Tribune
Lutte ouvrière et la vaccination, une étrange analyse qui cherche à masquer un choix opportuniste
Face à une crise sanitaire pas vue depuis longtemps, dans un contexte de recul du mouvement ouvrier, il était inévitable que des sensibilités diverses apparaissent au sein des organisations qui se revendiquent du communisme révolutionnaire, comme parmi les syndicalistes et les travailleurs en général, et même que certains militants soient désorientés.
De fait, alors que certains défendent le principe de la vaccination générale obligatoire, d’autres ont glissé sur des positions méfiantes, voire hostiles, envers la vaccination, avec toutes sortes de nuances entre les deux. Les positions adoptées par Lutte ouvrière sont à cet égard assez significatives.
LO s’oppose en effet non seulement au passe sanitaire, comme la majeure partie de l’extrême gauche, mais à l’obligation vaccinale, et surtout LO défend l’idée que la vaccination ne serait pas un problème important, car la lutte de classe doit réunir vaccinés et non vaccinés. LO a certainement constaté dans les entreprises et milieux où elle intervient qu’un certain nombre de travailleurs, dont des syndicalistes et des sympathisants d’extrême gauche, étaient influencés par les idées anti-vaccin, parfois complotistes, propagées par les réseaux sociaux. Pour tenter de ne pas se couper d’eux, LO a donc choisi de ne pas défendre la nécessité de la vaccination générale, comme elle le faisait auparavant très clairement. Par exemple dans un article du mensuel Lutte de classe du 17 septembre 2017 intitulé La vaccination, un progrès médical majeur, remis en cause au nom de la liberté de choix. Dans la conclusion de cet article, on pouvait ainsi lire : « Après la critique des vaccinations obligatoires, à quand la discussion sur l’école obligatoire […] ? »
LO aurait pu choisir d’expliquer ce virage par des raisons tactiques, telles que de ne pas prendre le risque de se couper de tout un milieu. Mais cette organisation a tenté de lui donner une justification théorique. C’est ainsi que, dans le numéro 2764 du 21 juillet 2021 de l’hebdomadaire, on peut découvrir un long article signé Georges Kaldy et titré Les travailleurs conscients et la vaccination. Kaldy nous explique d’abord que « le rôle des travailleurs n’est certainement pas de militer pour la vaccination […] indépendamment de la classe qui dirige la société et prend en charge ces mesures ». Y aurait-il donc une bonne « vaccination prolétarienne » et une mauvaise « vaccination bourgeoise » ? LO est pourtant une organisation qui a toujours défendu la science contre l’obscurantisme, comme en atteste par exemple l’importance accordée au chapiteau scientifique lors de sa fête annuelle. Tout au long de son histoire, le mouvement ouvrier a d’ailleurs considéré l’éducation populaire, scientifique et sanitaire, comme une de ses tâches.
Mais, pour Kaldy, « au lieu que le vaccin devienne, ainsi que l’affirment hypocritement les politiciens, “un bien commun de l’humanité”, il se transforme en arme contre les pauvres [1] ». Pourquoi ? Parce que cette vaccination est inégalitaire : les pauvres des pays riches et les populations des pays pauvres sont moins vaccinés que les riches. Pourtant, cela n’a rien de nouveau. C’était déjà le cas à l’époque de Pasteur quand l’immense majorité de la planète n’avait pas la moindre chance de disposer de ses vaccins. Et c’est vrai aussi d’une manière générale pour tous les acquis scientifiques, sanitaires et sociaux. Aurait-il fallu rejeter l’école obligatoire à l’époque de Jules Ferry parce qu’il y avait pénurie d’écoles en Inde, en Chine ou en Afrique ? Faudrait-il rejeter un traitement contre le cancer ou le Sida parce que tout le monde ne peut pas en bénéficier ?
Les vaccins, un acquis de toute l’humanité
LO, que ce soit dans l’article de Kaldy ou dans celui de la LDC de 2017, se garde de s’opposer à l’obligation vaccinale au nom de la « liberté individuelle » et dénonce clairement cette conception à juste titre. Kaldy souligne même qu’il faut combattre tous ceux, de gauche ou de droite, qui critiquent la politique sanitaire de Macron et son autoritarisme au nom de « cette stupidité largement partagée dans la petite bourgeoisie qui se croit libre alors qu’elle est opprimée par les mêmes trusts capitalistes, le même État bourgeois que la classe ouvrière ». Mais, dans ces conditions, si on ne doit pas invoquer cette « stupidité petite-bourgeoise », au nom de quoi s’opposer à une obligation vaccinale qui correspond aux intérêts des classes populaires ? Car ce sont bien les classes populaires et les plus démunis qui ont toujours été les principales victimes des épidémies, depuis l’aube des temps, en raison de leurs conditions de travail, de vie, d’habitat et, plus récemment d’accès aux soins.
