, de SDF, devient le prophète d’une communauté unie autour de la musique… sous forme de dérisoire organisation de boums. L’argent vient tout pervertir.

Les dernières lignes du tome 1 sont caractéristiques du style de Vernon Subutex, cru et imagé, réaliste et profond : « Je suis la pute arrogante et écorchée vive, je suis l’adolescent solidaire de son fauteuil roulant, je suis la jeune femme qui dine avec son père qu’elle adore et qui est si fier d’elle, je suis le clandestin qui a passé les barbelés de Melilla, je remonte les Champs-Élysées et je sais que cette ville va me donner ce que je suis venu chercher, je suis la vache à l’abattoir, je suis l’infirmière rendue sourde aux cris des malades à force d’impuissance […] Je suis l’arbre aux branches nues malmenées par la pluie, l’enfant qui hurle dans sa poussette, la chienne qui tire sur sa laisse, la surveillante de prison jalouse de l’insouciance des détenues, je suis un nuage noir, une fontaine, le fiancé quitté qui fait défiler les photos de sa vie d’avant, je suis un clodo sur un banc perché sur une butte, à Paris. »

De l’ultra-gauche à la gauche pas des plus radicales, une femme engagée, avec ses contradictions

Pour Virginie Despentes, la fiction permet de créer un monde, manière de rendre la vie plus supportable et agréable. Car elle ne supporte pas ce monde, depuis longtemps, même si sa colère et sa rage se sont calmées. Elle avoue être pleine de contradictions : désespérée face à l’état du monde qui court à sa perte mais remplie de l’espoir que les choses puissent encore changer (à l’image de l’Amérique du Sud où les mouvements féministes actuels l’intéressent beaucoup). Elle dit aussi rejeter la violence, utilisée par les capitalistes pour asservir et humilier, mais se rendre compte que sans elle, rien ne pourra changer.

C’est ce qui l’a conduite à soutenir Benoit Hamon en 2017 (pas Jean-Luc Mélenchon dont elle dit qu’il s’aime trop et a un rapport à l’autorité trop décomplexé) ou le candidat de la FI à la dernière élection municipale à Paris.

Certains lui reprocheront d’être finalement bien-pensante, « rangée » ou au contraire à côté de la plaque, mais ses interventions dans les débats font du bien : au moment du mariage pour tous elle a dit « je m’étonne de ce que le mariage vous obnubile autant alors que la misère vous paraît à ce point supportable » ; plus récemment dans une tribune de Libération le 1er mars 2020, qui se termine ainsi : « La différence ne se situe pas entre les hommes et les femmes, mais entre dominés et dominants, entre ceux qui entendent confisquer la narration et imposer leurs décisions et ceux qui vont se lever et se casser en gueulant. C’est la seule réponse possible à vos politiques. Quand ça ne va pas, quand ça va trop loin, on se lève, on se casse et on gueule et on vous insulte et même si on est ceux d’en bas, même si on le prend pleine face votre pouvoir de merde, on vous méprise on vous dégueule. Nous n’avons aucun respect pour votre mascarade de respectabilité. Votre monde est dégueulasse. Votre amour du plus fort est morbide. Votre puissance est une puissance sinistre. Vous êtes une bande d’imbéciles funestes. Le monde que vous avez créé pour régner dessus comme des minables est irrespirable. On se lève et on se casse. C’est terminé. On se lève. On se casse. On gueule. On vous emmerde. »

Liliane Lafargue


[1Propos tenus dans Hors Champs, émission de Laure Adler sur France Culture du 30/04/2012.

[2Entretien dans Télérama du 15/01/2015.

[3Idem que 2.

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