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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 142, décembre 2021

Notre camarade Mody nous a quittés

5 décembre 2021 Convergences

Édouard Taubé, qu’on appelait Mody et avait comme nom de plume Gil Lannou, nous a quittés le 13 novembre dernier, terrassé en une semaine par deux AVC. Nous publions ici l’un des nombreux témoignages lors de l’hommage que plus d’une centaine d’amis et de militants lui ont rendu au cimetière du Père-Lachaise, le 23 novembre dernier.

Édouard nous a quittés, bien trop tôt, laissant un grand vide derrière lui. Et beaucoup d’émotion et de tristesse.

Édouard, c’est Mody pour beaucoup d’entre nous, qui l’avons connu à travers son activité militante. Mais sa vie militante se mélange avec sa vie tout court qui fut tout aussi riche.

C’est tout d’abord l’histoire de sa famille qui l’a marqué à vie.

Ses parents, Bella et David, s’étaient rencontrés à Liège en Belgique dans les années 1920. Ils étaient venus y faire leurs études supérieures, à cause des lois qui empêchaient les Juifs d’étudier en Pologne. Sorti avec un diplôme d’ingénieur, son père, David, ne trouve du travail qu’en France, dans l’usine Schneider de Champagne-sur-Seine près de Fontainebleau. Bella le rejoint. Cette émigration forcée les sauvera ensuite de la Shoah. Chez Schneider, David rencontre Vladimir, un ancien officier d’artillerie russe, avec qui il se lie d’amitié. David perd son travail durant la crise des années 1930. Il sympathise avec des militants du Parti communiste français. Avec Bella, ils déménagent un moment à Persan-Beaumont dans le Val-d’Oise, où Édouard nait en 1939.

Survient la guerre. Édouard et sa mère se réfugient dans les Cévennes. Ils sont cachés par des protestants. La petite famille s’agrandit avec la naissance d’Annie. Ils seront plusieurs fois sauvés grâce à l’intervention d’un pasteur ou par celle de policiers français qui faisaient partie de la Résistance, et qui les avertissent quand les milices de Vichy viennent faire des rafles.

Après-guerre, ils retournent à Champagne chez Vladimir que toute la famille appellera « Diadia », ce qui veut dire oncle en russe, alors que son père David se sépare de Bella. Ils vivront des moments heureux avec Diadia. Ce qui vaudra à Édouard d’être traité de Russe à l’école communale. Diadia avait combattu en 1914 dans l’armée du tsar, puis contre les bolcheviks dans l’armée de Dénikine, avant de fuir la Russie en 1921 et de débarquer par hasard en Corse. La mère d’Édouard, Bella, a des sympathies socialistes, pour le Bund, l’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie. Mais aussi pour Rosa Luxembourg ou Trotski qui étaient juifs. La famille de Diadia, qui était restée en Russie, avait ensuite été décimée par Staline. Bella et David, quant à eux, découvrent que pratiquement toute leur famille restée en Pologne est morte : Isaac, Donia, Elias… Les uns à Auschwitz, les autres d’épuisement dans le ghetto de Lodz.

Entre un beau-père russe blanc, une mère socialiste, un père communiste, des policiers et des protestants français qui le sauvent des griffes des nazis, Édouard comprend vite que le monde est complexe. Et que les idées et les gens, c’est différent. La mère d’Édouard lui transmet son goût des idées. À la maison, ils parlent de tout : politique, science, littérature… Bella a une grande culture. Elle parle plusieurs langues dont le yiddish ou l’espéranto. Les enfants sont sommés d’avoir une opinion sur toutes sortes de sujets, et des arguments pour les défendre. Le jeune Édouard dévore les livres.

Mody dira plus tard : « Ma mère m’a appris que dans la vie il ne suffit pas d’apprendre. Il faut comprendre et plus que comprendre, avoir un jugement, prendre position, argumenter. L’érudition n’est pas la clé du savoir. C’est une impasse. L’important n’est pas d’avoir de bonnes réponses mais de se poser les bonnes questions. Faire des choix pour agir. S’engager. Transmettre aux autres pour échanger. Se remettre en question pour avancer. »

Car le jeune Édouard est aussi révolté par le monde qu’il découvre : le génocide juif, le stalinisme, la misère, les gens qui meurent de faim, les guerres coloniales… Après le lycée à Fontainebleau, il entre à Sciences Po à la Sorbonne en 1959. Il y croise Giscard d’Estaing, Raymond Barre ou encore les fils Thorez. Il lit, devient marxiste.

