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Tunisie : Au-delà du plébiscite qu’espère Kaïs Saïed, la situation sociale réelle du pays

22 juillet 2022 Article Monde

(Photo : sur la banderole des manifestants, le 18 juillet à Tunis, on lit : « Le référendum est l’un des outils de la dictature déguisée ». Photo de Ahmed Zarrouki , https://instagram.com/ahmed.zarroki...)

Lundi prochain, 25 juillet, doit avoir lieu en Tunisie le référendum constitutionnel dont le président Kaïs Saïed compte faire un plébiscite pour sa personne, justifiant les pleins pouvoirs qu’il s’est arrogés par deux coups de force successifs : le limogeage de son premier ministre et la suspension du parlement le 25 juillet 2021 à l’occasion du 64e anniversaire de l’indépendance du pays, puis au mois d’avril dernier la dissolution pure et simple du parlement.

Il avait bénéficié pour ce faire de la lassitude (pour ne pas dire l’écœurement) de la population tunisienne vis-à-vis de tout le jeu parlementaire avec lequel les partis politiques, et les gouvernements de coalitions qui se sont succédés, avec en pole position les islamistes d’Ennahda et les anciens notables du régime de Ben Ali, recyclés sous une nouvelle étiquette, ont enterré les espoirs qu’avaient suscités la révolution de janvier 2011 reversant Ben Ali. Du côté des partis politiques il a eu un assentiment tacite de ceux qui se réjouissaient de l’éviction du trop envahissant parti Ennahda.

Si bien qu’aujourd’hui en voulant faire plébisciter une nouvelle constitution taillée à sa mesure, Kaïs Saïed peut escompter que les jeux sont faits d’avance en sa faveur. On verra.

Mais la réalité sociale du pays est à mille lieues des péripéties constitutionnelles qui secouent le monde politique tunisien. Comme on le voit à travers quelques faits assez significatifs.

Les prix préoccupent plus que le référendum

Bien que Kaïs Saïed reste largement populaire, son projet constitutionnel, rédigé par un groupe à huis clos dont les membres ont été nommés par le président et proposé à quelques semaines du référendum, est loin de faire l’unanimité. La faible audience dans les médias des partisans du « non » provoque un malaise semblable à celui des périodes électorales sous le régime de Ben Ali, où tout était joué d’avance. Dans les quartiers populaires on s’interroge sur comment cette « constitution magique » va résoudre les problèmes liés à l’inflation et au chômage grandissant. Car là est la première préoccupation : la hausse des prix est aux yeux de tous vraiment incroyable.

Les statistiques officielles du mois de mars dernier [1] chiffraient l’inflation à 8,7% sur un an, mais avec des hausses de 20 % pour l’huile, les œufs, les fruits, 15 % pour la volaille. Et depuis ils ont flambé encore plus. Mais le président de la Chambre nationale du commerce explique que si les prix de la volaille et des œufs sont « régulés », il décline toute responsabilité pour le prix sur les « marchés parallèles », bref pour ce qu’on trouve. Quand ces produits sont encore disponibles.

Si la situation de pénurie notamment concernant la farine semble s’améliorer, la dépendance de la Tunisie en termes d’importation pour subvenir aux besoins de sa population, la guerre en Ukraine et les conséquences de la crise climatique sont de nouveaux facteurs pouvant conduire le pays à une grave crise alimentaire. Depuis quelques jours, plusieurs régions subissent des coupures d’eau potable tous les soirs. Ces coupures sont en réalité courantes, au motif de rénovation des installations du système d’acheminement ou en raison d’un « stress hydrique ». Parfois, ces coupures durent plusieurs jours entiers en plein été et finissent par provoquer des émeutes [2].

Alors quoi d’étonnant qu’il y ait pratiquement aucune discussion sur le référendum et la constitution quand la majorité est préoccupée de savoir comment trouver un travail, se nourrir, ou pouvoir rembourser le proche qui vous a avancé plusieurs mois de loyers.

Des manifestants pas dupes face aux manœuvres politiciennes

À une semaine du référendum, dimanche 18 juillet, à Tunis sur l’avenue Habib Bourguiba, une centaine de manifestants se sont rassemblés pour dénoncer la révocation par décret de 57 juges en juin par le président Saïed et contre le projet d’une nouvelle Constitution. La manifestation non déclarée par de jeunes activistes avait pris ironiquement pour slogan une phrase de Kaïs Saïed lui-même prononcée en 2017 : « Le référendum est l’un des outils de la dictature déguisée ».

Sur la pancarte : « Nom : Kaïs Saïd. Profession : Abdel Fattah al-Sissi », comparant le président tunisien au maréchal président égyptien. Photo Ahmed Zarrouki.

Les manifestants faisaient tous le même constat, rien n’a changé, le système est toujours le même, mais peut s’empirer. Contre un retour en arrière, les jeunes manifestants ont donc appelé à faire le choix du « non » contre Saïed, mais en même temps contre les islamistes (nahdhaouis) et les destouriens, parti populiste dont la chef de file Abir Moussi se prétend l’héritière de l’ancien dictateur Ben Ali.

