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Mondialisation des barbelés

La tête contre les murs : bref aperçu des murs, murailles, fossés, frontières barbelées et autres qui divisent les peuples du monde

29 août 2021 Article Monde

(Photo : mur en Cisjordanie, Photothèque Rouge/DR.)

Au cours des dernières semaines, et en liaison avec la crise afghane, on a vu coup sur coup la Pologne annoncer qu’elle allait ériger une « solide clôture » de barbelés à sa frontière avec la Biélorussie et y augmenter ses effectifs militaires. De son côté, la Grèce – qui en octobre dernier avait terminé la construction d’un mur métallique de cinq mètres de haut et de 40 kilomètres de long sur la frontière de 200 kilomètres qui la sépare de la Turquie – a décidé de déployer désormais tout un arsenal de nouvelles technologies (allant des drones aux caméras en passant par les capteurs thermiques et les canons sonores) pour empêcher les migrants d’atteindre son territoire. La Turquie n’est pas en reste. Elle est en voie d’achever, à sa frontière avec l’Iran, un autre mur qui, une fois terminé, s’étendra sur 243 kilomètres, dont 156 d’ores et déjà achevés. Là encore, comme l’expliquent les autorités turques, il s’agit « d’empêcher l’arrivée des migrants et des demandeurs d’asile sur son territoire », notamment des Afghans.

Cette frénésie de dresser des murs, des clôtures électrifiées et des barrières hightech le long des frontières ne date évidemment pas des crises syrienne ou afghane. Elle existe de longue date. La construction de la Grande Muraille, au nord de la Chine, commencée au viie siècle avant notre ère, s’est poursuivie jusqu’au xviie siècle. Elle a grandi au cours des siècles et s’est finalement étendue sur près de 9 000 kilomètres, dont plus de 6 000 de murs proprement dits, 360 de tranchées et 2 200 de barrières naturelles (montagnes, rivières, etc.).

L’autre exemple est le « limes » romain, un système de fortifications, de murs, de tours et de palissades, construit par plusieurs empereurs (notamment par Trajan en 114-117 après JC et Hadrien entre 122 et 127) et dont on trouve encore des traces aussi bien entre le Rhin et le Danube qu’entre l’Angleterre et l’Écosse, voire en Afrique du Nord. À son apogée, au iie siècle, le limes parcourait près de 7 000 kilomètres.

Mais, à l’époque, il s’agissait d’ouvrages essentiellement militaires, destinés à se protéger, ou à tenter de se protéger, d’armées hostiles susceptibles de menacer les empires chinois ou romain. Ces protections ne s’avérèrent d’ailleurs que modérément efficaces, retardant mais n’empêchant pas les invasions.

Aujourd’hui, la donne a bien évidemment changé. Aucun mur, aucune fortification, aussi sophistiqués soient-ils, ne sont capables d’arrêter une armée moderne, avec ses tanks, son artillerie, son aviation, voire ses satellites, ses bombes guidées par laser et ses missiles intercontinentaux. Ce sont des systèmes de défense complètement dépassés. Par contre, ils restent fort utiles pour empêcher des populations de s’enfuir d’un territoire et de pénétrer dans un autre. C’est pourquoi ils n’ont cessé de se multiplier au cours des décennies écoulées.

En 2021, soixante-dix à soixante-quinze murs sur environ 40 000 kilomètres

Dans ce contexte, lorsqu’on parle de murs, il ne s’agit pas seulement d’ouvrages de maçonnerie ou d’acier érigés d’un seul tenant. Ils peuvent prendre la forme de clôtures grillagées, de barrières électrifiées, voire de fossés rendus infranchissables par des pieux ou d’autres dispositifs. Tous ont pour but la séparation physique des populations. Ces murs, au sens large, concerneraient, selon les définitions des uns et des autres, entre 6 et 18 % des 250 000 kilomètres de frontières terrestres dans le monde, l’estimation basse ne concernant que les murs en dur, l’estimation haute tous les moyens de séparation. Selon l’universitaire québécoise Élisabeth Vallet, spécialiste de la question : « On compte aujourd’hui soixante-dix à soixante-quinze murs construits ou annoncés dans le monde, les murs existants s’étalant sur environ 40 000 kilomètres » [1], soit autant que la circonférence de la Terre. On estime aujourd’hui que 60 % de la population mondiale vit dans un pays ayant construit un mur le long de ses frontières [2]. Au cours des cinquante dernières années, ce sont plus de 63 murs qui ont été érigés le long des frontières ou sur des territoires occupés.

