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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 111, février-mars 2017 > Une bavure ? Non, une politique

Une bavure ? Non, une politique

Note de lecture

La force de l’ordre, de Didier Fassin

Une enquête de terrain pour tout savoir, ou presque, sur les ressorts politiques et étatiques des violences policières

Mis en ligne le 12 mars 2017 Convergences Culture

La force de l’ordre

Une anthropologie de la police des quartiers

de Didier Fassin

(Paru aux éditions du Seuil en 2011. Réédité en poche « Points essais », en 2015 : 10 € 50.)


Pas facile d’enquêter sur la police dont les secrets sont bien gardés par le ministère de l’Intérieur. De manière assez exceptionnelle, le sociologue Didier Fassin a pu le faire entre 2005 et 2007 avant qu’il se voit par la suite refuser systématiquement de poursuivre son enquête. Pendant 15 mois, il a pu suivre quotidiennement les opérations d’une Brigade anti-criminalité (la BAC) dans un commissariat de région parisienne. Un récit éclairant sur les activités et le rôle de la police dans les quartiers pauvres. [1]

Le bras armé de l’État contre les quartiers

Dans les années 1990, des unités spéciales telles que la brigade anti-criminalité se constituent [2] dans un contexte où les dirigeants politiques font le choix de masquer le chômage de masse par une stratégie répressive contre la petite délinquance dans les quartiers populaires et où les habitants de ces quartiers sont de plus en plus considérés comme des classes dangereuses à surveiller. De plus en plus de policiers vont être concentrés dans les « Zones urbaines sensibles » (ZUS) et leurs prérogatives augmentées : autorisation des contrôles d’identités dits préventifs, c’est-à-dire sans même la suspicion d’un délit ; création des procédures de comparution immédiate pour permettre un traitement systématique des petites affaires par le parquet…

L’objectif est de « rétablir l’ordre dans les banlieues ». La BAC agit essentiellement dans ces quartiers les plus pauvres : les brigades se composent d’effectifs peu nombreux, généralement en civil, agissant de manière très autonome, souvent bien plus brutale que les autres corps de police. Cette unité va être le bras armé d’une politique, opérant à la fois sur le plan pénal et policier, qui associe de manière systématique délinquance, immigration et quartiers populaires.

Faire du chiffre et course aux cibles faciles

Que font donc ces nouveaux policiers « d’élite » chargés de prendre sur le fait les délinquants ? La réalité est moins haletante que dans les séries télé : ils s’ennuient. Car, la délinquance (du moins la petite) est loin d’avoir explosé ces dernières décennies. Elle aurait en fait diminué, contrairement à ce que veulent nous faire croire les discours démagogiques de droite comme de gauche. Si la raison d’être officielle de la BAC est le flagrant délit (discrétion de leur tenue, rapidité d’intervention…), les brigades passent l’essentiel de leur temps à patrouiller en voiture dans les quartiers à la recherche d’éléments suspects qu’ils ne trouvent que rarement... Même quand une brigade intervient suite à un appel, elle arrive la plupart du temps trop tard pour prendre sur le fait les responsables du délit (malgré les très courantes infractions routières que les policiers se permettent de faire dans les rares moments d’actions de leur journée ! [3]).

Du coup, les policiers se reportent principalement sur deux types d’infractions aux proies faciles : les infractions à la législation sur les stupéfiants et les infractions à la législation sur les étrangers. Loin de leur mission initiale, les ‘baqueux’ vont surtout s’attaquer aux usagers de drogue plutôt qu’aux trafiquants qui sont l’objet de la police judiciaire dans un circuit à part, et substituer les sans-papiers aux « délinquants ». D’où la chasse aux ‘shiteux’ et aux sans-papiers. Des « situations intéressantes » d’après les policiers, car elles permettent de faire du chiffre et de répondre aux injonctions du ministère, avec de nombreuses interpellations et des taux d’élucidations élevés puisque la découverte du délit suppose d’emblée l’identification du coupable.

Contrôles d’identité… sans motif

Dans l’impossibilité de prendre en flagrant délit des suspects, la BAC multiplie contrôles d’identité, fouilles avec palpation avec la menace toujours présente d’une possible interpellation et d’une garde à vue. La plupart de ces contrôles sont faits sans raison : un couple dans une voiture, un groupe de jeunes fêtant un anniversaire dans un parc, un passant rentrant chez lui le soir, des adolescents attendant le bus… Une large frange des habitants des quartiers les plus pauvres sont présumés coupables à partir du moment où ils sortent de chez eux. Ceux que les membres de la BAC désignent entre eux comme « les bâtards  », c’est-à-dire les jeunes des cités sont soumis à des contrôles d’identité, parfois plusieurs fois par mois, voire par semaine. Remarques blessantes, insultes racistes, violences : les contrôles sont toujours lourds de dangers et la moindre riposte ou résistance peut être un motif pour « outrage » ou « rébellion », passible de prison.

Ces intimidations peuvent aussi avoir une dimension collective lors d’opérations punitives contre une cage d’escalier, une barre d’immeuble ou plus exceptionnellement un quartier entier. Quand un individu est recherché par exemple, il arrive que la BAC suspecte les habitants du voisinage de complicité et ce sera l’occasion pour enfoncer les portes, renverser le mobilier et brutaliser les habitants.

C’est ainsi (p. 197), qu’un brigadier-major à quelques mois de la retraite, qui conduisait un groupe de policiers censés « sécuriser la cité », s’était écrié pour galvaniser ses troupes : « On a perdu la guerre d’Algérie. Il y a quarante ans, on a baissé notre froc. C’est pas aujourd’hui qu’on va le baisser à nouveau. Pas de prisonnier : on trique ! ». Soyons magnanime. Il s’était justifié en disant : « C’était pour détendre l’atmosphère…. ».

Ajoutons que cette enquête ne se contente pas de scènes prises sur le vif, mais présente toute une analyse (dans ce cas dans un style plus universitaire) de l’évolution récente des stratégies répressives gouvernementales.

Coline BOUTRIN


[1À noter la réédition en poche, en janvier 2017, d’une autre enquête de Didier Fassin, toute aussi remarquable, sur les prisons cette fois : L’Ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale. Pendant trois ans, de 2009 à 2013, le sociologue avait accumulé d’innombrables entretiens avec les détenus, gardiens, directeurs, psychologues et travailleurs sociaux d’une maison d’arrêt.

[2S’il existait une unité spéciale dès les années 1970, la BAC de nuit a été créée en 1994 et la BAC de jour en 1996.

[3À noter que près des deux tiers des décès de policiers en fonction résultent d’accidents de la voie publique – dus entre autres aux courses poursuites.

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