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Répression dans l’État espagnol : liberté pour Pablo Hasél !

25 février 2021 Article Monde

(Photo : manifestation à Barcelone, le 16 février 2021. Jordiventura96, https://commons.wikimedia.org/wiki/...)

« Sans liberté d’expression et d’information, il n’y a pas de démocratie. » C’est ce que déclarait le roi Felipe VI le 9 février, jour de la remise des prix de journalisme de l’Association de presse de Madrid. Une semaine plus tard, le chanteur Pablo Hasél était incarcéré pour le contenu de ses chansons (jugées trop irrévérencieuses envers la Couronne) et quelques déclarations sur Twitter (taxées d’apologie du terrorisme). Liberté d’expression, donc, mais pas sur tous les sujets !

Une justice aux ordres

Cela fait une dizaine d’années que le rappeur catalan est poursuivi par la justice. Celui qui ne se cache pas d’être militant communiste – se réclamant des idées du PCE (reconstitué) [1] – avait déjà été arrêté en 2011 pour une chanson (Democracia su puta madre) dans laquelle il rendait hommage à un ancien dirigeant du PCE(r), condamné à dix-sept ans de prison pour appartenance aux Grapo. Il sortait de garde à vue en liberté provisoire (interdiction de quitter le territoire, et obligation d’aller pointer régulièrement au commissariat).

En 2014, il était condamné à deux ans de prison pour apologie du terrorisme, pour dix chansons dans lesquelles il faisait référence aux groupes armés Grapo, Terra Lliure et à la RAF (Fraction armée rouge, Allemagne), mais n’entrait pas en prison.

En 2018, nouveau procès et nouvelle condamnation – pour laquelle il est aujourd’hui incarcéré. Le parquet demandait cinq ans pour « apologie du terrorisme » [2], « calomnies et injures » contre la Couronne et les institutions de l’État, pour soixante-quatre tweets publiés entre 2014 et 2016 [3] et la chanson Juan Carlos el Bobón dans laquelle il évoquait la plupart des scandales entourant la famille royale (le train de vie dispendieux de ses membres, les affaires de corruption, sans oublier « l’accident » par lequel Juan Carlos tua son frère lorsqu’il était enfant, son rôle trouble dans le coup d’État avorté du 23 février 1981, ses affaires avec l’Arabie saoudite, jusqu’au fatidique et coûteux safari au Botswana qui précipita son abdication). La peine initiale (deux ans et un jour de prison, avec une amende de 24 300 euros) était ramenée par le Tribunal suprême en appel, en septembre 2020, à neuf mois et un jour (avec six ans d’interdiction d’exercer un emploi public, la même amende… et en prime une prolongation de la peine si elle n’était pas réglée).

L’Espagne, championne de la censure

Si le cas de Pablo Hasél est aujourd’hui emblématique – notamment parce qu’il a déclenché une vague de mobilisations –, il n’est pas isolé en Espagne. Depuis la Constitution de 1978, cent-cinquante-huit personnes ont été condamnées à de la prison pour « apologie du terrorisme », « injure à la Couronne ou aux institutions de l’État » ou « offense aux sentiments religieux », dont soixante-seize depuis 2016 ! Une répression qui a touché une quinzaine de rappeurs depuis 2014 (dont Pablo Hasél, mais aussi le Majorquin Valtònyc, qui a préféré s’exiler en Belgique en 2018 pour éviter son incarcération, et qui est toujours en attente d’une décision de la justice belge sur son extradition), mais qui s’inscrit dans une pénalisation plus globale du mouvement social : dès que l’on touche à la monarchie, à l’héritage du franquisme, à la police ou aux volontés d’indépendance des « nationalités périphériques », les juges ont l’accusation « d’apologie du terrorisme » assez facile [4].

Dans une tribune publiée il y a quelques jours pour demander la libération de Pablo Hasél et le retrait du code pénal de ces délits qui entravent la liberté d’expression, deux cents personnalités du monde de la culture (dont Pedro Almodóvar, Javier Bardem, ou Joan Manuel Serrat pour les plus connus) rappelaient que « l’Espagne est devenue le pays au monde qui compte le plus de condamnations d’artistes pour le contenu de leurs chansons » [5].