Au temps de la guerre froide

Assez paradoxalement, il y en avait nettement moins pendant la guerre froide (1945-1989) qu’aujourd’hui. Le seul vestige de la confrontation Est-Ouest qui reste encore debout est celui qui sépare les deux Corées. Il s’agit en fait de deux murs parallèles de deux mètres de haut érigés en 1953 qui encadrent une zone démilitarisée longue de 238 kilomètres et large de 4 kilomètres, parsemée de postes de guet, de tours et d’obstacles de toutes sortes. Officiellement, pour le régime de Pyongyang, il sert à empêcher les agents sud-coréens et américains de pénétrer sur son territoire. À l’heure où les espions utilisent surtout les satellites, le matériel électronique et différents logiciels pour faire leur travail, cela peut faire sourire. En réalité, le but est tout simplement d’interdire à la population de gagner le sud de la Péninsule où le niveau de vie était, et est toujours, beaucoup plus élevé. Mais ce que l’on sait moins est qu’à l’autre bout du pays, à la frontière avec la Chine longue de 1 416 km, cette dernière a aussi érigé des barrières pour empêcher la population nord-coréenne d’entrer sur son territoire, Pékin craignant que les famines qui touchent régulièrement le « paradis » nord-coréen entrainent chez elle un afflux non désiré de réfugiés économiques.

Autre symbole de cette guerre froide et du fameux rideau de fer qui englobait l’URSS et les démocraties populaires : le mur de Berlin, érigé en 1961 et qui a disparu en 1989 avec l’implosion de l’Union soviétique. Là encore, la raison officielle était de protéger l’Allemagne de l’Est, la République démocratique allemande, des espions et des saboteurs venant de l’Ouest. Mais il fallait surtout d’empêcher les Allemands de l’Est de passer à l’Ouest. Il faut rappeler que le mois précédent l’édification du mur, en août 1961, 30 000 Allemands avaient fui l’Est pour l’Ouest, et beaucoup d’autres avant eux. Après sa construction, les passages clandestins se firent beaucoup plus rares, car beaucoup plus difficiles, et les Allemands de l’Est sont restés coincés chez pendant vingt-huit ans.

Fin de la guerre froide et multiplication des murs

Avec la fin de la guerre froide beaucoup de chauds partisans du capitalisme pensaient que la disparition de l’URSS et du « camp socialiste », symbolisée par la chute du mur de Berlin, allait entraîner le monde vers une ère nouvelle, quasiment idyllique. C’est ce que prédisait en 1992 le politologue américain Francis Fukuyama dans son livre La Fin de l’histoire et le Dernier Homme. Pour lui la fin de la guerre froide marquait le triomphe de la démocratie et du libéralisme, la démocratie libérale constituant désormais l’horizon indépassable de notre temps. La planète allait devenir un « village planétaire » [3] au sein duquel les relations deviendraient permanentes et harmonieuses.

Ils ont dû déchanter. Le fameux village planétaire s’est divisé en une multitude de villages fortifiés, à la manière de celui d’Astérix et Obélix. Comme le rappelle Elisabeth Vallet : « Après une hausse du nombre de murs à partir de 1945 – nous en étions à une quinzaine à la chute du mur de Berlin –, le phénomène s’est généralisé au tournant des années 2000. Même s’il y a eu une accélération à partir de 2003 en réaction au 11-Septembre, cela se mettait déjà en place avant 2001, et la raison profonde est plutôt la mondialisation. Le mur est la réponse immédiate des politiques à l’impression des gens d’une perte de contrôle des territoires, des flux, des valeurs. C’est une opération de relations publiques. »

Renforcer une frontière en construisant un mur est une des solutions proposée par nombre de gouvernements – surtout de droite mais aussi de gauche – au malaise de la population face aux crises économiques, sociales, sanitaires et autres. On le voit au sein de l’Union européenne (UE) où des pays comme la Pologne et la Hongrie se lancent dans une campagne de communication de renforcement de leurs frontières, l’Espagne faisant de même avec ses enclaves de Ceuta et de Mellila en terre marocaine.

