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Le confinement en Tunisie : union nationale dans les mots, répression des plus pauvres dans les faits

9 juin 2020 Article Monde

Après à peine plus d’un mois de confinement pour contenir l’épidémie, la Tunisie a amorcé son déconfinement le 4 mai 2020. Le 25 avril 2020, seuls 38 décès étaient recensés. De multiples scandales ont pourtant marqué l’actualité, ainsi que des mobilisations.

Le confinement

Le 18 mars, un couvre-feu a été instauré de 18 heures à 6 heures du matin, avant d’être modifié de 20 heures à 6 heures avec le ramadan. Le gouvernement a aussi annoncé la fermeture des frontières. 

Sur les panneaux des grandes villes comme à Tunis, des affiches de prévention sont apparues. Un SMS du gouvernement a été envoyé pour expliquer les gestes d’hygiène. Petit à petit, les cafés dont les terrasses bondées s’étalent habituellement sur les trottoirs de la ville ont reçu l’ordre de retirer leurs chaises et de ne servir que des cafés à emporter. Puis les hôtels et clubs où la jeunesse dorée tunisienne se retrouvait loin des regards ont été sommés de fermer.

À Sfax, ville portuaire de l’est et deuxième centre économique du pays, les cours se sont tenus jusqu’au 12 mars dans les universités. Les étudiants (principalement à Sousse, Monastir, et Tunis) sont alors rentrés dans leurs familles, un peu partout dans le pays, sans savoir s’ils étaient porteurs du virus ou non.

Le chef du gouvernement Elyes Fakhfakh a annoncé la cessation des « activités non essentielles » ; mais de nombreux salariés, par exemple dans les centres d’appels ou dans le secteur automobile, ont dû continuer à travailler sous peine de non-versement des salaires ou de licenciement. La société française Safran, l’une des plus grandes entreprises de fabrication de moteurs d’hélicoptère, un secteur qui n’a rien d’essentiel, a maintenu ses activités.

Créée par des syndicalistes et des militants, la page Facebook Balance ton Covid patronal relaie les témoignages de personnes qui ont subi des pressions ou qui ont été licenciées, comme ceux des salariés de la radio Misk qui n’ont pas été payés depuis trois mois.   

L’Union nationale et la misère

Le 21 mars, le chef du gouvernement a annoncé la décision du confinement et a appelé les Tunisiens à « unifier les rangs ». Le 4 avril, Fakfakh demandait aux députés de lui permettre de gouverner par ordonnances pour une période de deux mois, ce qui est prévu dans la Constitution. 

Au premier trimestre 2019, il y avait 15 % de chômeurs et 40 % de la population active travaillait dans l’économie informelle. Beaucoup de travailleurs vivaient alors du commerce informel de rue ou étaient des travailleurs indépendants. Ils ne sont donc pas enregistrés à la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) et sont ainsi dépourvus de protection sociale permettant la gratuité des soins.

Pour limiter les problèmes liés au confinement, le gouvernement a mis en place une aide pour les personnes au chômage technique et a débloqué un fond de 2 200 millions de dinars (DT), soit 700 millions d’euros, pour préserver les emplois et les revenus.

Mais l’argent a tardé à être distribué, quand il l’a été. Avec des montants largement insuffisants par rapport aux besoins et au coût de la vie. C’est seulement à partir du 31 mars que les familles sans revenus avec des enfants à charge ont pu recevoir 200 DT (soit 63 euros) par virement ou mandat postal alors que, actuellement, le SMIG (Salaire minimum interprofessionnel garanti) varie entre 343,892 DT (environ 108 euros) et 403,104 DT (environ 127 euros) et ne suffit déjà pas à vivre dignement. Depuis 2011, le prix des logements a quasiment doublé (à Tunis on doit payer minimum 250 dinars pour un studio). L’alimentation et le logement représentent 51 % du revenu d’un Tunisien et les dépenses quotidiennes sont passées de 7 dinars par jour à 10,5 dinars.

