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Pérou : une situation explosive

20 novembre 2020 Article Monde

Dimanche 15 novembre le président par intérim Manuel Merino démissionne quelques minutes après le président du Congrès, Luis Valdez. Son gouvernement, qualifié d’extrême droite par de larges secteurs de la jeunesse, n’a tenu que cinq jours à la pression de la rue et a vu progressivement dans ce court laps de temps la démission de 13 des 18 ministres de ce cabinet de transition. Comment en est-on arrivé là ?

Des divisions au sein de la bourgeoisie

Le 9 novembre, l’ancien président Vizcarra était destitué par 105 votes contre 19 par l’Assemblée nationale, mesure motivée par des accusations de corruption non étayées. Cette situation n’est pas inédite au Pérou, où aucun des six derniers présidents n’a pu finir son mandat, chutant tous pour le même motif de détournement d’argent public, de pots-de-vin reçus de grandes entreprises péruviennes mais aussi brésiliennes. Le département de la justice des États-Unis a dans un rapport évalué les sommes déversées par le trust brésilien de la construction Odebrecht à près de 788 millions de dollars de commissions illégales en Amérique latine. Cet exemple illustre une corruption ouverte et endémique sur le continent, et au Pérou cela se décline au fait que 60 % des députés ont des poursuites pour ces « indélicatesses ». Ce qui a conduit à l’explosion sociale, c’est, dans un premier temps, des dissensions au sein de la bourgeoisie péruvienne. Le gouvernement Vizcarra était le représentant reconnu du grand patronat, des grands propriétaires, mais sa gestion de la pandémie a réussi le tour de force d’être un échec pour l’ensemble des classes sociales. Sans l’appui d’un parti, il s’est longtemps présenté comme un outsider aux mains propres, une posture électoralement avantageuse mais qui ne garantit pas de tenir longtemps en ces temps agités. En imposant au Pérou – doté d’une économie dépendante et d’une structure sanitaire défaillante affaiblie par des plans d’austérité – un des confinements les plus stricts et des plus longs au monde, cette équipe de vieux routiers de la politique issus de beaucoup d’anciens gouvernements a provoqué une double catastrophe.

Une catastrophe d’abord sanitaire : ces mesures ont provoqué des ravages au sein des populations pauvres dont les bilans sont largement incomplets. Avec 33 millions d’habitants, le Pérou a 934 899 cas et 35 177 décès au dernier recensement du début novembre ; ainsi le pays possède un triste record : le taux de mortalité par habitant le plus élevé au monde, soit le double de celui des États-Unis ou du Brésil. Et ensuite une catastrophe économique : selon les statistiques officielles, les activités de production ont été réduites de 30 %, provoquant misère et chômage (six millions de travailleurs ont perdu leur emploi au second trimestre, et les 70 % de la force de travail provenant du secteur informel a basculé dans la pauvreté). Cet effondrement social a fait également d’autres victimes collatérales, à savoir des pans entiers de la petite bourgeoisie, et plus inattendu, des secteurs de la bourgeoisie. Le grand groupe Miro Quesada (qui détient 85 % de la presse nationale, avec des positions stratégiques dans la construction) a lâché le premier Vizcarra et son équipe. Très vite le reste des autres grands groupes capitalistes suivent, entraînant leurs députés dans l’aventure de la destitution. En principe ce devait être un changement pour assurer la continuité, une péripétie sans conséquences, les destitutions, comme la corruption, étant devenues un sport national.

L’intervention des milieux populaires

Mais après un moment de surprise, le climat a changé et, dès le jeudi 12 novembre, Lima était traversée par une manifestation de plus de 70 000 personnes. Le nouvel arrivant à la présidence, Manuel Merino, était un quasi inconnu de la scène nationale, un politicien remplaçant de deuxième division. Mais ses premières mesures politiques ont confirmé une profonde intuition populaire. Cette petite guerre institutionnelle entre riches avait assez duré. La population n’a que peu d’illusions sur Vizcarra, malgré une image persistante de combattant de la corruption, car sa politique au service des puissants est trop marquée. Pourtant cette destitution a été vécue comme un « coup d’État civil » par une partie significative de la population. Et puis, changer un président à cinq mois d’une présidentielle pour remettre en selle des politiciens un peu trop connus, c’était peut-être la manœuvre de trop. D’autant plus que la nomination d’Antero Flores-Araoz au poste de président du Conseil des ministres, connu pour ses liens avec l’Opus Dei et son passé d’ancien ministre de l’Intérieur responsable en 2009 de l’assassinat de 33 Indiens en Amazonie qui luttaient contre les trusts, donnait l’orientation à venir. Des manifestations spontanées ont traversé le pays, et se sont concentrées sur la capitale Lima. La répression a été très dure. Deux jeunes ont été assassinés à coups de chevrotine par les forces de l’ordre, le Financial Times du 16 novembre signale quarante disparitions, le journal péruvien El Perfil faisait part dès le 14 novembre des centaines de cas de violence policière, tortures et disparitions dans les quartiers pauvres de Lima. Cette répression d’une manifestation pacifique samedi 14 novembre a provoqué une vague de colère immense, avec des concerts de casserole, des rassemblements et occupations dans tout le pays. La chute de Merino était devenue inévitable.

