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La révolte des chômeurs

1er mars 1998 Politique

Un mouvement de chômeurs s’est développé à la mi-décembre, comme on n’en avait pas vu dans le pays de mémoire de militant, sauf à remonter aux marches de la faim des années 30 évoquées par les livres.

Ce mouvement a été marqué par quatre journées nationales de manifestation, les 7,13, 17 et 27 janvier, qui ont certes rassemblé peu de monde au début, un tout petit peu plus par la suite, mais dans de nombreuses villes, surtout des petites. Au total, quelques dizaines de milliers de manifestants, dont probablement la moitié de chômeurs.

Ce mouvement a surtout été marqué par un carrousel d’occupations d’antennes Assedic d’abord, puis d’autres lieux une fois que les chômeurs en ont été chassés par les flics de Chevènement. Janvier 98 a été le mois de la grande vadrouille pour des escouades de chômeurs qui ciblaient soigneusement les lieux où elles portaient leurs pénates : les Assedic qui versent des allocations trop chiches, les agences d’EDF-GDF qui coupent l’électricité ou le gaz, les Chambres de commerce et d’industrie du patronat qui licencie, les halls de banque des créanciers qui n’hésitent pas à faire des saisies sur les ressources, y compris sur les maigres RMI, les mairies de tous bords dont la politique d’aide sociale est rarement généreuse ou les permanences du Parti socialiste pour leur demander des comptes sur la politique du gouvernement. Sans oublier évidemment les pique-nique dans les super-marchés, voire les opérations « invités surprise » dans quelques restaurants de luxe, où l’accueil ne s’est pas révélé à la hauteur de la réputation !

Un mouvement de chômeurs, qui est en mesure de dresser un vrai Gault et Millau des gîtes urbains de fortune !

Le fruit d’une action volontariste et d’une situation insoutenable.

Depuis quelques années, des associations et comités que l’on a retrouvés à la tête de l’actuel mouvement, avaient tenté d’organiser et de mobiliser des chômeurs : AC ! (Agir contre le chômage, formée de militants de SUD, de la CFDT en lutte, de la Ligue Communiste Révolutionnaire ou proches d’elle), l’APEIS (Association pour l’emploi et l’information des chômeurs et précaires, animée par des militants du Parti communiste), le MNCP (Mouvement national des chômeurs et précaires, avec à sa tête des Verts) et les Comités CGT des « privés d’emploi » (développant généralement leur réseau grâce à la logistique des Unions locales).

C’est ainsi qu’à l’initiative de AC !, on a vu à Paris, en 1994, une manifestation de 20 000 personnes (selon ses organisateurs), puis des opérations symboliques de « réquisition d’emplois » et une « marche européenne » d’avril à juin 97, qui a convergé vers un rassemblement de 35 000 personnes à Amsterdam.

On a vu, à l’initiative de l’Apeis, des sit-in devant les Assedic et les ANPE, et des actions ponctuelles pour la gratuité des transports.

On a vu aussi les « Comités de privés d’emplois » de la CGT, notamment dans la région de Marseille, participer sous leurs banderoles à des cortèges syndicaux et aider les chômeurs dans leurs dossiers et démarches.

Ces dernières années, ces actions ponctuelles n’avaient connu qu’un succès limité par le nombre des participants mais aussi par l’impact auprès de l’opinion du monde du travail.

En ce début 98, soudain quelque chose s’est passé, un mouvement est né, fruit de l’action volontariste de ces associations et d’une situation qui, à force de se dégrader, a fait déborder l’exaspération.

A quelques poignées le plus souvent, ces chômeurs que beaucoup disaient rejetés, isolés, atomisés, trop écrasés pour relever la tête, se sont engagés dans des actions spectaculaires, illégales et salutaires, qui ont créé l’événement. Oser réveillonner ensemble dans les antennes Assedic ! Oser casser la croûte au Monoprix d’en face, sous la surveillance inquiète mais prudente des flics !

Certains (à commencer par Notat, Blondel, Aubry et Jospin), ont souligné le caractère minoritaire du mouvement. Certes. Si on estime à une centaine au moins le nombre de sites occupés par des groupes de 20 à 80 chômeurs, cela fait 5000 chômeurs environ qui ont participé de façon active et sur plusieurs semaines à ce mouvement. Et 5 à 6 fois plus, si l’on compte ceux qui ont participé épisodiquement à telle ou telle action. C’était minoritaire, à coup sûr, par rapport aux millions de travailleurs que les licenciements ont jetés sur le pavé.

