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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 125, mars-avril 2019 > Algérie

Algérie

Les rats quittent le navire… à la recherche d’un nouveau capitaine

Mis en ligne le 29 mars 2019 Convergences Monde

Les coteries dirigeantes, dont la famille de Bouteflika n’est qu’un des clans, n’avaient pas réussi à s’entendre sur le choix du successeur. Le statu quo (faire avaliser un cinquième mandat pour Bouteflika) faisait office de solution. Pourvu que le peuple ne s’en mêle pas. Manque de chance, jeunes et moins jeunes sont sortis par centaines de milliers dans la rue. Du coup, dans les couches dominantes aussi il devenait utile d’y montrer le bout de son nez, pour ne pas risquer d’être assimilé à ce régime qui prenait l’eau.

Des démocrates convertis

Les dissensions dans l’armée ne s’étaient ouvertement manifestées que par la candidature d’un général peu connu jusque-là, le général-major Ali Ghediri, qui clamait dans son programme que « L’autoritarisme empêche l’émergence d’une réelle démocratie ». Il serait l’artisan de cette démocratie, lui qui n’était qu’un proche du général Mediène, chef de la sécurité militaire de 1990 à 2015 et responsable de toutes les répressions pendant ces 25 ans, avant d’être licencié par Bouteflika.

Avec les manifestations de rue, c’est le général en retraite Lamine Zeroual, ancien ministre de la défense puis président de la république de 1994 à 1999, qui est sorti sur le pas de sa porte saluer les protestataires dans sa ville de Batna, capitale des Aurès, l’une des régions les plus pauvres d’Algérie. Plus téméraire, Ali Benflis, chef du gouvernement de 2000 à 2003, donc sous la présidence de Bouteflika mais depuis en bisbille avec lui, a carrément participé à la manifestation d’Alger le 1er mars. C’est pourtant lui qui avait signé en 2001, en tant que premier ministre, un décret interdisant les marches à Alger. C’était au moment des émeutes en Kabylie. Cher démocrate !

Les manifestations ont eu d’autres invités surprises. En premier lieu le plus riche de tous les patrons privés d’Algérie, le nommé Issad Rebrab, lui aussi, il est vrai, déjà en bisbille ouverte avec le gouvernement en place auquel il reproche trop de bureaucratisme, trop de contrôles tatillons freinant la marche de ses affaires.

Le journal patronal français Les Échos, quant à lui, a trouvé un autre acteur potentiel de la démocratie en Algérie : un patron de moins grande envergure, Slim Othmani, possédant une entreprise de jus de fruits de 500 salariés, NCA Rouiba, dans la banlieue industrielle d’Alger, grand idéologue d’un think tank pour patrons algériens dans le vent, le Cercle d’action et de réflexion pour l’entreprise. « Les entrepreneurs vivaient dans la peur et l’humiliation au quotidien d’un pouvoir qui leur faisait croire qu’ils lui devaient même l’air qu’ils respiraient », dit-il pour expliquer son opposition au 5e mandat, et même au 4e. Son grief essentiel ? Les entraves à l’investissement : « Quand vous essayiez de faire avancer un dossier, même le plus subalterne, votre interlocuteur pointait silencieusement le doigt vers le haut pour dire ‘ça se décidera au sommet’ ». Trop de contrôle, trop de fonctionnaires à qui graisser la patte, un accès trop limité aux dollars du pétrole pour financer ses importations. Vive la liberté, Wallah !

Les fortunes bâties à l’ombre de l’armée

Si les classes populaires subissent au quotidien « le système » algérien avec son lot de malheurs, les businessmen du sérail se portent à merveille. Officiers supérieurs, ou leurs fils, sont devenus hommes d’affaires. Mais c’est aussi à l’ombre de l’armée que les entrepreneurs privés ont bâti leurs fortunes, au point que les plus grands d’entre eux font aujourd’hui jeu égal avec les généraux dans le clan des décideurs. Et ils sont adulés des patrons français. Macron n’a-t-il pas tenu à rencontrer en novembre dernier cet Issad Rebrab dans les Ardennes, où le patron algérien était présenté comme un « sauveur d’emploi » depuis que son groupe, Cevital, entend créer une entreprise de quelques centaines d’emplois dans d’anciens locaux de PSA, avec l’aide de l’État français évidemment.

