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Quelle place pour la Russie en Afrique ?

12 septembre 2022 Article Monde

(Photo : Vladimir Poutine et Faustin-Archange Touadéra, président de la République centrafricaine lors du sommet de Sotchi. Source : wikimedia commons)

À la mi-août, après un désengagement progressif, les derniers militaires français ont quitté le Mali, dans un contexte de tensions croissantes avec le gouvernement malien, un retrait qui permet à la Russie d’avancer ses pions. Les intérêts et prétentions de la France – ancienne puissance coloniale dans la région – sont de plus en plus contestés par des régimes en place et des populations. Jusqu’où et comment les ambitions impérialistes de la Russie sur le continent africain s’expriment-elles ? Les convoitises de Poutine, à ce stade, n’arrivent certainement pas à la cheville du vieil impérialisme français, en matière de prédations et de facteurs de chaos. Mais la guerre en Ukraine, où Poutine s’affiche en agresseur forcené, donne à l’immixtion de la Russie en Afrique un certain relief.

Situation de chaos au Mali et aux alentours

Profondément déstabilisés depuis 2013, le gouvernement et l’armée malienne n’ont plus aucun contrôle sur de vastes portions du territoire. En cause, le renversement de Kadhafi en Libye, à l’été 2011, et la prolifération des groupes armés – d’un islamisme plus ou moins revendiqué – qui s’en est suivie au Sahel. L’opération militaire Barkhane, menée par la France, s’est montrée bien incapable de remettre de l’ordre – mais y a-t-il un ordre impérialiste ? – dans ce chaos, dans un contexte d’affaiblissement de l’État malien.

Le Mali a connu successivement deux coups d’État, en août 2020 puis en mai 2021, où les militaires putschistes d’août ont renversé le président de transition qu’ils avaient eux-mêmes nommé sous pression de la France et de la Cédéao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) à ses ordres, pour faire mine de remettre sur pied un gouvernement civil. Depuis, la brouille s’est accentuée entre le gouvernement militaire et la France. Les militaires français se sont retirés, mais pour renforcer d’autres bases ailleurs. Les médias citent le Tchad et le Niger. Ils devaient être remplacés par la force Takuba, composée de forces spéciales européennes, mais la coopération avec Takuba a été également dénoncée par les autorités maliennes.

En Centrafrique, autre pays où l’influence de la Russie concurrence ou nargue l’impérialisme français, c’est également le départ des soldats français de l’opération Sangaris (2013-2016) qui a permis à celle-ci de combler un vide pour le président Faustin-Archange Touadéra, dont le pouvoir est bien mal assuré.

Des situations dramatiques sur lesquelles la Russie de Poutine tente de surfer

Ce sont quelques centaines de mercenaires du groupe paramilitaire russe Wagner qui sont maintenant associés aux forces armées maliennes (Fama) sur le terrain, même s’il est difficile d’en connaître les effectifs et le rôle exacts, l’opacité étant propre à ce genre d’opération (avec la même opacité du côté français). L’existence de la société Wagner n’est pas officiellement reconnue par la Russie (en 2018, trois journalistes russes de l’opposition qui enquêtaient sur Wagner ont disparu en Centrafrique). De leur côté, les médias français sont prompts à exagérer la place aujourd’hui occupée par la Russie en Afrique.

Face à l’échec de Barkhane, à l’extrême insécurité dans la région et la grande misère des populations, la junte militaire malienne et ses alliés russes utilisent un sentiment anti-français bien compréhensible de la part des habitants. Il n’en demeure pas moins qu’au Mali comme en Centrafrique, la Russie tente de s’insérer dans les brèches d’une Françafrique en crise, en réactivant des liens issus d’un passé pourtant révolu, où l’URSS stalinienne, en tant que « bloc de l’Est », affichait une posture d’opposition à un « bloc de l’Ouest » autour des USA, et avait trouvé quelques alliés parmi des gouvernements ou des opposants africains, voire une partie des populations plus ou moins sensibles à cet anti-impérialisme de façade. Des étudiants africains étaient invités pour des études à Moscou ou Berlin Est.

La Russie de Poutine tente une politique africaine

Sur fond de guerre froide et de mouvements de décolonisation, l’URSS avait en effet établi des relations avec certains pays d’Afrique : l’Égypte de Nasser, l’Algérie et le FLN, la Guinée de Sékou Touré, l’Afrique du Sud et l’ANC, mais aussi le Zimbabwe, le Mozambique ou l’Angola. L’éclatement de l’URSS s’est traduit par un retrait dont les signes visibles ont été les fermetures d’ambassades, de consulats ou d’agences de presse russes de ces différents pays. Depuis les années 2000, la Russie de Poutine, réintégrée dans le monde impérialiste où elle cherche à faire prévaloir ses propres intérêts et profits, tente une politique africaine. Poutine s’est ainsi rendu en Algérie et en Afrique du Sud en 2006, puis en Libye en 2008. La Russie a également rétabli des liens avec l’Égypte après le coup d’État du maréchal al-Sissi en 2013. Depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et les sanctions économiques qui s’en sont suivies, elle accorde une importance nouvelle à ses liens militaires et commerciaux avec le continent africain. La Russie a beaucoup augmenté ses exportations de céréales vers l’Égypte. Les pays africains peuvent de leur côté y voir la possibilité de diversifier les interlocuteurs et de faire jouer certaines rivalités inter-impérialistes.