Mais tout minoritaires qu’ils soient, ces milliers de chômeurs en lutte ont emporté l’adhésion du milieu ouvrier et populaire parce que les revendications qu’ils ont mises en avant - un emploi pour tous, et en attendant, une prime de fin d’année de 3000 francs, le relèvement de 1500 francs mensuels de tous les minima sociaux, le droit au revenu pour les jeunes de moins de 25 ans exclus du RMI -, ont braqué les projecteurs sur la situation de l’ensemble des travailleurs, privés ou non d’emploi, et sur cette politique consciente et systématique d’abaissement du niveau de vie de la classe ouvrière, depuis 25 ans.

L’impact a été énorme.

Et si l’on peut s’étonner de quelque chose, ce n’est pas qu’un mouvement de chômeurs ait éclaté, mais qu’il n’ait pas éclaté plus tôt. Etonnant qu’il ait fallu attendre tant d’années de politique patronale et gouvernementale, qui se soldent aujourd’hui par 7 millions de travailleurs en situation précaire, pour que ça commence à branler dans le manche.

25 ans de politique patronale et gouvernementale contre la classe ouvrière.

C’est dès la fin des années 60 que le chômage pointa son nez, avec 440 000 chômeurs en 1967, 2 % de la population active. Après un palier à 600 000 chômeurs en 1972-1973, le chômage explosa à partir de 1974, franchissant le cap du million trois ans plus tard, en 1977, celui des 2 millions en 1981, etc. La crise du dollar en 1971, due entre autres aux dépenses de la guerre du Vietnam, puis à la hausse du prix du pétrole en 1973, voulue par les trusts pétroliers, acheva de faire passer l’économie mondiale de sa phase d’expansion rapide à une sorte de crise rampante, à cette croissance lente que l’on connaît depuis.

Le capital, lui, n’avait pas envie de ramper.

Avec la concurrence exacerbée entre les trusts mondiaux engendrée par la relative stagnation de la demande solvable (la seule qui intéresse les capitaux), la tâche que les trusts industriels des divers pays exigèrent de leurs gouvernements respectifs fut surtout de subventionner leurs opérations de reconversion et de concentration de la production, et d’oeuvrer à l’abaissement du coût de la main-d’oeuvre.

Et c’est à cela, et non à lutter contre le chômage ou pour l’emploi, que les gouvernements successifs, ceux de gauche comme ceux de droite, ont oeuvré, sous couvert de « politiques de l’emploi » : d’un côté, l’indemnisation des chômeurs, qui s’est réduite au fur et à mesure que le chômage augmentait, de l’autre, des milliards de subventions pour ces reconversions industrielles qui ont jeté des centaines de milliers de salariés à la rue, et des exonérations et aides en tout genre au patronat. En nombre croissant, elles aussi.

1974-1980 : par crainte des explosions sociales.

Les premières années de la crise, de 1974 à 1980, furent marquées à la fois par l’explosion du chômage et par l’inflation qui passa de 7 % en 1973 à 13,7 % en 1974. Alors que le patronat s’apprêtait à jeter à la rue brutalement des centaines de milliers de travailleurs, les gouvernements jugèrent bon d’être plus prudents. Ils ne pouvaient pas alors se permettre de ne proposer aux licenciés qu’un genre d’ASS (Allocation spécifique de solidarité, pour chômeurs en fin de droits) ou de RMI (qui n’existait pas). L’année 1974 avait été marquée par de nombreuses grèves contre les licenciements ou fermetures d’entreprises, mais aussi pour des augmentations de salaires.

Un accord entre patrons et syndicats fixa alors à 90 % du précédent salaire, le montant que l’Allocation supplémentaire d’attente devait assurer aux salariés licenciés pour raisons économiques pendant un an. Grosso modo le maintien du salaire pour un laps de temps qui permettait encore à l’époque d’en retrouver un. Patronat et gouvernement espéraient faire passer de la sorte, sans trop de réactions, les plans de licenciements.

Le patronat était pressé. Quelques semaines à peine après la signature dudit accord à la fin novembre 1974, Citroën annonçait un plan de « licenciement collectif conjoncturel pour raison économique » de plusieurs milliers d’ouvriers, Renault annonçait une semaine de chômage technique pour la fin de l’année, et Rhône-Poulenc un projet de chômage technique de quinze jours à un mois pour 21 000 ouvriers de sa branche textile.

Une loi instaurant, en janvier 1975, un contrôle administratif sur les licenciements économiques et l’indemnisation du chômage partiel, complétait le dispositif. Il ne s’agissait évidemment pas de limiter les licenciements, mais d’en contrôler le caractère « économique » et les modalités. La preuve : pour l’année 1975, 7 % seulement des demandes furent refusées par les inspecteurs du travail, et 260 000 licenciements autorisés. Quant à la nouvelle indemnisation du chômage partiel, elle concerna 340 000 travailleurs, dès 1975.