Beaucoup de Tunisiens n’ont pas d’emploi stable, pas d’épargne et se sont vu privés de tout, y compris de sécurité sociale. Il fallait déposer un dossier à la préfecture pour demander les aides et se rendre à La Poste (peu de Tunisiens ont un compte bancaire) pour retirer les aides. À Sidi Hassine, un quartier populaire de Tunis, la localité a enregistré près de 25 000 demandes. Les habitants ont dû s’entasser devant les préfectures et les bureaux de poste, créant ainsi de nombreux clusters.

À l’image de Sidi Hassine, beaucoup de quartiers sont marqués par l’abandon des institutions publiques, le manque d’accès à l’éducation, le chômage, les difficultés d’accès aux soins, la violence et la répression. Après trois jours d’attroupement, le gouvernement a fini par annoncer qu’il ne fallait plus se rendre à La Poste et que les aides seraient distribuées à domicile. Pourtant, les aides ont tardé à arriver et les Tunisiens ont continué à se rendre devant les bureaux.

Pour faire respecter les distances sociales, c’était le système D avec marquages au sol ou alignement de chaises. En bas, la solidarité s’est organisée avec des groupes d’entraide pour les plus précaires, des distributions de nourriture etc., il est même arrivé que les habitants d’un quartier se cotisent pour payer des loyers des plus démunis.

Les ministres se sont contentés de faire des grands discours teintés de morale, renvoyant à une prétendue unité ou affichant simplement leur mépris : le 23 mars, Hichem Ajbouni, député fraîchement président du Bloc démocrate (groupe social-démocrate) à l’Assemblée, a écrit sur son profil Facebook : « Il y a une énorme différence entre les Confinés et les Con-finis ! ». Pour eux, les contaminations augmentaient uniquement à cause des incivilités.

Le soir même des jeunes du quartier de Sidi Hassine bravaient le couvre-feu pour sillonner les rues en scandant la profession de foi musulmane. Dans un pays où les ravages de l’islamisme sont importants, une fraction de la jeunesse semble préférer jeter son sort entre les mains de Dieu que du gouvernement qui l’abandonne et la méprise.

Une répression très dure

Pour faire respecter le couvre-feu et confinement, le gouvernement s’est appuyé sur la police et l’armée. 

Les médias vantaient les progrès de la technologie. Ils montraient les images d’un robot piloté à distance et équipé de caméras infrarouges pour mesurer la température qui invitait les habitants de Tunis à rentrer chez eux. Pendant que le ministère de l’Intérieur se targuait des prouesses de ce « robot policier » sur sa page Facebook, d’autres internautes montraient une tout autre réalité faite de brimades, d’abus et de violence policières.

(Photo : observatoire de la sécurité)

(Photo : Yahoo News)

Comme ce livreur de La Marsa (ville à 18 kilomètres de Tunis), tabassé par la police le 26 mars pour non-respect du confinement alors même qu’il leur avait présenté son attestation de circulation. Après qu’il eut diffusé son témoignage sur Facebook, le Premier ministre l’a invité à se rendre dans un poste de police pour déposer plainte... Le livreur a finalement été assigné en justice par l’État pour diffamation et trouble à l’ordre public. 

Dans les rues, la même scène se répétait tous les jours : les marchands posaient leurs étals jusqu’à ce que les policiers les délogent. Toute personne en infraction au confinement ou au couvre-feu était passible d’une amende de 50 DT (15,82 euros) ou de 100 DT (31,63 euros) en cas de récidive. Les moins chanceux ont fini dans des centres de rétention déjà bondés (qui accueillent surtout des migrants habituellement, plus de 1 000 migrants sont actuellement retenus dans ces centres). Enfermés dans des endroits insalubres, ils avaient toutes les chances de propager le virus en sortant.

Quant au suivi des malades ? Les personnes suspectées d’être atteintes du Covid-19 et qui ne respectaient pas le confinement étaient passibles d’une amende de 1 000 DT (316,35 euros) à 5 000 DT (1 581,74 euros), doublée en cas de récidive ! Les transports ne fonctionnaient plus. Il était interdit de circuler entre deux villes sans attestation sous peine de se voir confisquer son permis en plus du reste. De quoi dissuader ? Pas tant que ça. Dès le 22 avril, le gouvernement a annoncé le retrait de 52 700 permis de conduire, 53 000 cartes grises, 3 181 arrestations et avait enregistré 2 634 violations aux décisions de fermeture des locaux de commerce. Pour contourner les interdictions, des cafés clandestins étaient ouverts.