En Algérie, ce sont en particulier les années 1990, celles qu’on a appelées les « années noires » qui ont été pour eux les années fastes : la guerre entre les groupes islamistes armés et le pouvoir a été un terrain propice pour encourager le marché informel, s’accaparer terrains, biens et richesses avec l’assentiment des chefs militaires, pour aussi accélérer les privatisations, fermetures d’entreprises d’État et licenciements, autant de mesures entreprises depuis les années 1980 sur consignes du FMI. La guerre pour « défendre la jeune démocratie algérienne » contre les intégristes, aidait à étouffer toute protestation populaire et à occulter les détournements de milliards de dollars de la rente pétrolière, pour accorder aux nouveaux hommes d’affaires les devises qu’ils désiraient pour leurs grands contrats d’importation et d’exportation, contre perception de commissions par les hauts responsables de l’État si compréhensifs. Au point qu’en Algérie ces nouveaux riches sont appelés « affairistes de l’import-import ».

Le rééchelonnement de la dette extérieure, adossé à un plan d’ajustement structurel d’une durée de quatre ans de 1994 à 1997 (le service de la dette absorbait à lui seul 80 % du total des recettes d’exportations), s’est traduit par une dégradation généralisée des conditions de vie, de logement, des soins et des services sociaux ainsi que par la précarisation de l’emploi et une paupérisation accrue. Dans le chaos de la « décennie noire », plus de 1 000 entreprises publiques ont été fermées supprimant l’emploi de près de 500 000 travailleurs qui sont allés gonfler l’armée de réserve et vendre leur force de travail à bas prix. C’est sur fond de violence et de libéralisme de gangsters que les milliardaires algériens qui font la une des journaux ont amassé leurs fortunes. Celles qui leur valent l’honneur de figurer dans le classement du célèbre magazine américain Forbes, où le premier patron algérien, Issab Rebrab, avec une fortune évaluée de près de quatre milliards de dollars, est classé sixième patron d’Afrique.

Le bon…

Le groupe Cevital d’Issad Rebrab, dont l’agro-alimentaire reste la principale activité, s’est étendu aux services (il contrôle le port de Bejaia), à la verrerie, à la métallurgie (il a racheté une usine d’aluminium en Espagne en 2013 et le fabricant d’électroménager Fagor-Brand en France en 2014) et compte aujourd’hui 18 000 salariés dans le monde. Rebrab s’était lancé dans les affaires dans les années 1970. Il avait fini par obtenir le monopole d’importation de fer à béton, planquant ses devises en Suisse par le biais d’une société offshore domiciliée aux Îles Vierges britanniques. Et l’argent empoché lui a permis de fonder Cevital au développement fulgurant, en 1998 à la fin des années noires.

Ses pleurnicheries d’aujourd’hui contre cet État qui freinerait ses ambitions et son amour pour les créations d’emplois font rire ses adversaires : « il n’a jamais fait autant d’argent que sous Bouteflika  ! » s’offusque un ancien ministre, « vous n’avez qu’à comparer son chiffre d’affaires de 1999 à celui qu’il fait aujourd’hui. Même les stations d’essence Naftal, publiques, ont confié la gestion des supérettes à Uno, filiale de Cevital. »

Peu importe, dans sa Kabylie natale, en y promettant un projet mirifique qui créerait 100 000 emplois, que bloquerait selon lui le gouvernement, il a réussi, au travers de la coordination des comités de soutien à Cevital, à organiser des manifestations de travailleurs et de la population. Sans grande peine, car ses arguments sont repris par l’opposition « démocratique », libérale et surtout kabylisante : le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) et le Front des forces socialistes (FFS), plaident à l’Assemblée populaire nationale (APN) pour le déblocage des projets de ce bon patron… Et celui-ci, dans sa largesse d’esprit, a joué un petit coup de maître en annulant la manifestation de soutien à son groupe initialement prévue pour le 5 mars : « l’heure n’étant pas aux revendications sectorielles » alors que « le peuple algérien est entièrement mobilisé pour réclamer un changement de régime », a-t-il dit.

Le patron démocrate n’en a pas moins, au fil des ans, imposé le désert syndical dans ses entreprises et licencié les meneurs de grève (16 travailleurs pendant la grève de 2012).