Cinq ans plus tard, alors que le nombre des chômeurs atteignait déjà 1,5 million et le coût de l’indemnisation du chômage 30 milliards, l’UNEDIC commença à revoir à la baisse le montant des allocations, et la garantie des 90 % fut remplacée par une Allocation spéciale dégressive.

Mais il fallait encore y aller doucement. L’année 1979 allait être celle des sidérurgistes.

L’État n’avait pas été chiche avec les maîtres de forges. Dès les premiers fléchissements de leurs ventes d’acier en 1965, les premiers cadeaux étaient venus : 3,2 milliards pour aider les patrons à rationaliser la production. Et de 1965 à 1977, la sidérurgie supprima 25 000 emplois, passant de 160 000 à 135 000 ouvriers, tandis que les patrons engrangeaient 9 milliards de dons et 5 milliards de prêts.

Si bien que lorsque les maîtres des forges annoncèrent encore 22 000 suppressions d’emplois, le 13 décembre 1978, la colère explosa. Pendant plusieurs mois, les sidérurgistes lorrains multiplièrent les actions, occupèrent non les ASSEDIC, mais des banques, des centraux téléphoniques, un studio de télévision, affrontèrent les gardes mobiles.

La Convention sociale de la sidérurgie signée finalement en juillet accordait à 12 000 travailleurs un départ en préretraite entre 50 et 55 ans avec 70 à 80 % du salaire ; à 4 000 autres, une promesse de réemploi avec compensation de la perte de salaire éventuelle, et une prime de départ volontaire de 50 000 francs.

Et le nombre de chômeurs continua d’augmenter dans le pays.

Les années 80 : multiplication des aides aux entreprises... et des chômeurs.

Au moment où le couple Giscard-Barre passait la main à la gauche, en mai 1981, on comptait déjà 1,7 million de chômeurs officiels, un peu plus de 2 millions en réalité.

Le gouvernement socialiste, avec participation PC jusqu’en 1984, n’avait pas plus que son prédécesseur la préoccupation de s’attaquer au chômage.

Ce n’était pas le passage aux 39 heures, ni la cinquième semaine de congés payés accordée en 1982, qui allait réduire de chômage. Ni à vrai dire la retraite à 60 ans, accordée en 1983, même si par ailleurs, elle apparut comme une mesure sociale parce qu’elle était une vieille revendication syndicale. Elle n’allait pas réduire le chômage d’un pouce. Au moment de sa mise en place, les diverses mesures d’accompagnement des plans de licenciements des années écoulées avaient déjà fabriqué 700 000 préretraités, dont 430 000 de plus de 60 ans. Et près de la moitié des travailleurs âgés de 60 à 65 ans était déjà d’une façon ou d’une autre en préretraite. Par l’abaissement de l’âge de départ, les caisses de retraites allaient assumer une partie des frais du chômage. Et les préretraités de 55 à 59 ans allaient vite prendre le relais de leurs aînés, auxquels allait s’ajouter à partir de 1984-1985 la nouvelle catégorie des « Dispensés de recherche d’emploi. »

Car les plans de restructuration et de licenciements continuaient à tomber avec la bénédiction du gouvernement, quand ce n’était pas lui qui les mettait en place. 366 000 licenciements économiques autorisés en 1983. Encore 430 000 en 1984, 440 000 en 1985. Et c’est le gouvernement lui-même qui lançait un nouveau Plan Acier : 50 milliards de subventions à la sidérurgie étalées sur cinq ans et 25 000 réductions d’emploi.

Certes le gouvernement avait promis quelques aides financières et des détaxations aux patrons qui promettaient de venir s’installer dans les régions sinistrées, en Lorraine par exemple. Ce qu’il fit pour JVC et Panasonic, entreprises appartenant à un groupe japonais, installées alors avec l’argent des contribuables qui payaient une grande partie des investissements (30 millions sur les 80 millions pour Panasonic), et qui viennent de décider en 1997 de repartir, laissant sans doute sur le carreau de nouveaux chômeurs pour chercher ailleurs primes à l’installation et bas salaires.

Le lancement par le gouvernement en 1985 des TUC (Travaux d’utilité collective), ancêtres des CES actuels, ou des Stages d’Initiation à la Vie Professionnelle (SIVP), main-d’oeuvre jeune financée par l’État pour les entreprises privées, ne risquait pas de compenser une telle hémorragie d’emplois. C’était tout au plus se servir de l’importance du chômage pour créer des emplois sous-payés et en offrir une partie au patronat privé.

Et la gauche arrivée au pouvoir se fixa aussi un autre objectif : réduire l’inflation et les déficits budgétaires par une politique d’austérité.

