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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 116, décembre 2017 > Le spectre de l’ubérisation

Le spectre de l’ubérisation

« La rue est notre usine, les forçats du bitume relèvent la tête »

(banderole des Deliveroo en lutte)

Mis en ligne le 13 décembre 2017 Convergences Entreprises

Dimanche 27 août, à Paris, Lyon, Bordeaux et Nantes, plusieurs dizaines de livreurs Deliveroo, rejoints par des collègues de Foodora et UberEats, se mettaient en grève. Après des rassemblements avec prises de parole pour tisser des liens, les cortèges sont allés « bloquer » les commandes Deliveroo dans les restaurants alentour. En réalité, les restaurateurs ayant leurs propres griefs vis-à-vis des plateformes, il a souvent suffi d’une courte discussion, plutôt qu’un blocage, pour qu’ils se déconnectent. Le lendemain, une délégation manifestait à Paris, avec une centaine de soutiens, de la place de la République au siège de Deliveroo. Si cette première mobilisation « nationale » est restée limitée, elle a fait parler d’elle et a montré qu’il est possible de s’organiser, malgré l’isolement et la précarité des livreurs.

Après avoir aguiché les coursiers, il faut maintenant qu’ils soient rentables

En cause, la décision de Deliveroo d’aligner la tarification des anciens contrats (signés avant août 2016) sur les nouveaux. Près de 600 coursiers, parmi les premiers embauchés, étaient payés 7,50 € de l’heure, plus 2 à 4 € la course. Désormais, c’est un paiement de 5 € la course (5,75 € à Paris) qui s’applique pour tous. Il n’y a plus de minimum garanti, alors que sur certains créneaux, il peut s’écouler plusieurs heures sans commande.

Depuis plusieurs mois, les plateformes Uber, Deliveroo et autres rognent sur les rémunérations. Quand elles se sont lancées, il a fallu attirer les chauffeurs et livreurs par des tarifs garantis, des primes de pluie ou de week-end et pour les VTC des aides à l’achat ou la location du véhicule. Maintenant, les postulants affluent : 450 par semaine, aime rappeler Foodora aux nouveaux embauchés, en guise de menace. Surtout après la faillite de Take Eat Easy en 2016, qui a laissé 2 500 livreurs sur le carreau, obligés de se tourner vers les autres plateformes. Les plateformes profitent donc de leur nouveau rapport de forces pour élargir leurs marges sur le dos des travailleurs. C’est ce qui avait conduit à la grève des chauffeurs Uber en décembre 2016, après le passage de 20 % à 25 % de la commission sur la course.

Contrairement aux affirmations du directeur général de Foodora France, Boris Mittermüller, le travail de livreur n’est en rien d’un « job cool » ou « d’appoint » pour des jeunes, étudiants, intermittents du spectacle ou amateurs de cyclisme. Pour beaucoup, il s’agit d’un travail à temps plein sans autre alternative. Selon une étude de l’Institut français des sciences et technologies des transports, 42 % de ceux qui ont débuté il y a moins de six mois n’ont pas dépassé le collège [1]. Pour gagner 2 200 euros net mensuels, un coursier doit travailler 47 heures par semaine en moyenne [2].

Pour s’organiser, il faut d’abord rompre l’isolement

Avant de parvenir à la mobilisation de fin août, il a fallu un patient travail militant pour mettre en lien des livreurs, en l’absence de tout collectif de travail. Il a fallu commencer par se parler, dans les temps d’attente entre deux commandes, puis sur Whatsapp et Facebook. Des collectifs ont été formés à Bordeaux et Lyon, lançant un premier appel national à une « déconnexion massive » des plateformes numériques le 15 mars 2017. Appel qui a rencontré peu d’écho, mais les plus motivés ont tissé des liens, se sont fait connaître. Le Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap) s’est formé à la suite de cette expérience. Un collectif qui permet à la fois d’élaborer des revendications et préparer les mobilisations, mais aussi de bâtir des solidarités par des événements festifs et ateliers réparation [3]. Les plus militants se sont également syndiqués, à la CGT ou à Sud.

Après l’annonce de la baisse des tarifs chez Deliveroo, des premiers rassemblements ont eu lieu de manière dispersée (fin juillet à Bordeaux, puis Lyon, le 11 août à Paris), avant de se coordonner entre les différents collectifs pour la fin août. La coordination dépasse à présent les frontières, car des mobilisations existent dans de nombreuses villes d’Europe. Plusieurs collectifs locaux se sont retrouvés à Turin à l’occasion du G7 sur les plateformes numériques [4]. Et le 27 septembre, une « grève européenne des livreurs à vélo » a eu lieu, avec des rassemblements en France, en Italie, en Angleterre, en Espagne, en Belgique et en Allemagne.

Depuis la mobilisation de fin août, Deliveroo a proposé à tous les livreurs une assurance santé complémentaire et prévoyance gratuite. Une concession ridicule, d’autant que la loi rend déjà obligatoire à partir de janvier 2018 la prise en charge par les plateformes d’une assurance pour le risque accident du travail pour les prestataires dont le chiffre d’affaires dépasse 5 100 € par an. Et cela ne répond pas à la revendication principale des grévistes, qui exigent une revalorisation à 7,50 € la course et une garantie de 15 € minimum de l’heure.

Le mouvement est en train de se structurer au niveau national et doit encore convaincre un milieu plus large de la nécessité et de la possibilité de s’organiser pour lutter. Les collectifs ne revendiquent pas le statut de salarié, car les discours sur l’indépendance et la liberté des auto-entrepreneurs ont encore beaucoup prise. Et devenir salarié n’est pas une garantie en soi, ni pour un salaire correct, ni contre le licenciement (même si les patrons doivent y mettre un peu plus de formes). La perspective reste donc de lutter pour les mêmes droits, quel que soit le statut.

M.S.


[1Euzen P., « Pédale ou crève : dans la peau d’un livreur Foodora », lemonde.fr, 26 mai 2017.

[2Aizicovici F., « En colère, les livreurs de repas se mobilisent de nouveau pour leurs conditions de travail », lemonde.fr, 26 août 2017.

[3Pour un récit précis et détaillé sur la genèse des collectifs et des mobilisations, lire Simbille L., « Le peloton des livreurs à vélo se lance dans la course pour le respect de ses droits », bastamag.net, 11 juillet 2017.

[4Lire l’entretien avec Steven, livreur Deliveroo, membre du Clap, dans l’Anticapitaliste mensuel de novembre 2017.

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