Le mouvement ouvrier a toujours revendiqué des lois et des réglementations sécuritaires et sanitaires de nature à protéger les travailleurs. Que ce soit l’obligation [2] du port du casque et du harnais pour un couvreur, celui de chaussures de sécurité, des grilles de protection devant les machines dangereuses, même quand ces mesures protectrices pouvaient avoir des effets gênants. Sur le plan sanitaire, on peut rappeler que le syndicat CGT des égoutiers s’opposait à la suppression d’une obligation vaccinale spécifique en raison des risques liés à cette profession.
Alors, si des marxistes ne peuvent s’opposer à la vaccination obligatoire au nom de cette fallacieuse « liberté individuelle », au nom de quoi pourraient-ils le faire ? C’est alors que Kaldy nous sort de sa manche une analyse pour le moins dogmatique et déconnectée de la réalité. Il nous réserve en effet pour sa conclusion l’argument théorique qu’il estime sans doute fondamental : « Ce qu’elle (la bourgeoisie) a fait de positif, elle l’a fait dans le passé lointain, à l’époque où elle menait le combat contre des formes d’organisation sociale anachroniques. » Autrement dit, il ne peut plus rien sortir de positif d’un capitalisme entré dans sa « phase de décadence », voire « en décomposition » – expressions que Kaldy n’utilise pas ici mais qui reviennent régulièrement dans la presse de LO. En effet, LO en est restée à une conception qui consiste à distinguer deux phases du capitalisme : une phase « progressiste », « ascendante » pendant laquelle ce système a développé les forces productives, et une phase « décadente » caractérisée par la décomposition du système, voire sa lente agonie. Au cours de cette seconde phase, le capitalisme aurait perdu tout dynamisme pour se consacrer essentiellement à la spéculation. Sans aller jusqu’à soutenir que « les forces productives ont cessé de croître », selon la formule employée par Trotski dans le Programme de transition de 1938, LO a toujours beaucoup minimisé cette croissance. Or, si l’on peut considérer que le capitalisme a connu une phase progressiste, c’est parce qu’il a développé les forces productives à un niveau permettant une transformation socialiste de la société, pas seulement parce qu’il a détruit des formes obsolètes d’organisation sociale. Et, s’il n’a plus un caractère progressiste aujourd’hui, c’est parce qu’une organisation socialiste pourrait faire beaucoup mieux, éviter les guerres, les crises, etc., pas parce que le capitalisme ne développerait plus les forces productives et ne serait plus capable d’apporter le moindre progrès scientifique, industriel ou même social à l’humanité.
L’élaboration et la fabrication de vaccins à grande échelle dans un délai aussi court représentent de toute évidence un acquis scientifique et industriel, même si celui-ci est en partie gâché par l’incapacité du capitalisme à planifier la production et la distribution de vaccins à l’échelle mondiale, en raison de la propriété privée des labos, des brevets, de la concurrence et de la course aux profits. Reconnaître cet acquis ne revient nullement à faire l’apologie du capitalisme, qui est un système dépassé et nuisible, mais à constater que les forces productives ont continué à se développer… pour le meilleur et pour le pire. Le rôle des « travailleurs conscients » n’est pas de rejeter tout ce qui vient de positif de ce développement en attendant la révolution socialiste mais d’agir pour que le plus grand nombre en bénéficie.
Le renoncement à défendre la vaccination : une capitulation face à l’obscurantisme
De cette orientation en rupture avec toutes les traditions passées, non seulement de LO mais du mouvement ouvrier, découle une politique opportuniste qui consiste à éviter systématiquement de défendre la nécessité de la vaccination, voire d’éviter d’en parler, sauf pour en dénoncer l’obligation. Son utilité est à peine évoquée dans la plupart des articles et tracts de LO. Par exemple, il n’en est pas question dans l’article consacré aux manifestations du numéro du 27 août 2021 de l’hebdomadaire. L’autrice, Valérie Fontaine, se félicite du succès des manifestations sans même signaler leur caractère souvent tout aussi hostile à la vaccination qu’au passe sanitaire, ni la forte présence de complotistes et celle de l’extrême droite. Un autre article du même numéro relate les manifestations qui se déroulent en Guadeloupe contre l’obligation vaccinale sans évoquer la catastrophe sanitaire qui s’est abattue sur les Antilles, en raison notamment du très faible taux de vaccination. Deux dirigeants syndicalistes non vaccinés en ont d’ailleurs été victimes.