En juin 1982, le gouvernement Mauroy décréta le blocage des salaires. En décembre 1982, il décida aussi d’économiser 12 milliards sur le dos des chômeurs par une baisse du montant des préretraites, le durcissement des conditions d’accès à l’indemnisation et la réduction de sa durée. 200 000 chômeurs étaient de ce fait exclus des allocations chômage.

En février 1984, pour réduire encore les dépenses, l’accord sur l’UNEDIC signé entre patronat, syndicats et gouvernement supprima définitivement le régime spécial des licenciés économiques, mit tout le monde au régime général moins avantageux, réduisit une partie des indemnisations de ce régime général lui-même, et augmenta le temps qu’il fallait avoir travaillé avant d’être indemnisé. Face à l’aggravation de la situation des chômeurs ainsi créée, et à l’augmentation du nombre de ceux qui se retrouvaient exclus des droits, on inventa une indemnisation complémentaire pour couvrir les « fin de droits » : l’Allocation spécifique de solidarité. Quatre ans plus tard, en 1988, le gouvernement Rocard, lui, allait rester à la postérité comme l’inventeur d’une nouvelle allocation de survie pour ceux qu’on avait réduits à la pauvreté : le RMI.

Avant lui, Chirac, devenu Premier ministre de Mitterrand après les élections législatives de 1986, avait apporté une nouvelle forme d’aide aux entreprises, qui s’ajoutait aux subventions et exonérations de charges : l’assouplissement de la législation du travail que le patronat trouvait trop contraignante. Ainsi, en août 1986, une nouvelle loi facilitait pour les patrons le recours aux Contrats à durée déterminée (ou CDD).

Le poids grandissant du chômage permettait ainsi de s’en prendre aux conditions et aux droits de ceux qui étaient encore au travail. De 318 000 en 1985, le nombre des CDD grimpa pour atteindre aujourd’hui les 850 000. La plupart des embauches dans les grandes entreprises se font désormais en CDD, très précisément les trois quarts de l’embauche des entreprises de plus de 50 salariés, en 1994.

Les années 90 : abaissement du coût du travail et flexibilité.

Chirac avait favorisé les emplois précaires, Bérégovoy allait promouvoir les temps partiels. La loi d’août 1992 accordait un abattement de 30 % des cotisations de sécurité sociale sur un emploi à temps partiel, s’il correspondait à une embauche... Ou bien à défaut, s’il permettait de « sauver » des emplois ! Ne pas licencier, ou licencier moins que prévu, donnait les mêmes avantages qu’embaucher. Cette loi offrait en outre l’avantage d’une souplesse inconnue jusqu’alors dans la législation des emplois à temps plein. Le nombre d’heures à effectuer, le contrat peut le préciser en durée sur la semaine, sur le mois ou sur l’année ; l’horaire précis du salarié peut être modifié à la seule condition pour le patron d’en prévenir le salarié sept jours à l’avance ; et la journée de travail peut être saucissonnée en tranches. On voit l’immense avantage pour les patrons, surtout ceux du secteur commercial.

Au nom de l’aide à l’emploi des jeunes ou de l’aide à l’emploi des chômeurs de longue durée, les mesures se sont multipliées, primes à l’embauche et exonérations de charges sociales dont le but est bel et bien l’abaissement du coût de la main-d’oeuvre. Car le maître mot actuel des politiques de l’emploi, non seulement en France, mais dans les autres pays européens, c’est le renforcement des aides dites « actives », les aides au patronat, et la réduction des dépenses dites « passives », les aides aux chômeurs.

Les aides directes versées par l’État au patronat sous forme de primes à l’embauche ou de réductions de charges se chiffrent à 30 milliards. Sans compter la part des exonérations de charges sociales que le budget d’État ne compense pas et qui dépasse les 10 milliards.

A cela s’ajoute la réduction dégressive des charges qui est accordée depuis 1993 sur tous les salaires entre le SMIC et 1,33 fois le SMIC. La mesure porte sur 5 millions de salariés. Pour un salarié payé au SMIC, pour lequel l’abattement est maximum, l’économie pour le patron est de 1 200 F par mois. Cette mesure globale est un cadeau supplémentaire de 40 milliards.

Le résultat, nous l’avons sous les yeux. Le capital se porte bien, et avec lui le cours des actions en bourse.

Le chômage, lui, n’a cessé de croître. Et une fraction de plus en plus importante de la classe ouvrière a été rejetée dans la pauvreté. Pas seulement parmi les chômeurs d’ailleurs, mais aussi parmi ceux qui sont au travail. Parce qu’il n’y a pas une famille de travailleur qui ne compte ou n’ait compté dans la période récente au moins un chômeur. Mais aussi parce que patronat et gouvernements ont utilisé le chômage pour faire pression sur les salaires et les conditions d’emploi de ceux qui sont au travail.