De Socialisme ou barbarie à Lutte ouvrière

Édouard participe à toutes les manifs contre la guerre d’Algérie, comme celle de Charonne en 1962, ou aux côtés du photographe Élie Kagan avec qui il devient ami. Il est témoin de la répression des Algériens le 17 octobre 1961 à Paris. Il adhère alors au groupe Socialisme ou barbarie de Castoriadis, né d’une scission avec le Parti communiste internationaliste, la section française de la Quatrième Internationale. Il participe aux débats et aux activités d’une joyeuse bande d’intellectuels engagés. Comme le catalan Alberto Maso March, dit Vega, qui publie un mensuel, Pouvoir ouvrier, en direction d’entreprises comme Renault ou Chausson. Vega était un ancien militant du Poum réfugié en France, et qui s’était échappé du camp de concentration d’Argelès-sur-Mer dans les Pyrénées-Orientales.

La fin de la guerre d’Algérie marque l’heure des recompositions et des choix. Socialisme ou barbarie éclate en 1963. Édouard tente de maintenir le drapeau du marxisme révolutionnaire avec quelques militants dans une éphémère « Ligue communiste révolutionnaire » durant un an. Il a des échanges avec Guy Debord de l’Internationale situationniste. En mars 1963, il passe un mois avec les mineurs en grève du nord de la France.

Et en 1964, Édouard adhère, avec quatre de ses camarades, à Voix ouvrière, qui deviendra plus tard Lutte ouvrière, convaincu de l’importance de s’implanter dans la classe ouvrière. Il devient trotskiste, notamment grâce à des discussions avec notre camarade Illy (Jacques Morand). Il est organisé avec Pierre Bois, à qui il fait raconter de nombreuses fois la grève de Renault Billancourt de 1947, dont il fut un des principaux animateurs et organisateurs. Devenu Mody, il mène un travail d’implantation des idées communistes révolutionnaires parmi les travailleurs, notamment ceux de Citroën, qu’il suivra toute sa vie. À l’usine Panhard, porte de Choisy, il se lie avec des ouvriers kabyles, des anciens du FLN, et un prêtre ouvrier. En 1969, il découvre qu’un jeune militant maoïste a décidé de s’y établir. Il s’appelle Robert Linhart. En 1968, il n’hésite pas à se mettre en tête des manifestations tant il a la rage. En 1973, il suit le transfert des ateliers de la porte de Choisy sur le site de Citroën Saint-Ouen. Plus tard, en 1982, il se précipite devant l’usine Citroën à Aulnay-sous-Bois, qui vient de se mettre en grève. Il partagera durant 31 ans les luttes et les résistances des ouvriers d’Aulnay jusqu’à la fermeture de l’usine en 2013.

Prendre ce qu’il y a de meilleur chez les gens

Pendant ce temps, Mody ne cessera pas de recruter parmi les jeunes et les moins jeunes. Il continuera de lire, de se poser des questions et d’essayer d’y trouver des réponses, notamment sur la question juive et palestinienne. Face au nationalisme palestinien et au sionisme, Mody est convaincu que seul un État binational socialiste des travailleurs de Palestine donnerait aux luttes des Palestiniens et des Juifs une perspective, où chaque peuple trouverait sa place.

Formé dès l’enfance à se faire une opinion par lui-même, Mody a une grande indépendance d’esprit. Cela lui jouera des tours dans les organisations politiques qu’il a pourtant largement contribué à construire. Car ces organisations sont nécessaires pour changer le monde. Il fit partie de la poignée de camarades à l’origine des discussions sur l’évolution de l’URSS en 1989 dans Lutte ouvrière, qui devaient mener à la constitution de la Fraction l’Étincelle.

Mody était quelqu’un d’exceptionnel. Ce n’était pas qu’un dessinateur, rôle qu’il tenait certes avec talent, mais auquel on le reléguait trop souvent, ce qui l’énervait beaucoup. Il avait une capacité de travail énorme, une mémoire phénoménale, une curiosité pour tout ce qui touche à l’humanité. D’où sa grande culture. Mais il ne cherchait pas à l’étaler pour briller. Son objectif était de transmettre, de former des militants communistes capables de réfléchir et de s’orienter dans un monde qui change. Il retenait toujours un trait saillant de quelqu’un, en général ce qu’il avait perçu de meilleur chez la personne. C’est la façon qu’il avait de voir le monde, prendre ce qu’il y a de meilleur et garder espoir. Sa pensée ressemblait à ses dessins, une ligne nette et du contraste. Ses raisonnements commençaient par quelques faits. Deux ou trois, pas plus. Qu’il reliait très simplement, jamais de fioritures. Puis il en venait au point qu’il voulait défendre. Toujours très simple, très souvent original et tapant juste.

Mody était un militant communiste révolutionnaire au sens le plus noble du terme. Et une belle personne. Il restera toujours dans nos mémoires et dans nos cœurs.

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