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Disparition d’Anne Sylvestre

Une grande de la chanson française : « Féministe, c’est la seule étiquette que je ne décolle pas ! »

3 décembre 2020 Article Culture

Anne Sylvestre vient de mourir, le 30 novembre 2020, et tout à coup, à travers la pluie d’hommages qui lui sont rendus, en écoutant encore et encore ses chansons, on se rend compte à quel point cette autrice, chanteuse et compositrice a une place à part dans la chanson française, et ce depuis soixante ans.

Sa longévité est remarquable, mais aussi sa production : elle a écrit et composé près de 400 chansons dans vingt-quatre albums originaux et s’est produite sur scène dans plus de 3 000 spectacles.

Parallèlement, avec Les Fabulettes, elle a écrit et composé des chansons pour enfants (dix-huit volumes vendus à des millions d’exemplaires à plusieurs générations !), commençant en 1962, à la naissance de sa première fille. Elle fait des chansons pour enfants « pour retarder la crétinisation », des chansons qui ne soient pas gnangnan. Pari réussi, car ses fabulettes sont éducatives, poétiques et drôles tout en abordant des sujets sérieux tels le racisme ou la pollution. La qualité littéraire de ses textes est reconnue au point qu’ils sont étudiés dans onze universités (dont sept à l’étranger), dans des programmes d’enseignement du français ou de littérature comparée.

Son œuvre complète de chansonnière est publiée en livre chez EPM et on dit souvent que ses chansons peuvent être lues sans musique. Mais c’est bien de chansons qu’il s’agit : Anne Sylvestre disait que la musique venait avec les mots, dans sa tête, avec le rythme, comme « des bulles de savon qui vont éclater si elle y touche ». Ses chansons, intemporelles, ont pourtant accompagné leur époque, en prise avec l’histoire, à l’exemple de Mon mari est parti, évoquant la guerre d’Algérie.

Elle disait « être une éponge qui absorbe tout ce qu’il y a autour » et ça donne une chanson. Cela explique probablement pourquoi, alors qu’elle refusait l’étiquette de chanteuse engagée, ses chansons traitent de sujets de société importants, faisant débat. Elle dénonçait le racisme, la misère ou encore l’homophobie (Xavier et Gay marions-nous).

Ainsi en 1973, alors que le combat pour le droit à l’avortement faisait rage, elle écrivait une chanson sur le droit de choisir pour les femmes d’avoir un enfant, Non, tu n’as pas de nom.

Elle dessinait des portraits de femmes décidant de prendre en main leur destin… à son image de femme qui composait et chantait, et elle a continué alors qu’elle avait eu des enfants, menant de front carrière d’artiste et rôle de mère. Féministe sans le savoir comme elle l’a expliqué, le mot étant venu après. Plus tard elle disait : « féministe oui. C’est la seule étiquette que je ne décolle pas. »

Elle a dénoncé aussi la misogynie ordinaire, avec humour, se moquant des préjugés sexistes dans La Faute à Ève, Mon mystère (1978), La vaisselle (1981) ou encore Les hormones Simone. Elle se moquait aussi des hommes dans Petit bonhomme ou de l’amour dans un duo avec Bobby Lapointe, Depuis l’temps que j’l’attends mon prince charmant (1969). Le ton est plus grave dans Une sorcière comme les autres (1975), dans Rose, histoire d’une jeune fille infanticide de 16 ans ou dans Douce maison, sur le viol (1978). En 2013, dans Juste une femme, elle protestait contre le fait qu’« on tripote, pelote, pousse dans les coins » des femmes qui ne le veulent pas et qu’on dit, quand elles s’insurgent, « qu’elles exagèrent, ce n’est pas un drame, il n’y a pas mort d’homme ».

Elle célèbre la sororité dans Frangines, qui se termine par « si on se retrouvait frangines… on ferait changer les choses et je suppose aussi les gens, on ferait changer les choses, allez on ose, il est grand temps ».