Si bien que le monde du chômage aujourd’hui est bien plus vaste que les 3 114 000 chômeurs officiellement recensés en novembre 97 ne permettent de le penser. Une étrange planète !

D’abord, un tour de passe-passe qui remonte à 1995, a consisté à rayer du nombre des chômeurs tous ceux qui ont travaillé 78 heures dans le mois, c’est-à-dire même pas 10 jours. Ce qui est tout un symbole de cette société qui multiplie à l’infini les petits boulots ou boulots à temps très partiel, qui offrent au patronat toute la flexibilité, O pardon la souplesse dont ils rêvent. Mais si on ne les compte pas comme des emplois (ce qu’ils ne sont évidemment pas), le nombre des chômeurs est aujourd’hui de 3,5 millions.

Rajoutons les quelque 250 000 chômeurs radiés des listes par l’ANPE sous un prétexte ou un autre, ou qui, n’ayant droit à aucune indemnisation ne prennent pas la peine de s’inscrire. Rajoutons les 270 000 chômeurs âgés, dits « Dispensés de recherche d’emploi ». Ils sont parmi les plus mal indemnisés, touchant l’allocation de chômage dégressive ou réduits à l’ASS.

Rajoutons les 190 000 préretraités, au titre d’une des diverses mesures qui ont accompagné les grandes vagues de licenciements et n’ont pas encore atteint l’âge de toucher leur retraite.

Rajoutons enfin 350 000 autres chômeurs en stage de formation dont rien ne dit qu’il leur permettra de trouver ou retrouver du travail plus facilement. Et qui n’en sont pas moins chômeurs.

Cela fait quatre millions et demi de chômeurs « à plein temps » si l’on ose dire.

Et à côté, il y a la cohorte des « chômeurs à temps partiel », ceux qui n’ont qu’un demi ou un quart d’emploi. Ils sont plus de deux millions.

Dont les 400 000 « bénéficiaires » de CES.

Dont 850 000 travailleurs en CDD et plus de 300 000 intérimaires.

Et, si l’on en croit le rapport du Commissariat au plan publié à l’automne, on peut estimer à 500 000 le nombre de travailleurs à temps partiel à la recherche d’un plein emploi.

Soit près de 7 millions de travailleurs privés totalement ou partiellement d’emploi.

« Rose promise, chôm... du ! »

Malgré les efforts de Robert Hue, de Christophe Aguiton (porte-parole d’AC ! et militant de la LCR) et de quelques autres pour l’en convaincre, Jospin ne voit pas, mais pas du tout en quoi « le mouvement des chômeurs est une chance pour la gauche ». Pour lui, ce mouvement de chômeurs est plutôt la poisse ! Il l’a mal pris, et même très mal. Les chômeurs voudraient « faire exploser la politique économique », « casser l’élan », a-t-il dit, en réclamant une augmentation de 1500 francs de tous les minima sociaux, ce qui pourrait encourager les bas salaires à en demander autant, alors que Jospin envisageait d’engraisser les patrons, et eux seuls, au nom de la loi des 35 heures !

Jospin n’a pas compris sa chance...

Le 18 décembre, en réponse aux premières actions pour la prime de Noël dans les Bouches-du-Rhône, Martine Aubry annonce l’augmentation de 3 % de l’ASS (Allocation spécifique de solidarité), ces quelque 2264 francs nets mensuels que touchent, « sous conditions de ressources », 500 000 chômeurs en fin de droits et qui n’a pas été revalorisée depuis 94. Cela fait 1,48 franc de plus par jour, 44,40 francs par mois. Mais attention ! Ils seront distribués par étapes ! 2 % au premier janvier 98 avec effet rétroactif au 1er juillet 97, et 1 % au premier juillet 98 !

Au même moment, le dirigeant du groupe communiste à l’Assemblée, Alain Bocquet, annonce qu’il compte déposer un projet de loi (ce qui se fera) visant à accorder une « allocation spécifique » aux chômeurs de 55 ans et plus, qui ont cotisé pendant 40 ans à l’assurance-vieillesse, ce qui leur assurerait un revenu mensuel de presque 5000 francs. Cela concernerait environ 20 000 vieux travailleurs qui, malgré 40 ans de cotisation, sont condamnés à vivre avec presque rien. Jospin trouve l’« idée intéressante » et envisage d’élargir la majoration aux 2000 bénéficiaires du RMI qui répondent à ces critères. Ainsi, sur 6 millions de personnes qui vivent d’allocations minimales, 22 000 seraient tirées d’affaire !