La goutte qui a fait déborder le vase

Quand il a reçu, le 2 février, la notification lui donnant un délai de dix jours pour se rendre en prison, Pablo Hasél a choisi la voie de la mobilisation, prétendant ainsi rendre visible cette atteinte aux libertés. Pas question de se rendre, de s’exiler, ni de se taire. Au dernier jour du délai imparti, il a publié une nouvelle chanson (Ni Felipe VI) dénonçant encore une fois la monarchie, avant de se barricader dans l’université de Lleida avec une cinquantaine de soutiens « pour rendre la tâche un peu plus difficile à la police ». Mardi 16 février, à la première heure, il en était délogé par un impressionnant dispositif policier, et conduit en prison.

Le soir même, des dizaines de manifestations étaient convoquées dans tout le pays : dans les principales villes de Catalogne (Barcelone, Lleida, Tarragone, Gérone, mais aussi des villes plus petites comme Vic), comme à Madrid, Valence, Grenade, Malaga, Valladolid, Donostia-Saint Sébastien… Des manifestations massives, diverses et populaires, dans tout le pays donc, se poursuivant souvent dans la nuit par de longs affrontements avec la police, pour demander la libération non seulement de Pablo Hasél, mais de tous les prisonniers politiques. Depuis, les manifestations se répètent, soir après soir, malgré la violence de la répression (mercredi, une jeune femme a perdu un œil à Barcelone suite à un tir de flashball) et les arrestations (plus d’une centaine en Catalogne).

D’après les témoignages, parmi les jeunes (et parfois les très jeunes) mobilisés, au-delà de la réaction à une attaque contre les libertés démocratiques, s’exprime aussi un profond ras-le-bol : contre le chômage, la précarité, l’absence de perspectives, l’impossibilité d’accéder à un logement digne, dans un contexte de crise qui dure et s’aggrave…

L’ensemble de la classe politique n’a évidemment pas manqué de condamner la « violence » des manifestants, les conteneurs incendiés et autres vitrines brisées… et la droite et l’extrême droite, largement relayées par la plupart des médias, de lancer de fausses rumeurs, prétendant que Hasél n’entrait pas en prison pour ses chansons mais pour une accumulation d’autres condamnations.

Que fait le gouvernement « le plus progressiste de l’histoire » ?

L’incarcération de Pablo Hasél est une sacrée épine dans le pied pour le gouvernement PSOE / Unidas Podemos [6].

Quelques jours avant son arrestation, la porte-parole du gouvernement avait bien reconnu « un manque de proportionnalité » dans la peine infligée. Mais de là à s’y opposer… Tout juste de quoi se laver un peu les mains, tout en laissant la décision aux très réactionnaires juges de l’Audience nationale. De son côté, le chef de file de Podemos, Pablo Iglesias, faisait scandale en déclarant, dans une interview pour un journal catalan : « Il n’y a pas de situation de pleine normalité démocratique dans notre pays », faisant référence, d’une part, à la situation des dirigeants des deux partis au pouvoir en Catalogne (l’un, Oriol Junqueras, étant en prison, et l’autre, Carles Puigdemont, en exil à Bruxelles), et d’autre part, à la condamnation de Pablo Hasél pour ses textes. « En tant que démocrate, disait-il, je crois qu’il n’est pas bon pour l’image de l’Espagne que quelqu’un puisse finir en prison à cause de ses chansons, quoi qu’il dise dans ses textes. » Un soutien bien timide.

Après une série de renoncements (depuis sa mise en place, le gouvernement n’a pas avancé ni vers l’abolition de la réforme du Code du travail de 2012, ni sur l’interdiction des expulsions locatives ou l’encadrement des loyers, ni pour abroger l’infâme loi dite « du bâillon » mise en place par la droite en 2014 pour étouffer la contestation sociale, et vient de faire voter un budget qui augmente les dépenses militaires et offre à la Couronne la hausse de budget la plus importante de la dernière décennie), la mobilisation autour de l’incarcération de Pablo Hasél était, pour Unidas Podemos, une occasion de reprendre du poids dans la coalition auto-proclamée « la plus progressiste de l’histoire » à sa constitution. Mardi 9 février, le groupe présentait au Congrès une proposition de loi « de protection de la liberté d’expression », proposant d’abroger les délits d’injure à la Couronne, d’injure contre les institutions de l’État, d’apologie du terrorisme et le délit contre les sentiments religieux. Pris de court, le ministre de la Justice annonçait, quelques heures plus tôt, une réforme allant dans le même sens, pour que « les excès verbaux commis dans le cadre de manifestations artistiques, culturelles ou intellectuelles » ne relèvent plus du droit pénal, et ne puissent plus entraîner de peines de prison, sans donner toutefois davantage de précisions.

