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Tunisie : après quinze jours d’ébullition sociale, les protestataires ne s’arrêtent pas

29 janvier 2021 Article Monde

Manifestation du 26 Janvier 2021. Quartier Ettadhamen. © Emna Fetni


Le 20 janvier, à Sbeïtla (dans le gouvernorat de Kasserine au centre de la Tunisie), une rumeur circule sur la mort des suites de la répression d’Heikel Rachadi, un jeune homme ayant participé aux émeutes la veille. Si ses proches confirment son état grave, puisqu’il est dans le coma et hospitalisé dans la ville de Sousse, ils infirment la rumeur et par un sit-in appellent les autorités à prendre des mesures à l’encontre du policier ayant tiré sur Heikel. Le ministère de l’Intérieur se contente de démentir l’accusation d’une blessure à la tête par une bombe lacrymogène. Les jeunes ne décolèrent pas pour autant, les heurts à Sbeïtla ont repris le soir même. Des heurts se poursuivent dans différentes villes dans les jours qui suivent et des manifestations de rue en journée marquent l’actualité.

Lundi 25 janvier, on annonce le décès d’Heikel Rachadi et le directeur régional de la santé de Kasserine confirme que la mort fait suite à une blessure à la tête par une grenade lacrymogène. Manifestation de colère et de tristesse [1] , le cortège funèbre d’Heikel Rachadi est également réprimé au gaz lacrymogène. L’armée est déployée dans la ville, devant les bâtiments d’État, mais la jeunesse de Sbeïtla, dénonçant les policiers comme meurtriers, procède dans la nuit à des barrages de routes conduisant à des affrontements avec les forces de l’ordre, se répétant jusqu’à aujourd’hui nuit après nuit.

Depuis plusieurs jours un bon nombre de vidéos circulent sur Tik Tok ou Facebook. On peut y voir des forces de l’ordre tirer à bout portant sur des manifestants et à l’intérieur des maisons. Dans la cité El Habid de Sfax, on peut notamment apercevoir un policier qui hurle « Rentre chez toi, nique ta mère la pute » avant de tirer en direction d’un jeune homme simplement sorti sur son balcon [2]. Le fait que de nombreux blogueurs, rappeurs ou anonymes ayant exprimé un soutien au mouvement aient été kidnappés violemment à domicile par la police participe au climat anxiogène. Les nombreux témoignages de familles victimes de ces violences relayées par des médias comme Meshkal/Nawaat, rappellent aux Tunisiens les procédés de la dictature et la Ligue des droits de l’homme tunisienne craint « le retour de la torture dans les centres de détention ».

Depuis le début de la mobilisation, au moins 1600 personnes, dont de nombreux mineurs, ont été arrêtées. Ce nombre augmente : les organisations des droits de l’homme ont déclaré avoir « du mal à suivre ». Dans la semaine, un opérateur portuaire de Marseille manutention (terminal routier sud) a annoncé avoir réalisé une opération « pour le moins atypique » : la livraison de 26 camions de police (sur 60 prévus), en partance pour les rues de Tunis. Il y a dix ans, la ministre de l’Intérieur de l’époque, Michèle Alliot-Marie, se félicitait de pouvoir partager le « savoir-faire français » avec le dictateur Ben Ali. La mobilisation de masse l’obligeait à quitter le pays en avion quelque temps plus tard.

La crise sanitaire a aussi une conséquence sociale dramatique, avec la destruction de dizaines de milliers d’emplois. En Tunisie, plus d’un jeune sur trois est au chômage. La jeunesse continue d’exprimer sa colère contre l’injustice de cette société qui ne leur offre que misère, mépris et répression, dans un pays où la tension grandit de plus en plus. Depuis quelques jours ce sont surtout des manifestations, rassemblements et sit-ins (devant le siège des martyrs et blessés de la révolution ou devant la banque centrale), qui succèdent aux émeutes nocturnes et ce, malgré l’interdiction de manifester en raison de la crise sanitaire à Tunis, Sfax, Sousse, Gabès, ou encore Gafsa. Sur les places ou dans les rues, les gens se rassemblent, parfois avec la photo d’un jeune emprisonné, interpellant les passants, dénonçant le système, la corruption, la misère, etc. Certains brandissent des baguettes de pain ou des cages d’oiseaux en manifestation réclamant ainsi « la dignité, le travail et le pain » ! La composition sociale semble évoluer. Des travailleurs et des étudiants sont également visibles. Parmi les slogans, on peut entendre : « le peuple veut la démission du régime » repris des manifestations de 2011.

Nora Debs


Ces lignes ne traitent que des dix derniers jours. On peut lire également nos articles antérieurs sur les premiers jours d’émeutes [3] liées à la misère et l’imposition d’un couvre-feu aux objectifs politiques [4], et très rapidement réprimées [5], ainsi que sur la mobilisation d’octobre dernier contre une loi « pour la répression des atteintes contre les forces armées » renforçant les droits des appareils sécuritaire et militaire [6].


Portfolio

Manifestation à Tunis du 19 janvier 2021 - 150-200 manifestants source : Michel Picard @PicardPress

Sit-in devant la banque centrale le 23 janvier 2021. Pancarte : « La mauvaise génération vs la génération corrompue »

Camion anti-émeute, devant l’ARP, bardo, 26 janvier 2021. source twitter : @rababalouii

Mardi 26 janvier pendant que le gouvernement devait faire passer un vote de confiance concernant son remaniement au Bardo (ville située à quelques kilomètres à l’ouest de Tunis), des centaines de jeunes manifestants, venus notamment du quartier populaire d’Ettadhamen, ont marché vers le siège de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), malgré un énorme dispositif policier essayant non seulement de leur barrer l’accès à l’ARP, mais aussi à la ville.

https://twitter.com/i/status/135404... : vidéos de la manifestation

28 janvier : Protestation « journée de colère » des habitants de Jendouba (ville du Nord-Ouest de la Tunisie) devant le siège du gouvernorat, en soutien au mouvement et pour la libération des interpelées. source : webdo.tn

Situaiton sanitaire

En pleine recrudescence de l’épidémie de Covid, et alors que le taux de pauvreté explose, l’exécutif préfère jouer la carte de la répression et payer du matériel répressif plutôt que du matériel médical.

Le ministère de la Santé a annoncé l’enregistrement de 181 885 nouveaux cas de coronavirus et 5 750 décès le 17 janvier 2021, une moyenne de 70 morts par jour. Dans la seule journée de vendredi 22 janvier, 140 morts. Les services de réanimation sont saturés alors que le virus continue de se propager à grande vitesse. Seulement 289 lits de réanimation et 1 943 lits à oxygène sont disponibles dans le secteur public, et 234 lits de réanimation dans le secteur privé. La répartition laisse entrevoir un déséquilibre important entre les gouvernorats (cinquante pour cent des lits se concentrent sur le Grand Tunis), avec un délaissement flagrant des gouvernorats les plus pauvres, ceux du centre de pays, dans lesquels il n’y a simplement pas de possibilité d’accès à des lits de réanimation ou d’oxygène au niveau du secteur privé. Le 8 décembre dernier, des centaines de travailleurs de la santé, ainsi que des étudiants en médecine, avaient protesté, durant une « journée de rage » [7] dénonçant le manque de moyens, d’infrastructures et d’équipements en pleine pandémie.

Répartition des lits de réanimation + oxygène : secteur du privé et public. Source : Organisation I WATCH

Répartition des lits de réanimation + oxygène : secteur du privé. Source : Organisation I WATCH

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