Le 24 décembre, en réponse à l’occupation des antennes Assedic qui fait tache d’huile, Martine Aubry demande aux préfets que « au-delà de la revendication générale, à laquelle nul n’est en mesure d’apporter une réponse positive » (voilà qui est clair !), l’« existence de cas de détresse sociale doit nous amener à réagir » ! Elle les invite de fait à râcler les fonds de tiroirs des organismes disposant de fonds destinés à l’aide sociale, CAF, Assedic, départements... pour tenter de rafistoler, au cas par cas, les situations les plus dramatiques ! Rien d’autre, sinon quelques menaces concernant les Contrats emploi-solidarité qui seraient accordés indûment, à des personnes qui ne sont pas en situation de détresse... Il faudrait donc les leur supprimer ! Menace aussi concernant le RMI, dont « le volet d’insertion devrait être relancé », ce qui signifie qu’il ne devrait plus être payé sans un travail en contrepartie ! Les pauvres, il ne faut pas les payer à rien faire...Tiens, on dirait Blair... ou même Clinton.

Les 2 et 3 janvier, en réponse aux joyeux réveillons du 31 décembre dans les 30 Assedic occupées (sur 636), le gouvernement commence à envoyer des flics. Et deux ministres montent au charbon.

D’abord Gayssot, ministre communiste des transports qui annonce une baisse du coût des transports en commun pour les sans-emploi d’Ile-de-France (pouvant aller jusqu’à 50 % du prix d’une carte orange deux zones, soit une somme de 1400 francs maximum par an).

Ensuite Aubry, pressée par Jospin de convoquer une conférence de presse, annonce le déblocage de 500 millions de francs pour l’Unedic, au titre de l’« Allocation de formation reclassement »... Somme qui s’avérera déjà débloquée et dépensée ! Pour le reste, Aubry appelle les chômeurs à cesser leur mouvement, en alliant la flatterie (« Ayez confiance, battez-vous avec nous ! ») à la menace (« Rien ne justifie aujourd’hui que ces actions perdurent dans l’illégalité »...).

Le 8 janvier, lendemain de la première journée nationale de manifestation considérée comme un succès, tout particulièrement à Marseille, Jospin décide d’entrer personnellement dans l’arène et de recevoir à Matignon, dans un ordre protocolaire savamment étudié, les responsables des organisations syndicales et professionnelles, l’un après l’autre, et ensuite ceux des associations de chômeurs, cette fois tous ensemble. Jospin met les points sur les « i ». Il déclare d’abord que « les organisations syndicales constituent les interlocuteurs naturels, directs et constants des pouvoirs publics.(...) Les syndicats ont vocation à représenter tous les travailleurs, y compris lorsqu’ils sont privés d’emploi »... C’est le couplet pour Notat et Blondel, qui dénient tous deux toute légitimité et représentativité au mouvement des chômeurs, surtout qu’en tant que présidente en exercice de l’UNEDIC pour la première, ex-président de l’UNEDIC pour le second, ils se sont sentis visés par la manifestation de la veille qui a démarré sous les fenêtres de l’organisme paritaire, à Paris. Jospin ajoute néanmoins à sa déclaration qu’il « n’ignore pas le rôle considérable joué dans notre pays par les associations, et en l’espèce, les associations de chômeurs ».

Le chantage à la reconnaissance...

Jospin ne promet rien aux associations de chômeurs, mais leur fait du chantage : « Vous savez que la représentation des organisations de chômeurs est très controversée. Cela ne peut évoluer que si vous adoptez une démarche positive »... La démarche positive, c’est l’évacuation des antennes ASSEDIC. Ce que des chômeurs en lutte ont tout de suite compris : « Jospin veut acheter un milliard de francs l’arrêt du mouvement des chômeurs »...

C’est un fait que les associations et comités, qui ne sont encore qu’à moitié invités à la table, ou le sont comme des gueux qu’on installe au bas bout, aspirent à une autre place. Les associations de chômeurs veulent être reconnues représentatives par le gouvernement, les pouvoirs publics et les partenaires sociaux. Le mouvement des chômeurs qui se développe et qu’elles ont impulsé et organisé, leur en offre évidemment l’occasion.

Associations et comités CGT de « privés d’emploi » ont protesté de n’avoir pas été conviés à la « conférence du 10 octobre » sur le temps de travail et les salaires. Les comités CGT voudraient être associés à la discussion de la loi sur les 35 heures. Ceux d’AC !, à la mi-décembre, réclamaient de l’être à l’élaboration de la loi sur l’exclusion. Comme elle doit être discutée au Parlement à la fin mars ou au début avril, ils lançaient alors un « appel » pour une manifestation le 16 mars 98. En fonction donc d’échéances institutionnelles. Pas question de les bousculer... Elles le seront pourtant, par un mouvement que les associations ont déclenché, mais dont le retentissement les a surprises, semble-t-il, tout autant que leurs adversaires.

