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Accueil > Les articles du site > Ce qu’ils appellent « les classes moyennes »

Qui et combien sont-ils ?

Mis en ligne le 4 avril 2021 Article Politique

(Crédit photo : J. P. Le Ridant, https://commons.wikimedia.org/wiki/...)

Comment définir ces trois millions de personnes dont beaucoup sont proches de la classe ouvrière par leur style et leur niveau de vie, ou par leur origine sociale, mais qui se considèrent eux, selon les cas, comme « petits patrons », « travailleurs indépendants », voire « auto-entrepreneurs » ?

Les journalistes et commentateurs divers les désignent souvent sous le terme vague, peu scientifique mais très à la mode, de « classes moyennes ». Il n’existe pas de définition de ces « classes moyennes ». Pour l’Observatoire des inégalités, cette catégorie comprendrait les personnes dont le niveau de vie mensuel est compris entre 1 390 euros et 2 568 euros (chiffres 2018) [1]. Avec une telle définition, la moitié de la population globale en France entreraient donc dans cette catégorie où l’on retrouve pêle-mêle des salariés du privé et du public (ouvriers qualifiés, employés, techniciens, ingénieurs, enseignants, personnel soignant…) et des « indépendants  » (commerçants, artisans, une partie des professions libérales…). En dessous se trouvent les 30 % les plus pauvres et au-dessus les 20 % les plus riches.

Or certaines personnes des catégories qui nous intéressent – notamment chez les auto-entrepreneurs – n’atteignent pas l’équivalent du Smic (1 231 euros pour 35 heures), ce qui est également le cas de nombre de petits paysans, qui cumulent d’ailleurs parfois avec un emploi salarié. Si l’on regarde le niveau de vie, une partie des membres de ces catégories sociales dites « indépendantes » se situe donc entre la partie haute des classes pauvres et la partie basse des « classes moyennes ». Ce sont, en quelque sorte, les soutiers de la petite bourgeoisie ou les nouveaux tâcherons du XXIe siècle. Aux siècles précédents, on désignait par le terme de « tâcheron », selon le Petit Larousse, un « petit entrepreneur ou un ouvrier qui travaille à la tâche », c’est-à-dire à une commande ponctuelle. Et le dictionnaire ajoutait que ce mot désignait aussi « une personne qui exécute une tâche ingrate et sans éclat ». Ces définitions s’appliquent comme un gant à la majorité des auto-entrepreneurs aux revenus incertains et plus que modestes et qui n’ont comme seul « capital  », selon les cas, qu’un vélo, une voiture individuelle, un appartement le plus souvent loué, voire un ordinateur portable ou une trousse de coiffeur. Nombre de ces « nouveaux patrons » ressemblent donc fort à des prolétaires qui ne disent pas leur nom [2].

La petite bourgeoisie traditionnelle des villes et des campagnes

Les secteurs dits traditionnels de la petite bourgeoisie (commerçants, artisans et agriculteurs), ont connu globalement une très forte baisse de leurs effectifs depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

a) Les commerçants

Il y a aujourd’hui en France 760 000 commerçants et assimilés (patrons de bar, restaurant, agence immobilière, agence de voyage, loueur de voiture, etc.), avec une dépendance de plus en plus forte aux grands groupes.

Ainsi, dans le commerce de détail, il existe un peu plus de 300 000 points de vente (dont un tiers relève du commerce alimentaire). On en dénombrait 1,3 million en 1946, c’est-à-dire que leur nombre a été divisé par quatre depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Par ailleurs, 1 % d’entre eux (les grands groupes de la distribution) réalisent un tiers du chiffre d’affaires global. Déjà concurrencés à partir du XIXe siècle, pendant le Second Empire, par l’apparition des grands magasins, leur déclin s’est accéléré avec la naissance et le développement des acteurs actuel de la grande distribution : Leclerc (1949), Carrefour (1959), Auchan (1961), Promodès (1961) et Intermarché (1970). Même pour les points de vente qui n’appartiennent pas directement aux grandes enseignes, beaucoup sont intégrés à des réseaux d’enseignes, en franchise ou encore en coopérative. Ils sont alors complètement dépendants de l’enseigne (généralement un grand groupe) qui leur impose ses produits, son matériel publicitaire et promotionnel, ses animations… et perçoit une redevance mensuelle sur le chiffre d’affaires ou les bénéfices. Ces enseignes concernent principalement l’alimentation (Vival, 8 à Huit, Petit Casino, Carrefour Express, Carrefour City, Net, etc.), l’habillement et la chaussure (Etam, Celio, Primark, Zara, H&M, Eram, C&A, Camaïeu, Pimkie, Vivarte, Kiabi, etc.), le service auto (Carglass, Midas, Norauto, Rapid Pare-brise, etc.), le bricolage (Monsieur Bricolage, Bricomarché, Bricorama, Leroy Merlin, etc.), la coiffure et l’esthétique (Franck Povost, Vogue, Intermède, etc.). La France est le premier pays d’Europe quant au nombre de franchises et le troisième au monde derrière la Chine et les États-Unis.