Kaïs Saïed : une nouvelle dérive autoritaire

C’est le 1er juin dernier que, par simple décret présidentiel, 57 juges avaient été limogés, accusés de corruption et du fait de protéger des islamistes. Ainsi cette purge s’inscrirait dans la campagne anti-corruption que Kaïs Saïed affirme mener depuis son coup d’État du 25 juillet 2021.

Après trois semaines de grève pour protester contre ces limogeages, la coordination des syndicats des magistrats tunisiens a annoncé dimanche 3 juillet un arrêt provisoire de celle-ci, disant qu’elle pourrait la reprendre en cas de maintien du décret de révocation du 1er juin. Une sorte de trêve électorale. Sauf que la coordination syndicale oublie de dire que le projet de constitution de Kaïs Saïed soumis au référendum du 25 juillet prive les magistrats du droit de grève (article 41).

Dans cette guerre aux juges qui lui déplaisent, le plus caractéristique du régime de Kaïs Saïed est le licenciement de deux femmes juges, limogées pour « outrage aux bonnes mœurs ». Pour l’une d’elle, Keira Ben Khelifa, on lui reprochait une liaison avec un homme marié qu’elle aurait eue et daterait de 2020. Bien que classé sans suite, le dossier d’accusation de la juge a fuité sur les réseaux, généreusement diffusé par un partisan du président, un dossier dont la pièce maîtresse serait ce fameux « certificat de virginité » requis par les autorités dans ce genre d’affaires, une pratique violente et rétrograde. Les accusées ont le droit de refuser, mais essayer de se soustraire à ce « test » est évidemment considéré comme un aveu de culpabilité.

Côté rétrograde, Kaïs Saïed n’a rien à envier aux islamistes qu’il prétend combattre. Il est connu pour être un conservateur ayant enterré le projet politique de son prédécesseur Essebsi sur la modification du code du statut personnel en faveur de l’égalité dans l’héritage. Comme à chaque retour en arrière, ce sont les femmes qui sont jetées les premières en pâture.

Le drame des réfugiés

Depuis 2011 la Tunisie connaît une augmentation du nombre de réfugiés sur son territoire, avec notamment la création, dans le gouvernorat tunisien de Médenine en février 2011, du camp Choucha, un camp de réfugiés principalement venu de Libye, aux conditions humanitaires catastrophiques. Avec le démantèlement de ce camp, la situation des réfugiés ne s’est pas améliorée, au contraire.

En mai 2022, environ 9 703 personnes ont été enregistrées comme réfugiés par l’UNHCR (ou HCR, Haut-commissariat aux réfugiés des Nations unies). Elles sont en majorité originaires de Côte d’Ivoire, de Syrie et du Soudan. Alors que leur nombre est en augmentation, la réduction de la prise en charge et des aides a accentué la précarité de leurs situations. Dans la ville de Sfax le centre du HCR a fermé alors qu’on y retrouve une des plus grandes concentrations de réfugiés du pays. Sans aides ni droits les réfugiés sont envoyés par le HCR dans des emplois informels, mal payés et dangereux, pouvant conduire à la mort. Leurs situations s’aggravent d’autant plus que le racisme, les violences et discriminations à leur encontre ne font qu’augmenter.

Une situation qui a conduit certains d’entre eux à manifester devant le siège du HCR à Tunis le 1er juin dernier, en pleine canicule, alors qu’une centaine de réfugiés campait déjà depuis presque deux mois devant le HCR. Le 18 juin, dans un communiqué, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) relate une évacuation violente et la dispersion de certains vers des destinations inconnues.

Ce sit-in de Tunis était le prolongement de celui qui avait débuté en février dans la ville de Zarzis, dans le sud-est tunisien, avec des réfugiés expulsés d’un centre d’accueil de la ville de Médenine [3].

Photo : des réfugiés pendant le sit-in de Zarsis (Source : Inkyfada - https://inkyfada.com/fr/2022/04/23/...)

Installés avec de simples matelas, cartons ou sacs plastiques devant l’immeuble du HCR, environ 200 réfugiés ont réclamé le droit à des conditions décentes d’hébergement et de vie, dénonçant aussi le racisme qu’ils subissent au quotidien et les mauvais traitements, dont le harcèlement policier. Outre les revendications d’un droit à la protection, à la justice, à un statut, leur situation est si intenable que la plupart réclame la possibilité d’une évacuation par l’État, et non des passeurs, dans un pays tiers plus favorable à la garantie de leurs droits. Pas sûr qu’une telle terre d’accueil existe.

Nora Debs


[2HISTOIRES D’EAU AU MAGHREB ET AU PROCHE-ORIENT - Tunisie. La rareté de l’eau, un débat pour noyer le poisson. https://orientxxi.info/magazine/tun...

[3À Tunis, fin du sit-in des demandeurs d’asile devant les locaux du HCR - info migrants. https://www.infomigrants.net/fr/pos...

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