Certes, la situation n’est pas facile, mais quel bénéfice LO peut-elle tirer d’une politique qui consiste à caresser les complotistes dans le sens du poil ? Cette tactique, contrairement à ce que peut laisser croire le titre de l’article de Kaldy, équivaut à s’aligner sur les travailleurs les moins conscients et non sur les plus conscients, du moins sur la question de la vaccination. LO espère-t-elle, sinon recruter sur ces bases dans les entreprises où elle intervient, du moins ne pas y perdre de sympathisants ? Dans les manifestations, l’intervention de LO n’est pas différente de celle du NPA et d’autres groupes d’extrême gauche dans de nombreuses villes. Elle consiste à y participer avec de tout petits groupes de militants, voire un ou deux militants, avec des pancartes, des tracts, à prendre parfois la parole devant quelques manifestants. Nulle part n’a été signalé la participation de groupes importants venus d’entreprises, avec ou sans bannière syndicale. Ces interventions ne peuvent évidemment pas modifier le contenu global des manifestations, d’ailleurs LO ne le prétend pas. Permettrait-elle au moins d’accompagner quelques collègues, d’attirer ou de faire réfléchir quelques manifestants, de les arracher aux griffes des fascistes et complotistes ? C’est évidemment difficile à savoir, mais il est certain qu’il est plus facile de s’adresser aux manifestants en évitant les sujets qui fâchent, en se contentant de dénoncer le passe et l’obligation, en y ajoutant des revendications sociales, que de s’afficher partisan de la vaccination face à des foules d’anti-vaccins parfois déchaînées. Mais cette tactique, dont on ignore l’efficacité, a sa contrepartie : elle vient conforter les préjugés anti-vaccins et complotistes. Les manifestants peuvent avoir l’impression que, finalement, tout le monde est d’accord, de l’extrême droite à l’extrême gauche. D’ailleurs beaucoup d’entre eux pensent qu’une seule chose compte : l’unité de tous contre Macron et son passe… (et pour beaucoup contre son vaccin) Ils sont choqués quand de petits groupes du genre antifas s’en prennent à l’extrême droite.
Cette tactique suiviste condamne en effet à ne pas intervenir quand on rencontre des pancartes complotistes, voire fascistes et antisémites. Car, paradoxalement, si une partie de l’extrême gauche – et LO n’est pas seule à pratiquer cette tactique – met dans sa poche son drapeau pour la vaccination, l’extrême droite, elle, ne se gêne pas pour défendre ses idées obscurantistes, réactionnaires et antisémites.
Le combat contre les vaccins est de nature profondément réactionnaire. Sur ce terrain, l’extrême gauche ne peut pas concurrencer la démagogie de l’extrême droite. Même les éléments de La France insoumise qui s’y risquent n’en retirent aucun succès. Le courant complotiste et obscurantiste a pris un développement considérable. Il prend aujourd’hui la forme de la guerre contre la vaccination, mais on ignore quelles formes il revêtira demain. L’habitude prise depuis des mois, voire un an ou deux, de centaines de milliers de personnes de s’informer systématiquement sur les réseaux sociaux et des sites complotistes liés à l’extrême droite, par rejet des « médias mainstream », ne va pas disparaître avec le Covid, à supposer que l’épidémie s’éteigne ou devienne marginale. Cette habitude et les modes de raisonnement qui l’accompagnent risquent de laisser des traces profondes. Au-delà de la lutte pour défendre la santé de notre classe, refuser de combattre ces courants obscurantistes par opportunisme, même si le combat est difficile, c’est bien mal préparer l’avenir. Certes, nous pouvons espérer que des luttes d’envergure sur un terrain social limitent la portée de ce phénomène, sinon le marginalisent. Et c’est bien sûr pour cette riposte de classe que nous devons militer avec les camarades de LO. Mais sans se voiler les yeux sur le danger représenté par un phénomène qui pourrait aboutir à doter l’extrême droite de la base de masse militante la plus large depuis des décennies.
Gérard Delteil
[1] Kaldy va même jusqu’à comparer le vaccin… à l’énergie nucléaire, progrès scientifique qui, sous le capitalisme, « peut servir à fabriquer la bombe d’Hiroshima ou d’autres ». Si on suit au pied de la lettre le raisonnement de Kaldy, le vaccin pourrait donc permettre non seulement d’éliminer des maladies mais d’exterminer des populations… Voilà qui devrait ravir les complotistes.
[2] Ce qui n’empêche pas de s’opposer à des sanctions que pourraient prendre des patrons ou l’État contre ceux qui ne respecteraient pas ces obligations, même si nous pensons qu’ils ont tort.
Mots-clés : Lutte ouvrière