De plus, les franchisés sont souvent contraints d’adhérer à des regroupements professionnels qui fonctionnent sous la houlette de la grande distribution. C’est le cas par exemple de l’Alliance du commerce. Cette dernière regroupe l’Union du grand commerce de centre-ville (UCV), la Fédération des enseignes de l’habillement (FEH) et la Fédération des enseignes de la chaussure (FEC). Elle englobe les grands magasins et magasins populaires (Galeries Lafayette, BHV, Printemps, Bon Marché, Monoprix), ainsi que les enseignes franchisées de l’habillement et de la chaussure.

Autant dire que « l’indépendance » du commerçant par rapport aux grands groupes capitalistes du commerce et de la distribution est toute relative, voire nulle.

b) Les artisans

Ce sont eux qui ont le mieux résisté à l’évolution économique. Loin d’être laminés ils ont vu leur nombre se maintenir, voire progresser selon les époques. On en compte aujourd’hui 1,5 million, contre 1 million en 1948, 800 000 en 1976, 860 000 en 2004.

Mais cette augmentation a un caractère trompeur. Le nombre d’entreprises artisanales individuelles classiques a baissé de 12 % entre 2010 et 2018 alors que, dans le même temps, on assistait à une explosion (+ 121 %) du nombre d’auto, puis de micro-entrepreneurs. Là encore, le statut juridique cache en partie une réalité sociale, de nombreux chômeurs et demandeurs d’emplois optant pour ces secteurs faute de mieux.

Il faut d’ailleurs noter que, si les entreprises artisanales occupent, le plus souvent, un secteur traditionnel comme le bâtiment (38 %) ou l’industrie (15 %), le quart concerne les services aux ménages et le commerce.

Enfin, deux tiers des entreprises artisanales n’emploient qu’un ou aucun salarié.

c) Les agriculteurs

Tout comme les commerçants, les agriculteurs ont connu une importante hémorragie dans leurs rangs. Avant la Deuxième Guerre mondiale, ils représentaient le tiers de la population active en France. Puis leur nombre n’a cessé de décroître. On comptait encore 2,3 millions d’exploitations agricoles en 1955, chiffre qui tombe à 1,6 million en 1988 et à 437 000 aujourd’hui. Autant dire que le petit paysan est une espèce en voie de disparition rapide.

Cependant, sur ce nombre, 175 000 (40 %) exploitent une ferme de moins de 20 hectares et 74 000 (17 %) une propriété comprise entre 20 hectares et 50 hectares. C’est-à-dire que plus de la moitié des agriculteurs sont des paysans travailleurs cultivant seuls ou en famille une petite exploitation et sont à la merci des divers trusts de l’agro-alimentaire (pesticides, engrais, machines agricoles, semences, produits phytosanitaires…), des groupes de la grande distribution qui achètent leurs produits, voire de la «  banque des paysans  », le Crédit Agricole, contrôlé par les céréaliers et le monde de la Finance. Ils n’auraient donc rien à perdre et tout à gagner à se joindre aux luttes ouvrières pour renverser le système.

Les nouveaux micro-entrepreneurs

Micro-entrepreneur est un statut fiscal et juridique qui peut s’appliquer à un nombre infini de secteurs d’activités. On peut être micro-entrepreneur et travailler dans le commerce, le bâtiment, la métallurgie, les arts et spectacles et activités récréatives, l’enseignement, les services aux ménages voire les activités de services administratifs et de soutien etc. Il existe aujourd’hui près d’un million de micro-entrepreneurs.