Car si le mouvement pose un problème à Jospin, il en pose aussi aux responsables des associations qui veulent être reconnues, certes, mais qui ne cherchent pas, et ne veulent pas la crise avec le gouvernement.

Tout au contraire.

Les responsables du mouvement des chômeurs expriment sur tous les tons leur solidarité politique avec le gouvernement de la gauche plurielle.

Savoir terminer une occupation !

Au lendemain de cette journée du 8 janvier, Jospin débloque un milliard de francs pour un fonds d’urgence. Les associations de chômeurs jugent que les mesures « sont un premier pas » mais qu’elles sont néanmoins « insuffisantes ». Des chômeurs dans les comités sont plus abrupts : « Un milliard, cela peut paraître considérable pour les gens, mais ça ne fait que 33 francs par mois, par chômeur indemnisé... »

Et le samedi 10 janvier au petit matin, c’est l’opération policière d’évacuation des sites occupés par les chômeurs. Jospin avait prévenu : « L’occupation ne peut être une forme permanente de l’action revendicative » et il en avait appelé à la « responsabilité » des associations de chômeurs. Hue et Voynet qui, huit à dix jours plus tôt, avaient affirmé leur solidarité avec les chômeurs, l’apportent cette fois au ministre de l’Intérieur.

Le lundi 12 janvier, Martine Aubry reçoit à son tour les associations de chômeurs. Ce qui ne diminue pas le nombre de manifestants qui défilent à nouveau le mardi 13 janvier. Grosso modo deux fois plus de monde que la semaine précédente. Mais probablement pas plus de 20 000 chômeurs dans tout le pays. Jospin commence à s’impatienter. Et il s’engage avec fermeté dans une reprise en main de toute la gauche plurielle, du PS au PC, qui se lance dans l’opération de diversion des 35 heures. Il s’agit pour eux de détourner la colère des chômeurs sur le patronat, de faire croire que le gouvernement et les chômeurs en lutte pourraient et devraient faire front contre celui-là, et imposer une bonne loi qui créerait des emplois... Ce qui est une vaste fumisterie. Mais PC et PS l’appuient. CGT et CFDT l’appuient. Et les associations de chômeurs aussi. Les chômeurs du rang, comme les travailleurs du rang, ne sont pas dupes. Mais la politique des dirigeants du mouvement fait baisser d’un ton la mobilisation.

Viannet tout particulièrement met son poids dans la balance. Et la CGT en a un certain, s’il n’est pas exclusif, dans ce mouvement des chômeurs. Elle peut se flatter d’être la seule confédération à y jouer un rôle.

Idem pour le PC dont des militants sont actifs, au sein de l’Apeis, comme aussi dans les comités CGT. Hue met donc lui aussi son poids dans la balance.

Dans cette première quinzaine du mois de janvier, face à un mouvement qui l’embarrasse, qui le met sur la défensive alors qu’il comptait au contraire tenir l’offensive, avec la discussion de la loi sur les 35 heures, Jospin utilise à fond l’atout que représente pour lui la participation du PC au gouvernement, pour réduire la fronde des chômeurs. Et le résultat se fait sentir. Le samedi 17 janvier, les manifestants sont notoirement moins nombreux à Marseille, premier fer de lance de la mobilisation.

Selon Notat, Blondel et toute une brochette de socialistes (surtout ceux dont les permanences ont été occupées !), le mouvement des chômeurs aurait été « minoritaire », « manipulé », « récupéré »... Si quelqu’un a tenté de le récupérer ou du moins de le piéger, c’est bien Jospin, épaulé par toutes les composantes de la gauche plurielle, dont les principaux représentants des associations de chômeurs.

Et le mercredi 21 au soir, à la télé, Jospin déclare qu’il n’est pas question d’accorder les relèvements des minima sociaux. Des chômeurs ont été déçus, écoeurés, indignés, mais peut-être davantage convaincus encore que « qui sème la misère, récolte la colère ».

Une colère qui est loin encore d’avoir donné tous ses fruits.

« Tous ensemble, on continue ! »

Le mouvement des chômeurs et la large sympathie qu’il a trouvée dans la classe ouvrière, menaçaient d’une crise politique. Mais paradoxalement, les dirigeants de ce mouvement, ceux qui l’ont préparé de longue date, ceux qui l’ont déclenché et développé jusqu’à embarrasser sérieusement Jospin, n’ont pas voulu ou cherché l’épreuve de force. Surtout pas ! Sur injonction du gouvernement et en échange d’un semblant de reconnaissance officielle, ils ont accepté de désamorcer la fronde des chômeurs, de mener l’opération de diversion vers l’objectif d’une réduction légale du temps de travail, prétendue apte à créer des emplois !