Frontex

Mais l’exemple vient de plus haut. L’UE a lancé en 2004, avec tambour et trompette, Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes pour aider les États membres et les pays associés à l’espace Schengen à protéger les frontières extérieures. Contre qui ? Officiellement contre les terroristes, les djihadistes, les trafiquants de toutes sortes, mais aussi, et surtout devrait-on dire, les migrants, clandestins ou non. Et parmi les glorieux faits d’armes de Frontex, on note l’arraisonnement d’embarcations transportant des migrants cherchant à gagner l’Europe et leur remise aux autorités libyennes mais aussi les entraves mises aux bateaux affrétés par les ONG en Méditerranée pour aider ces mêmes migrants. Quant aux trafiquants et aux terroristes de tout poil ils ont trouvé depuis longtemps les moyens de pénétrer dans les pays qu’ils ciblent. En fait, plus de 90 % des personnes arrêtées par ces mécanismes divers et variés sont des migrants. C’est d’ailleurs leur finalité première.

Et la mondialisation dans tout cela ?

Faire croire que l’on peut protéger un pays de la mondialisation capitaliste par le biais du renforcement des frontières est un contresens. Les circuits financiers mondiaux se moquent bien des frontières. Quant aux grands capitalistes, ils peuvent circuler librement dans tous les pays du monde, même dans ceux qui sont les plus barricadés derrière leurs frontières, telle la Corée du Nord.

Aux États-Unis

Ce renforcement est un frein à la libre circulation des personnes mais plus rarement à celles des marchandises. L’exemple des États-Unis est à cet égard intéressant. Comme on le sait, Donald Trump, lorsqu’il était président, avait fait de la prolongation du « grand et beau mur » entre les États-Unis et le Mexique, un enjeu politique majeur. Ce mur, commencé en 2006 sous George Bush et maintenu sous Obama, s’étendait sur plus d’un millier de kilomètres en Californie, en Arizona et au Nouveau-Mexique avant que Donald Trump ne soit élu à la Maison-Blanche. Et ce dernier l’a prolongé au Texas. Il atteint aujourd’hui 1 300 kilomètres. Si l’ouvrage a pu empêcher des dizaines de milliers de migrants venant de toute l’Amérique latine d’entrer sur le territoire américain (on estime qu’il a fait baisser de 25 % l’immigration clandestine), il n’a guère nui aux échanges commerciaux entre les deux pays. Comme l’explique le géographe Michel Foucher : « La frontière américano-mexicaine est l’une des plus ouvertes du monde, avec quarante-huit points de passage, des villes jumelles et 1,5 milliard de dollars (1.3 milliard d’euros) d’échanges par jour ! »

En Inde

Parmi ces murs anti-émigrants, le plus grand du monde sépare l’Inde du Bangladesh sur 3 200 kilomètres. New Delhi a mis vingt ans à le construire et il n’a été terminé qu’en 2013. Fait de briques et de barbelés, il est censé empêcher la venue de migrants clandestins bangladeshis mais aussi birmans.

Toujours en Inde, mais cette fois au nord-ouest du pays, existe depuis 1949 une ligne de grillages et de barbelés, haute de quatre mètres, qui coupe en deux, sur 740 kilomètres de long, la région du Cachemire, revendiquée à la fois par le Pakistan et l’Inde. Ce dernier pays y a ajouté, en 2004, une barrière électrifiée. Revendiquée par les deux pays depuis l’indépendance indienne en 1947, la région du Cachemire est divisée par une ligne de contrôle depuis 1949 et la guerre religieuse qui a opposé alors hindouistes et musulmans. Pas de mur en dur tant que cette frontière n’a pas été officialisée, mais grillages et barbelés. De plus, côté indien, les autorités font face depuis 1989 à une insurrection séparatiste qui a déjà coûté la vie à plus de 70 000 personnes, principalement des civils. New Delhi accuse le Pakistan, qui dément, de soutenir en sous-main les groupes armés actifs dans la vallée de Srinagar. Et, il y a deux ans, le gouvernement Modi a supprimé l’autonomie dont jouissait le Cachemire indien, le Jammu-et-Cachemire, dans le but d’hindouiser un État à majorité musulmane. Ce qui a envenimé les choses.