Elle savait de quoi elle parlait quand elle dénonçait le sexisme : à ses débuts, dans les cabarets de la rive gauche de Paris à la fin des années 1950, où elle côtoie les chanteurs débutants de son époque, les Serge Gainsbourg, Brigitte Fontaine, Léo Ferré, Jean Ferrat, Jacques Brel et Georges Brassens, elle est très vite remarquée… et comparée à Brassens, car elle s’accompagne alors à la guitare comme lui et ses textes poétiques, justes et sensibles font mouche. Cela lui vaut le surnom de « Brassens en jupon »… flatteur selon les hommes qui l’utilisent, car quoi de mieux pour une faible femme que d’être comparée à un homme ! Mais voilà qui horripile Anne Sylvestre : « c’est ma croix sur cette terre » dit-elle, « quand dira-t-on un Anne Sylvestre en caleçon ? » Brassens, lui, écrit un texte pour la pochette de son deuxième album : « on commence à s’apercevoir qu’avant sa venue dans la chanson il nous manquait quelque chose, et quelque chose d’important. »

La misogynie, c’est Bruno Coquatrix (le directeur de l’Olympia) lui conseillant « n’entrez pas sur le côté, on vous verrait de profil » (son nez était considéré comme trop imposant !). Ce qu’elle commenta, dans un entretien au Monde de la musique, en 1978 : « un homme ça a le droit d’avoir de grandes oreilles et de dire merde, et on me reproche encore de mettre de vilains mots dans mes chansons. »

Mais cette blessure-là n’est rien à côté de celle qu’elle a cachée longtemps : celle d’être la fille d’un « collabo ». Anne Sylvestre est née Anne-Marie Beugras en 1934, dans une famille « classique » selon ses mots et a eu une enfance heureuse, juste marquée par les fréquentes absences de son père. Celui-ci, ingénieur chimiste chez Rhône-Poulenc, est devenu fasciste après les grèves de 1936, rejoignant le Parti populaire français de Jacques Doriot et devenant son lieutenant. Anne Sylvestre a sauté sur les genoux de Doriot et dessiné des cocardes et des drapeaux tricolores… jusqu’en 1944 où son père (responsable du renseignement pour le PPF) a fui, avec son fils ainé (grand frère adoré, qui a « disparu » dans un bombardement en Allemagne).

Albert Beugras est arrêté, mais comme il a pris contact avec les services de renseignement américains, il échappe à la mort et fait dix ans de prison. Chez Anne, le souvenir est resté de la honte éprouvée, de l’école manquée un jour par semaine pour aller voir son père à Fresnes, et de la mise en quarantaine par les enfants de l’école… ainsi que du soutien que lui a apporté la directrice, ancienne déportée et sœur du colonel Rémy, un nom de la résistance gaulliste par ailleurs d’extrême droite.

Sa sœur, Marie Chaix, a écrit un roman en 1994, Les Lauriers du lac de Constance, dans lequel elle raconte l’histoire de leur père, ce qui a terrorisé Anne Sylvestre qui n’en avait jamais parlé. En 1999, elle écrit une chanson, Judith et Roméo, sur une histoire d’amour entre une jeune femme juive et un fils de « collabo », dans laquelle elle fait dire à Roméo « cette peine que tu abrites, je la partage, tant Judith j’ai souffert du mauvais côté dans mon enfance dévastée. Mais dois-je me sentir coupable ? Et ce qui fut impardonnable et que je ne pardonne pas, pourquoi le rejeter sur moi ? » L’embrigadement de son père lui fera rejeter tout engagement dans un parti… et proclamer dans une de ses plus belles chansons, « j’aime les gens qui doutent, les gens qui trop écoutent leur cœur se balancer ».

Nous sommes nombreuses et nombreux à aimer les chansons d’Anne Sylvestre qui continueront à nous faire rire et à nous émouvoir, et sa voix limpide et chaude.

Liliane Lafargue


Les citations d’Anne Sylvestre sont extraites d’entretiens avec Hélène Hazera sur France Culture dans À voix nue en 2002 : https://www.franceculture.fr/emissi...

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