Faim et virus

Le célèbre slogan « chid darik » (reste chez toi) était bien difficile à respecter, c’était plutôt une formule permettant de rejeter la responsabilité sur ceux qui ne respectaient pas le confinement ! La réalité, en Tunisie comme ailleurs, est que le confinement était impossible pour certains et que la justice est à deux vitesses. 

On peut trouver un vaccin contre la maladie, même y survivre, mais il n’y a pas de remède contre la faim…. surtout que l’aide ridicule du gouvernement suffit à peine à payer les loyers et à se nourrir avec les prix qui augmentent ! 

Le pain est passé de 200 à 300 millimes (9,5 centimes d’euros) et a fini par devenir rare (comme tous les produits de première nécessité) et de mauvaise qualité. Pour faire des courses de « première nécessité », il faut tenter sa chance dans plusieurs épiceries ce qui veut souvent dire faire le tour de la ville ! Pour ne pas arranger la situation les rackets, corruptions, petites magouilles sont légion. Les épiceries ont pu augmenter les prix de quelques millimes pour profiter de la situation ; mais ce qui a fait scandale, ce sont les confiscations et redistributions inégales des Omda, les chefs de secteurs, qui ont détourné des denrées alimentaires comme la semoule pour se servir, les redistribuer à leurs proches ou encore pour les revendre plus cher. 

La bourgeoisie, la classe ouvrière et l’UGTT

À Monastir, une station balnéaire située sur une presqu’île très touristique du centre-est du pays, on pouvait encore pique-niquer sur les plages ou sortir entre amis après le couvre-feu sans croiser le moindre policier. Si la majorité des gens respectaient le confinement, on pouvait néanmoins se déplacer librement.

Ailleurs c’était une autre histoire, l’épidémie a tracé distinctement la limite entre ceux qui pouvaient se permettre de sortir à l’appel du soleil et ceux qu’on ne voulait surtout pas voir dehors. Surtout s’ils risquaient de sortir pour se « plaindre ». Comme à Gafsa, au sud-ouest dans le bassin minier, une des régions les plus touchées par le chômage et la pauvreté, où le gouvernement semblait plus préoccupé par la reprise de la production de phosphate que par les conditions de vie de la population.

Elyes Fakhfak a présidé le vendredi 24 avril un conseil ministériel restreint afin de trouver une « solution d’urgence » de relance de la production du bassin minier. À l’ordre du jour : pas un seul mot sur la situation concernant l’emploi ou l’urgence sanitaire. Pourtant, le chômage atteint des chiffres record à Gafsa, notamment chez les jeunes diplômés. Le bassin minier qui s’étend entre Gafsa, Redeyef et Metlaoui est l’un des gisements de phosphate les plus importants au monde, sa production est désormais en chute libre. L’UGTT, principal syndicat du pays, a rappelé dans un communiqué que le gouvernement perpétue une « longue tradition de marginalisation » de la région de Gafsa qui est perçue comme un simple « réservoir de phosphates ».

L’UGTT s’est dite « déçue » de l’attitude du gouvernement qu’elle a appelé au « bon sens ». Pas question d’appeler à la grève ou la mobilisation. Dans cette région qui a été un foyer important de la contestation contre la dictature Ben Ali lors des grèves de 2008 et de la révolte de 2010-2011, voilà un appel bien timoré. L’UGTT, dont la direction avait voulu se faire une place dans le gouvernement après la révolution de 2011, n’est radicale qu’en paroles. 

Scandales et mobilisations

Le 27 avril, un autre scandale au sommet a éclaté avec la publication d’un rapport sur la fabrication des masques à usage non médical qui faisait état de divers manquements. Le rapport mettait directement en cause Salah Ben Youssef, ministre de l’Industrie et des PME. Ce dernier s’est défendu en expliquant qu’il voulait simplement accélérer le processus. 