Cette volonté de retour de la Russie en Afrique a été mise en scène en 2019 à Sotchi, lors du premier sommet Russie-Afrique, avec une cinquantaine d’États africains représentés. La Russie mise aussi sur son « soft power » ou bonne image donnée, à travers les contenus francophones de ses médias RT et Sputnik, diffusés dans de nombreux pays. Le nombre d’étudiants africains accueillis dans les universités russes est comparable à celui des années 1980 (7 000 à 9 000 par an) mais la Russie demeure une destination de loin moins prisée que l’Europe ou les États-Unis (mieux vaut aller dans un pays riche si on en a les moyens !), mais aussi en raison d’agressions racistes auxquelles les jeunes Africains restent confrontés.

Armes et marchés

Pour de nombreux pays, les relations établies avec la Russie reposent sur quelques avantages économiques, quelques retombées en achat d’armes. Et pour les gouvernants de ces pays ils sont une posture, une façon de condamner l’ingérence occidentale. Car la Russie est tout autant gendarme contre les peuples. Poutine a combattu à sa façon les printemps arabes comme les « révolutions colorées », il craint comme la peste tout mouvement social. Il est intervenu dans la deuxième guerre civile libyenne, à partir de 2016, sous forme d’un soutien matériel et de l’envoi de mercenaires russes de Wagner au maréchal Khalifa Haftar. Intervenu aussi en Syrie, entre autres par des bombardements sauvages d’Alep, qui ont visé intentionnellement les populations civiles et a soutenu le pouvoir d’Assad. Selon le Sipri (Stockholm International Peace Research Institute), sur la période 2014-2019, la Russie est devenue le principal pourvoyeur d’armes en Afrique, avec 49 % des équipements vendus, devant deux autres gros fournisseurs, les États-Unis (14 %) et la Chine (13 %) – même si la France est depuis en troisième position des marchands d’armes dans le monde, avant la Chine. Les deux principaux clients de l’industrie militaire russe sont l’Algérie, qui achète plus que tous les autres États africains réunis et l’Égypte, puis l’Angola. Les armes russes sont moins chères que les armes américaines ou européennes et la Russie propose d’effacer une partie des dettes des États en contrepartie des commandes passées. En échange de cette coopération militaire, elle négocie un accès aux ressources énergétiques ou minières, investit dans le nucléaire civil, notamment par le biais de Rosatom, géant public russe du nucléaire, qui doit ainsi construire une centrale nucléaire en Égypte, ou négocie la construction de la première base militaire russe en Afrique, au nord de Port-Soudan, sur les bords de la mer Rouge.

Mais les engagements annoncés ne se concrétisent pas toujours et il est difficile de savoir où en sont les contrats d’exploitation minière négociés au Mali ou en Centrafrique par exemple. Les échanges commerciaux de 2021 seraient équivalents à ceux de 2018, environ 20 milliards de dollars par an, ce qui est comparable au Brésil et à la Turquie, très loin de la Chine, avec 185 milliards de dollars par an (à titre de comparaison, les échanges commerciaux du continent africain avec la France sont un peu au-dessus des 50 milliards de dollars). Les investissements russes quant à eux, stagnent à moins de 1 % des IDE (investissements directs à l’étranger) en Afrique. Moscou est encore un acteur secondaire, spécialisé dans le diptyque « sécurité contre accès à l’énergie ».

Wagner et ses avanies

Dans le domaine de la sécurité, les mercenaires russes ont en réalité rencontré de nombreux échecs. Au Mozambique, le groupe Wagner devait neutraliser une insurrection dans une région riche en ressources minières et gazières. Mais le groupe russe a subi de grosses pertes, et a dû plier bagages en décembre 2019. C’est au final l’armée rwandaise qui est intervenue, sur la demande de la France, soucieuse de protéger les investissements du groupe Total. En Libye, l’engagement de Wagner aux côtés du maréchal Haftar (également soutenu en sous-main par la France) s’est soldé par un échec en 2020. En Centrafrique, les paramilitaires russes ne contrôlent que les grands axes, et comme les Français auparavant, sont aux prises avec une guérilla tenace. Leurs exactions contre les civils commencent à être dénoncées, tout comme au Mali. Plusieurs massacres ont été commis dans des villages, avec des exécutions de civils. Ainsi à Moura, fin mars, les Forces armées maliennes (Fama) ont affirmé avoir tué 203 djihadistes, mais de nombreux témoignages corroborent le massacre de plus de 300 civils par les Fama et les supplétifs russes. Tout récemment, début septembre, les Fama et les supplétifs russes ont été accusés de viols et de pillages dans le village de Nia-Ouro, au centre du pays. On ne peut que souligner l’hypocrisie de la France, qui est restée très discrète sur les « bavures » de l’opération Barkhane et sur les centaines de victimes civiles provoquées par les armées africaines alliées à Barkhane au Mali, au Niger et au Burkina Faso, et est bien plus prompte à dénoncer la présence et les exactions des miliciens de Wagner – qui semblent enlever toute réserve à l’armée malienne et amplifient les tortures et exécutions de civils. Il est probable que la Russie s’enlise, tout comme la France avant elle, dans la guerre contre les groupes armés au Sahel.

Lydie Grimal


Source principale : Numéro 108 de la revue Diplomatie, affaires stratégiques et relations internationales, de mars-avril 2021.

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