Trois présidents en une semaine : où va le Pérou ?

La bourgeoisie n’est pas sans options, mais elle n’en déborde pas non plus. Trouver un candidat propre sur le long terme ou à tout le moins présentable est difficile, rétablir Vizcarra demanderait un certain nombre de contorsions. La nomination le 16 novembre d’un nouveau président, Francisco Sagasti, ancien fonctionnaire de la Banque mondiale, avec un cabinet composé de députés n’ayant pas voté la destitution de Vizcarra apparaît comme une manœuvre désespérée de préserver le régime. L’option de désigner un candidat issu du Frente Amplio (Front large, coalition de gauche) n’a pas abouti. La tentative montre toutefois les appétits de la gauche à se présenter comme une solution raisonnable pour éviter la poursuite de la crise.

La Confédération générale des travailleurs du Pérou (CGTP) – où le Parti communiste du Pérou (PCP-Unité) garde une influence certaine – a tardé à réagir à cette crise rapide. Les centrales syndicales dans le monde sont en confinement préventif depuis un moment, et ce n’est pas une spécialité péruvienne. Elle proposait, avec la pression de la base et de structures syndicales oppositionnelles (notamment les syndicats de la grande entreprise agroalimentaire Leche Gloria et celui des travailleurs du nettoyage), une grève nationale les 18 et 25 novembre, en vue de constituer « un gouvernement de transition » pour assurer la paix entre péruviens. C’est assez loin des attentes des travailleurs, qui s’organisent difficilement dans le cadre des entreprises encore en fonctionnement ou par quartiers. Comme dans le reste de l’Amérique latine depuis 2019, les questions sociales et démocratiques sont imbriquées au Pérou, et les mêmes constantes se retrouvent : l’intervention indépendante des appareils traditionnels et des corps intermédiaires des milieux populaires, le rôle moteur de la jeunesse étudiante et populaire, un discrédit des partis politiques institutionnels, et la formulation de mesures d’urgence pour répondre à l’effondrement social. Mais aussi des problèmes politiques incontournables qui se résument aujourd’hui à la revendication d’une Assemblée constituante. Le succès au Chili le mois passé de la consultation en vue d’une telle perspective rend concret et presque réaliste cette exigence démocratique. Cela n’écarte pas l’impasse de canaliser la lutte vers la voie électorale, mais souligne surtout la faiblesse aujourd’hui, souhaitons-la provisoire, d’un pôle d’indépendance de classe en mesure de constituer des contre-pouvoirs au régime et préparer une issue ouvrière à la crise.

Le mouvement ouvrier péruvien

Longtemps dominé par le stalinisme, le mouvement ouvrier péruvien s’est profondément transformé depuis l’échec des tentatives insurrectionnelles du Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA), mais surtout l’effondrement à la fin des années 1980 de la guérilla maoïste du Parti communiste-Sentier Lumineux (PCP-SL). Des pans entiers de l’autre Parti communiste (PCP-Unité) se sont reconvertis dans une orientation sociale-démocrate dans un contexte social où ce réformisme sans réforme dans un pays dominé ne lui laissait aucune opportunité d’être une force d’appoint dans une coalition électorale de gauche. Dans le paysage politique péruvien sont apparus des coalitions de gauche, Nuevo Péru et Frente Amplio (Front large), qui postulent à l’alternance en dosant selon les circonstances les questions démocratiques et sociales en s’en tenant sagement tout de même à un capitalisme plus juste, plus démocratique, plurinational peut être mais pas hors de l’économie de marché.