Bien sûr, ce n’est pas la seule limite rencontrée, jusqu’ici, par le mouvement. Force est de reconnaître qu’il ne s’est pas étendu à un nombre plus grand de chômeurs alors que le réservoir en est malheureusement vaste ! Force est de reconnaître qu’il n’a pas non plus gagné un nombre significatif de travailleurs en activité, alors que beaucoup sont directement menacés par des plans de licenciement. Seuls quelques lycées ont rejoint en bloc les cortèges de chômeurs. Mais dans quelques villes de province, et quelques milliers, pas plus.

Et pourtant, le mouvement n’est pas terminé. De nombreux comités et collectifs n’ont pas cessé de se réunir, souvent quotidiennement, d’intervenir, d’agir. Ils sont certes très absorbés par la constitution de dossiers d’obtention des aides d’urgence. Mais ils ont marqué des points, obtenu localement, par leur lutte, une totale ou partielle gratuité des transports ou des cantines scolaires, des locaux, etc. Ils continuent à intervenir avec une certaine efficacité, pour empêcher les coupures de gaz, d’électricité, d’eau. Ils continuent à aider les chômeurs à résister au mieux ou au moins pire, moralement et matériellement, à la galère quotidienne. Collectivement, solidairement, par un genre de méthode directe que la CGT utilisait dans les années 20, quand plusieurs centaines de travailleurs pouvaient répondre à l’appel de l’Union locale pour empêcher une expulsion et faisaient effectivement déguerpir les huissiers. Si tous les jeunes au chômage des banlieues voulaient s’atteler à la tâche...

Le mouvement des chômeurs n’a pas dit son dernier mot, même s’il marque, sous la pression de ses dirigeants, un genre de pause. Jusqu’à la nouvelle journée de manifestation prévue pour le samedi 7 mars ?

La force de ce mouvement, tout minoritaire qu’il soit, pourrait être d’avoir suscité des vocations de militants. La plaisanterie a déjà été faite, mais c’est vrai que les chômeurs ne sont pas près de reprendre le travail ! Que, « demandeurs d’emploi de longue durée, on peut être occupants de longue durée... »

Les chômeurs ont tissé des liens, un réseau grâce à leurs associations, grâce aux Unions locales syndicales dont l’activité peut être ainsi ravivée, mais aussi grâce à d’autres structures créées dans le mouvement.

Et des militants syndicaux licenciés des entreprises ces dernières années, pourraient se remettre à l’active, jouer un rôle, prendre leur revanche à leur façon.

Certes, il manque à ce jour au mouvement des chômeurs des perspectives radicales, mais comme elles manquent à l’ensemble des travailleurs.

Il lui manque la conscience claire qu’un gouvernement de gauche qui fait une politique pro-patronale n’est pas moins son ennemi qu’un gouvernement de droite.

Il lui manque l’espoir réel qu’il est possible de s’y mettre tous, travailleurs et chômeurs qui veulent que ça change vraiment, par les moyens de la lutte de classe.

Pourtant, le mouvement des chômeurs, aussi limité qu’il ait été, a fait toucher du doigt à tous, chômeurs comme travailleurs en activité, en quelques semaines, qu’une possibilité existait, à laquelle personne ne croyait réellement jusque-là : oui, les chômeurs peuvent eux aussi entrer dans la lutte. La banderole qui ouvrait les cortèges de chômeurs, « Tous ensemble, on continue », n’était pas qu’une formule rituelle. Oui, beaucoup savent maintenant qu’il sera possible que les millions de chômeurs se joignent dans les luttes aux millions de travailleurs en activité. Pour constituer alors une force irrésistible.

Cette jonction pour les luttes à venir entre les chômeurs et les travailleurs, ou si on préfère, entre les travailleurs privés d’emploi et ceux qui en ont encore un, reste certes entièrement à bâtir. Ici ou là, des contacts ont été pris, des chômeurs sont allés à quelques-uns à la porte d’entreprises, voire sont entrés discuter. Mais à ce jour, les initiatives se sont arrêtées là.

Cependant il ne faudrait peut-être pas beaucoup de militants, dans les rangs des chômeurs comme dans les entreprises, pour pousser tout le monde dans cette voie. Des occasions de se retrouver ensemble dans la rue, il va y en avoir dans les prochaines semaines et les prochains mois. Et certainement plus d’une.

A commencer par le 7 mars prochain.

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