Le gouvernement s’est trouvé face à un autre problème. Les rassemblements de colère ont commencé à se faire plus nombreux. Sur les réseaux sociaux, l’activiste Hajer Awadi a dénoncé dans un live Facebook le 2 avril la corruption et l’inégalité dans la gestion des aides et des distributions alimentaires, ce qui lui a valu d’être poursuivi pour « trouble à l’ordre public », tout comme le blogueur Anis Mabrouki. Ils encourent jusqu’à un an d’emprisonnement. Il y a eu des rassemblements devant les bureaux des autorités locales fermées pour demander des comptes.

À Makthar, au Nord-Ouest de la Tunisie, un homme d’une trentaine d’années s’est immolé devant la municipalité le 3 avril ; quelques jours avant un autre jeune homme s’était immolé devant le poste de police. Ces immolations sont le reflet du désespoir de toute une jeune génération [1]. Après ces actes tragiques, plusieurs rassemblements ont eu lieu devant la municipalité. 

Le 30 mars, c’est la population de Mnihla, banlieue proche de Tunis, qui manifestait sa colère : une foule s’est rassemblée pour réclamer l’aide de l’État face à l’absence de revenus imposée par le confinement. Quand les Tunisiens craignaient la faim, le gouvernement craignait seulement l’émeute : « Quitter le confinement sera terrible sur le plan sanitaire. Y rester ne sera pas humain », résumait le psychiatre Soufine Zribi dans un article du 1er avril du journal El Watan. 

Le gouvernement s’est échiné pour revenir au monde d’avant le plus vite possible. Retour aux petits boulots de rue, au chômage toujours grandissant et à l’exploitation des patrons. En Tunisie, il n’y a pas besoin d’une « reconstruction » post révolution comme le disent les uns et les autres depuis 2011, mais d’une construction tout court, celle d’une autre société. Il faut espérer une deuxième révolution où, cette fois, il s’agirait de dégager ceux qui ont usurpé le mouvement de 2011 pour le compte de la bourgeoisie, une révolution des travailleurs.

Nora Debs


Quelques données sur les droits sociaux en Tunisie

La Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) prend en charge, entre autres, les assurances vieillesse, chômage et les prestations familiale. La Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) prend en charge les frais de soin des ayants droit, les accidents du travail, les maladies professionnelles, etc. Elles sont toutes les deux sous la tutelle du ministère des Affaires sociales. Les employeurs sont tenus de s’y affilier et d’y déclarer les salariés, qui ainsi pourront en bénéficier.

Nombre de bénéficiaires en 2015 de l’assurance-maladie (dernières données officielles relatives à l’activité de la CNAM) : environ 7 millions de personnes.

La population active représente 4 200 300 personnes au premier trimestre 2020, dont 71 % d’hommes et 29 % de femmes. Au premier trimestre 2020, le taux de chômage a atteint 15,1 %, soit 634 800 chômeurs au premier trimestre de l’année. Il est estimé à 12,2 % chez les hommes et 22 % chez les femmes. Le nombre des diplômés chômeurs de l’enseignement supérieur est estimé à 262 700 pour les hommes.

L’économie informelle représente plus de 40 % de l’économie : journaliers, vente ambulante, location de logements non déclarée, vente sans facturation, travail à domicile des femmes non déclaré, contrebande, etc. – ce que l’on appelle l’économie de « bazar » ou économie grise. En 2018, on a estimé que 2 millions de Tunisiens vivaient de l’économie informelle.

En Tunisie, il y a entre 400 000 et 500 000 « micro-entreprises » dans cette économie parallèle qui ne payent pas de cotisations sociales.


[1Elles font échos au tragique événement de décembre 2010, à Sidi-Bouzid, lorsqu’un jeune marchand de légumes s’était fait confisquer ses produits pour la énième fois. Humilié et désespéré, Mohamed Bouazizi s’était donné la mort en s’immolant devant le siège du gouvernorat. Cet acte avait donné lieu à des manifestations contre la misère, contre le chômage, puis avait été le départ de la révolution de 2011 qui avait renversé la dictature de Ben-Ali. 

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