Le mouvement trotskiste n’est pas inconnu au Pérou et s’il a toujours été marginal, il a eu dans les années 1960 et 70 de grands succès dans son travail parmi les paysans, incarné par la figure d’Hugo Blanco et une grande audience électorale avec l’expérience du Focep (Front ouvrier, paysan, étudiant, populaire) coalition qui, sous l’impulsion d’une équipe réduite de militants trotskistes, a réussi à unir le PST, le POMR (trotskistes) et le PCP (marxiste-léniniste) et qui a obtenu douze députés en 1978 (dans une chambre qui en compte cent).

L’activité des révolutionnaires

Aujourd’hui le mouvement trotskiste est réduit, fragmenté, mais possède des militants d’expérience et dont certains ont un crédit important auprès de secteurs populaires et des oppositions syndicales.

Sans être exhaustif, il convient de distinguer deux orientations que la situation actuelle fait converger.

Le Partido de los Trabajadores – Uníos (UIT)

Celle d’abord des camarades de l’Union internationale des travailleurs (UIT) qui a consisté à sortir de leur isolement en participant au Front large. Cette participation leur a permis une plus large audience, et même l’élection d’un de leurs camarades à la députation à Lima. Cette orientation vers la gauche de la gauche a présenté des limites dès le début de leur intégration, mais la situation, même du point de vue des camarades, est devenue intenable puisque quelques jours avant l’explosion sociale, ils ont décidé de constituer un parti révolutionnaire (Parti des travailleurs-Unissez-vous !). L’audience accrue dans les milieux syndicaux, associatifs, et dans la jeunesse militante s’est faite au détriment de la clarté politique, et cela ne sera pas sans conséquences dans la période qui s’ouvre.

L’Agrupación Vilcapaza

Une autre orientation s’exprime dans l’expérience de militants trotskistes isolés, mais avec une influence, qui se sont lancés dans des initiatives pour créer un pôle indépendant des travailleurs qui refuse le faux choix entre dirigeants bourgeois. L’Agrupación Vilcapaza (groupement Vilcapaza, du nom d’un rebelle indien du 18e siècle), liée au Parti ouvrier d’Argentine, est basée sur le syndicat des mineurs (FNTMMSP) de Lima, mais elle compte des soutiens dans le syndicat de la santé (FENUTSSA), dans le syndicat du groupe Innova, une influence sur des groupes étudiants à Tacna, Lima (Université catholique, et Université San Marcos), et un groupe de lycéens sur Lima. C’est avec un programme d’urgence en onze points que ces équipes essayent de s’adresser aux travailleurs pour intervenir comme force indépendante dans cette crise. Ces onze points ont pour but de convoquer une rencontre de travailleurs combatifs, les camarades les voient comme une amorce. Quels sont-ils ?

  1. Un plan général d’embauche avec des contrats et des conventions collectives dans la santé ;
  2. l’abrogation du décret DU 014 qui mettait fin aux négociations collectives dans la fonction publique ;
  3. une loi qui régule les protocoles de santé dans les entreprises et les quartiers sous l’autorité du ministère de la Santé ;
  4. le triplement du budget de la Santé (en moyens et personnel) ;
  5. des salaires alignés au minimum sur le revenu de base des familles ;
  6. l’interdiction des licenciements individuels et collectifs ;
  7. l’annulation des procédures de liquidation en cours de nombreux hôpitaux ;
  8. organisation de distributions de kits sanitaires et alimentaires dans les quartiers populaires ;
  9. abolition des lois qui garantissent l’impunité des policiers lors des bavures policières ;
  10. que les banques privées, les mines et les entreprises pharmaceutiques passent sous contrôle public ;
  11. le refus de payer la dette extérieure et de rembourser les prêts du FMI.

Ces deux approches évolueront bien entendu en fonction de la situation ouverte, et nous en rendrons compte par la suite sur notre site. Des questions d’orientation qui concernent les révolutionnaires bien au-delà du Pérou.

Personne ne peut dire si ce souffle d’air frais va durer, mais les choses apprises par la population en lutte sont précieuses. Et puis cet apprentissage se nourrit des expériences du continent. Les jeunes de Lima ont constitué eux aussi une Primera Linea, comme au Chili, pour protéger les manifestations. Dans les manifestations, de nombreuses pancartes évoquaient l’Octobre (2019) chilien. Il y a cinquante ans, l’extrême droite internationale criait, menaçante, « Vous voulez le Pérou, vous aurez le Chili » en référence à l’expérience de l’Unité populaire d’Allende et au sanglant coup d’État de Pinochet. Aujourd’hui la population en lutte du Pérou veut imiter la révolte du Chili. Un signe des temps et un exemple à suivre et poursuivre.

Tristan Katz

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