Entre les petits patrons du commerce et de l’artisanat, les paysans travailleurs, et tous ces micro-entrepreneurs, qui peuvent se voir comme leur propre patron, mais dont l’activité est contrôlée par des plateformes ou des grandes entreprises, ce sont donc au total quelque trois millions d’actifs qui sont tout autant touchés par la crise que les salariés et qui pourraient devenir des alliés dans la lutte contre le grand patronat.

Léo Stern


[1Ces seuils correspondent au niveau de vie en dessous duquel se situent les 30 % les plus pauvres, et à celui en dessous duquel se situent les 80 % les plus pauvres. Avec une telle définition, 50 % de la population se retrouve mécaniquement dans la « classe moyenne ». Le niveau de vie correspond pour un « ménage » à l’ensemble de son revenu disponible (c’est-à-dire l’ensemble de tous ses revenus moins l’impôt sur le revenu et la taxe d’habitation), rapporté à un nombre d’unités de consommation. Le nombre d’unités de consommation est estimé à 1 pour une personne seule, 0,5 par personne de 14 ans ou plus supplémentaire, 0,3 par personne supplémentaire de moins de 14 ans. Ces unités de consommation sont supposées prendre en compte les économies d’échelle pour mieux comparer le niveau de vie (par exemple pas besoin de deux logements quand on vit à deux). Ainsi, avec cette définition des « classes moyennes », pour y être inclus, il faut que le ménage ait un revenu disponible compris entre 1 390 et 2 568 euros pour une personne seule, mais entre 2 085 et 3 852 euros pour un couple, ou encore entre 2502 et 4 622 euros pour un couple avec un jeune enfant.

[2Sur les travailleurs ubérisés, lire notre dossier de décembre 2017 : Le spectre de l’ubérisation (https://www.convergencesrevolutionn...).

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Réactions à cet article

  • Bonjour,

    Est-ce que le fait de considérer les travailleurs indépendants prolétarisés et les paysans franchisés par la grande distribution comme petit bourgeois ne fait pas perdre à la notion de petite bourgeoisie son efficacité descriptive ? Elle en vient à décrire des catégories sociales très éparses, qui ont des relations au capital très différentes. Vous même mettez entre guillemets le mot « capital » pour désigner les moyens de production possédés par les « tâcherons » : est-ce qu’il est vraiment possible de parler de capital dans des situations où il n’y a pas de travail salarié, et où la logique pour ces travailleurs semble plutôt être celle de l’auto-reproduction que celle de l’accumulation ? De plus, ne reprend-t-on pas la fiction légale de l’auto-entrepreneur quand on dit que le travailleur d’Uber par exemple est petit-bourgeois ?

    Vous me pardonnerez si les réponses à mes questions sont évidentes, j’ai découvert l’économie politique récemment.

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    • Merci pour tes remarques.

      Ce que nous avons voulu montrer dans ces articles est que nombre de personnes habituellement classées dans la catégorie « petite bourgeoisie » sont en fait des salariés même si leur statut juridique (auto-entrepreneurs, micro-entrepreneurs etc.) masque cette réalité. C’est le cas des livreurs « indépendants » et des chauffeurs ubérisés. Certains ont d’ailleurs réussi à se faire reconnaître cette qualité dans certains pays alors que d’autres, en France notamment, luttent toujours pour obtenir cette reconnaissance et la relative protection juridique qui l’accompagne (horaire, fiches de paie, congés payés, retraites etc.).

      Nous avons mis le mot « capital » entre guillemets par ironie, pour montrer que posséder un vélo ou une voiture particulière ne fait pas de vous un « patron ».

      Quant à « l’efficacité descriptive » de la notion de « petite bourgeoisie » dont tu parles, elle est très relative puisqu’elle recoupe des situations différentes allant des professons libérales (médecins, avocats ..) aux petits commerçants et artisans en passant par la paysannerie.

      Dans ce dossier, notre but était surtout de souligner que le prolétariat doit rallier à lui ces couches sociales qui, dans leur immense majorité, n’exploitent personne et souffrent de la crise.

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