Les murs comme armes de spoliation

Israël

Une autre catégorie de murs est constituée par ceux construits dans le but évident de spolier une population d’une partie de son territoire en empêchant tout retour sur ses terres [4]. Le plus connu est celui construit par Israël à partir de 2002 en Cisjordanie occupée. Officiellement, il s’agissait là encore d’empêcher les attentats palestiniens sur le sol israélien. Dans les faits, l’État sioniste veut imposer une autre frontière qui ne correspondrait plus à celle de 1967 et qui agrandirait son territoire. C’est pourquoi le mur empiète très largement sur la Cisjordanie occupée, englobe des colonies juives, mais aussi des terres fertiles et des puits dont l’accès est désormais interdit aux Palestiniens. À certains endroits, il s’enfonce jusqu’à 23 kilomètres à l’intérieur du territoire cisjordanien. Une fois terminé il devrait avoir 700 kilomètres de long, la partie la plus impressionnante, de neuf mètres de haut, ne correspond en réalité qu’à 5 % du tracé. Quant à la barrière de Gaza, elle s’étend sur 63 kilomètres et emprisonne, dans ce que l’on considère comme la plus grande prison à ciel ouvert du monde, deux millions de personnes vivant dans des conditions souvent effroyables sur 360 km2.

Chypre

Autre mur spoliateur : celui qui court d’un bout à l’autre de l’île de Chypre, sur 180 kilomètres. Il coupe en deux la capitale, Nicosie, et a été concrétisé en 1974 après l’invasion de la partie nord de l’île par l’armée turque. Là encore, il n’a aucun intérêt militaire mais permet d’empêcher les milliers de Chypriotes grecs de regagner leurs foyers dans le territoire annexé et passé sous domination turque.

Sahara occidental

Pour clore ce chapitre, deux mots sur le « mur des sables » traversant, sur 2720 kilomètres, le Sahara occidental. Construit par le Maroc entre 1980 et 1987 et gardé par 100 000 soldats, plus que les incursions armées du Front Polisario il empêche surtout la population sahraouie de regagner ses terres conquises par le Maroc.

Un monde sans murs et sans frontières

On pourrait égrener la liste des autres murs, murailles, fortifications et barrières qui enserrent la planète de l’Irlande du Nord à la Norvège, de l’Arabie saoudite à la Birmanie et du Pakistan à la Roumanie en passant par le Brésil. Cette image d’un monde muré derrière ses systèmes défensifs est le reflet d’un système qui exploite la planète au profit d’un petit nombre tout en laissant croire au plus grand nombre que le chacun pour soi serait la seule solution aux problèmes de l’humanité. Les gouvernements appellent à accepter le renforcement des frontières et les restrictions des libertés – les deux étant liés – pour prétendument nous « protéger » contre le terrorisme, le danger islamiste et les invasions migratoires. Pendant ce temps, les grands pays impérialistes – et les groupes financiers, bancaires et industriels qu’ils représentent – continuent de mettre le monde en coupe réglée en ignorant les frontières, fortifiées ou non, mais en entretenant, voire en suscitant, les jalousies, les peurs et les haines entre les opprimés. C’est une illustration, parmi d’autres, du « diviser pour régner ».

C’est pourquoi se battre pour un monde plus juste, sans exploitation ni oppression, est indissociable de la lutte pour l’abolition des frontières et de tout ce qui divise les peuples, qui ont la terre en partage. Et nous faisons nôtre l’affirmation que certains attribuent à Isaac Newton : « Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts. »

J.L.


Bibliographie

  • Élisabeth Valet, Borders, Fences and Walls, Routledge, 2014 (Frontières, Clôtures et Murs, non traduit en français).
  • Michel Foucher, Retour des frontières, CNRS Éditions, 2016.
  • Bruno Tertrais et Delphine Papin, L’Atlas des frontières. Murs. Conflits. Migrations, Les Arènes, 2016.
  • Alexandra Novosseloff et Frank Neisse, Des murs entre les hommes, La Documentation française, 2015.
  • Rapport « Walled world : towards Global Apartheid » (Un monde muré : vers un apartheid global) publié en anglais le 18 novembre 2020 par le Centre Delàs d’Estudis per la Pau, The Transnational Institute, Stop Wapenhandel et Stop the Wall Campaign, à lire sur tni.org.

[1« Les murs dans le monde en réponse aux nouvelles peurs », Le Monde, 2 février 2018.

[2Chronologie non-exhaustive des murs de séparation qui divisent le monde, par CDTM-Monde Solidaire La Flèche, 20 avril 2015, sur ritmo.org,19 mars 2021.

[3Le village planétaire ou village global (en anglais Global Village), est une expression de Marshall McLuhan, universitaire canadien spécialiste de la communication.

[4« Ces autres murs qui balafrent le monde », sur 24h.ch (24 heures Confédération helvétique), 9 novembre 2019.

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