… la brute…

Dans l’autre camp, celui du clan des Bouteflika, se trouve le patron de l’ETRBH (Entreprise de travaux publics, routes, hydraulique et bâtiment), Ali Haddad. Deuxième fortune d’Algérie, il aime à répéter qu’il a commencé avec « une brouette et un ouvrier ». Il a oublié la pelle… et un certain général. Mais il ne nie pas sa proximité avec les plus hauts dignitaires du régime : « Oui, je suis proche des responsables militaires et civils ». Ses détracteurs attribuent l’ascension fulgurante de son groupe à ses accointances avec la nomenklatura, notamment avec Said Bouteflika, frère cadet et « plus influent conseiller » du chef de l’État ainsi que Abdelmalek Sellal, ex-premier ministre. Sans oublier le général-major Mohamed Touati, longtemps conseiller pour la défense du président Bouteflika. On est déjà très loin de la brouette et de l’ouvrier !

Haddad, aujourd’hui président du FCE (Forum algérien des chefs d’entreprises, le Medef algérien qui fédère 4000 membres, à la tête de 7000 entreprises), est une pure créature de la commande publique, et emploie quelque 15 000 salariés. La fréquentation des autorités militaires et politiques lui ouvre des portes et lui permet d’éliminer ses concurrents, en siphonnant les marchés publics. Au point que deux mois seulement après sa sortie de l’université, en 1987, il avait déjà créé son entreprise de BTP. C’est l’époque où l’Algérie s’ouvrait au secteur privé : « Je savais alors que nous nous acheminions inexorablement vers l’économie de marché… Il fallait donc être présent pour se préparer au grand saut  ». Ce « grand saut » c’était les plans d’ajustement dictés par le FMI : privatisations, dévaluation massive de la monnaie, qui ont provoqué la crise et les grèves et émeutes de l’automne 1988. En 1993 il décrochait son premier très gros contrat, un appel d’offres d’un million d’euros pour la réalisation d’une route nationale dans la région kabyle et l’aménagement des trottoirs. Des routes qui ne cessent de s’écrouler pour qu’il puisse recommencer, ironise la population.

Depuis l’arrivée de Bouteflika au pouvoir, les projets se sont multipliés : l’autoroute est-ouest, les projets ferroviaires, la construction de cimenteries, de raffineries de bitume, lui permettant d’investir ensuite dans le sport, l’hôtellerie, le tourisme, le transport, l’industrie pharmaceutique ou encore l’hydraulique.

Dans les « on dit » qui circulent malgré l’opacité du pouvoir algérien, on lui attribue la capacité d’organiser les rendez-vous entre hommes d’affaires et politiques, de participer à la nomination des ministres, en bonne entente avec le frère du président.

… et les truands

Mais rien n’est simple dans les guerres de clans, où trahisons et retournements d’alliances peuvent aller vite. En 2017, le premier ministre en place, Abdelmadjid Tebboune, se lançait dans un opération démagogique contre « l’argent sale ». Et l’entreprise d’Ali Haddad se trouvait sur la sellette, se voyant reprocher ses retards dans l’exécution d’une vingtaine de projets se chiffrant à 3,4 milliards d’euros. Le bras sauveur du frère du président, Said Bouteflika, et d’un autre fidèle allié du PDG, Abdelmadjid Sidi Said, secrétaire général de la confédération syndicale UGTA, l’ont tiré d’affaire. Et c’est le ministre qui a été « déménagé ».

Ces pratiques au sein de la « Mafia avec un drapeau » comme disent les Algériens pour désigner le pouvoir, sont fréquentes. Le dernier scandale en date (2018), autour de la saisie de 701 kg de cocaïne en provenance du Brésil, propriété d’un certain Kamel, homme d’affaires lié aux islamistes et au régime, a conduit à l’incarcération de cinq généraux majors, de notaires, de juges et même trois procureurs de la république. Les Algériens ont cependant du mal à croire que la seule lutte contre la corruption soit le moteur de cette affaire, tant les champions de cette lutte ressemblent aux corrompus

Et cette accumulation de scandales s’est ajoutée au sentiment de mépris inspiré par la présentation d’un président incapable de gouverner, à la cherté de la vie et au chômage pour provoquer la colère d’aujourd’hui.

Adel Belaïd

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