Les manifestations de cette semaine ont contribué à tendre encore la situation au sein du gouvernement. À peine Pablo Echenique, porte-parole de Unidas Podemos avait-il publié un message (le seul ou presque !) pour soutenir « les jeunes antifascistes qui demandent dans la rue la justice et la liberté d’expression » et dénoncer la mutilation d’un œil subie par une manifestante, que la droite hurlait au scandale et demandait la démission de Pablo Iglesias, accusé d’encourager les manifestations et les violences. Le président socialiste du gouvernement, Pedro Sánchez, rappelait tout le monde à l’ordre en qualifiant la violence d’« inadmissible » dans une démocratie « pleine » telle que l’Espagne. Cette semaine, Unidas Podemos a présenté une demande de grâce pour les chanteurs Pablo Hasél et Valtònyc auprès du ministre de la Justice… de son propre gouvernement.

Depuis maintenant plus d’une semaine, les manifestations se poursuivent et s’organisent. Et ce ne sont pas les vagues promesses de réforme du gouvernement qui vont les faire s’arrêter. Les jeunes et moins jeunes révoltés ont bien compris que pour obtenir la libération et l’amnistie de Pablo Hasél et d’autres prisonniers condamnés pour délits d’opinion, l’heure est à construire et améliorer le rapport de force. Une condition et opportunité, peut-être également, à un possible élargissement des revendications.

Sabine Beltrand


Un graffiti effacé par la mairie de Barcelone (Público)…

… et celui qui a été refait à la place (EFE)


[1Le PCE(r) est un parti marxiste-léniniste fondé quelque temps avant la mort de Franco et « illégalisé » en 2003, la justice le considérant comme le bras politique des Grapo (Groupes de résistance antifasciste du premier octobre, groupe armé qui a mené une série d’attentats pendant la « période de la transition », principalement contre des policiers et militaires, et qui a bénéficié au départ d’une forme de soutien populaire, avant d’être largement réprimé).

[2La sentence de l’Audience nationale (signée notamment par le juge Nicolás Póveda Peñas, par ailleurs ancien candidat de la « Phalange » espagnole…) affirmait que les publications du rappeur supposaient « une action dirigée contre l’autorité de l’État, par le mépris et le dénigrement personnel et collectif, et par des allusions à la nécessité d’aller plus loin dans un comportement violent, en recourant y compris au terrorisme, dont il présente les membres éminents et condamnés par la justice comme des référents à imiter, en cherchant l’adhésion des gens pour cette fin ».

[3En voici quelques exemples : « Fier de ceux qui ont répondu aux agressions de la police » ; «  La Guardia Civil qui torture et qui tire sur des migrants ? Démocratie. Des blagues sur les fachos ? Apologie du terrorisme » ; « Constance dans la lutte [contre les expulsions], et un jour celui qu’on expulsera ce sera Felipe de Borbón et toute sa famille de parasites ennemis du peuple » ; « L’État espagnol donne des armes aux criminels amis de la monarchie pour qu’ils puissent bombarder le Yémen. Que ça se sache » ; « Des policiers qui sous Franco mettaient en prison, aujourd’hui mettent en prison en tant que juges de l’Audience nazi-onale » ; « Joseba Arregi [militant de l’ETA, mort au lendemain de sa détention en 1981] a été assassiné par la police qui l’a torturé » ; « La police sème le racisme et récolte la rage. Qui ça surprend ? »  ; « Les manifestations sont nécessaires mais pas suffisantes, soutenons ceux qui sont allés plus loin [avec une photo de Victoria Gómez, membre des Grapo condamnée à 30 ans de réclusion pour séquestration d’un patron]  »  ; « La police assassine en toute impunité : Iñigo Cabacas [supporter de l’Athletic Bilbao mortellement touché par un tir de flashball dans la tête en 2012 alors qu’il célébrait une victoire de son club], des migrants, etc. Mais Pablo Iglesias dit qu’ils nous protègent »

[4Voir l’article publié dans un dossier sur la Catalogne à propos de la répression dans l’État espagnol : La répression qui touche la Catalogne n’est pas une exception .

[5Référence à une publication de l’organisation internationale Freemuse qui indiquait en 2020 que l’Espagne comptait quatorze artistes condamnés à de la prison contre treize en Iran, neuf en Turquie ou quatre en Russie.

[6Coalition entre IU (Izquierda Unida, la Gauche unie, autour du Parti communiste espagnol) et Podemos, la formation « radicale » dirigée par Pablo Iglesias qui a émergé dans le sillage des mobilisations de 2011.

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