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« La chauve-souris et le capital : stratégie pour l’urgence chronique », d’Andreas Malm

4 décembre 2020 Article Politique

La chauve-souris et le capital : stratégie pour l’urgence chronique, d’Andreas Malm, Éditions La Fabrique, 15 € [1].

Dans cet essai, Andreas Malm, militant marxiste et universitaire suédois membre de la IVe Internationale (ex-SU), auteur notamment de l’Anthropocène contre l’histoire, analyse la crise du Covid-19 d’un point de vue écologiste et anticapitaliste.

Avec un grand talent de vulgarisateur, l’auteur commence par rappeler, dans un style incisif et accessible, le lien entre les bouleversements écologiques – dont, en premier lieu, l’accélération de la déforestation – et l’augmentation des risques d’émergence de pandémies : les animaux sauvages, porteurs de germes potentiellement dangereux pour l’homme, sont chassés de leurs habitats et entrent en contact avec les humains et les animaux d’élevage. Ces phénomènes sont liés à un échange écologique inégal entre pays, notamment via l’appropriation des terres, lui-même conséquence de l’impérialisme. De même, au sein d’un pays, la contribution au réchauffement climatique est très inégalement répartie entre les classes sociales, car les décisions d’exploiter telle ou telle ressource naturelle reposent exclusivement sur la bourgeoisie. C’est l’occasion de rappeler que, comme l’essentiel du gaspillage intervient dans le processus de production, il n’est pas possible de changer l’économie par l’unique biais d’une consommation vertueuse, en boycottant les produits néfastes pour l’environnement. Le problème n’est donc pas l’humanité dans son ensemble, mais son organisation sociale.

Il retrace ensuite l’histoire des épidémies en les replaçant dans leur contexte social. Critiquant l’attitude des États occidentaux face à l’épidémie et au changement climatique, il constate que, si des mesures drastiques ont été prises contre la propagation du virus, il ne s’agissait que de mesures palliatives, sans volonté de lutter contre les sources des épidémies [2] ; il en va d’ailleurs de même dans le cas du réchauffement climatique. Ces mesures constituent pourtant un précédent montrant qu’il est possible d’arrêter brutalement l’économie en cas de crise. Selon Malm, il s’agit d’un appui possible pour défendre des mesures radicales face au changement climatique, sur le modèle du « communisme de guerre ». Cette expression sert ici non pas de référence directe à la politique des bolcheviks pendant la guerre civile russe, mais intervient plutôt en contrepoids aux références à la « mobilisation de guerre » durant la Deuxième Guerre mondiale, omniprésentes dans les mouvements écologistes ces dernières années. En effet, si la mobilisation de guerre illustre bien la rapidité avec laquelle il est possible de réorienter l’économie, il n’a, en revanche, jamais été question de remettre en question les intérêts des capitalistes, bien au contraire. Or, la crise climatique, qu’il qualifie d’« urgence chronique », ne peut être résolue par le capitalisme.

L’auteur file alors l’analogie, en remontant à la Révolution russe. À partir d’un parallèle entre la situation critique de l’empire de tsars en 1917 et le danger que constituent les bouleversements écologiques, il tâche de s’appuyer sur la politique défendue par Lénine face à la « catastrophe imminente » [3] pour proposer un « léninisme écologique » : mettre à profit la crise écologique pour renverser sa cause. Face à l’urgence, la perspective social-démocrate est vouée à l’échec, puisque, même s’il était possible de réformer le capitalisme, une telle méthode suppose de disposer de beaucoup de temps. Symétriquement, l’auteur fait une « nécrologie » de l’anarchisme, car la mise en place d’une transition écologique nécessite une organisation centralisée pour être mise en place, et donc un pouvoir d’État.

Là où le bât blesse, c’est lorsque Malm pose la question de la nature d’un tel État. Il pointe, à juste titre, qu’« aucun État ouvrier fondé sur des soviets ne naîtra miraculeusement en une nuit ». De là, il conclut : « Attendre une autre forme d’État serait aussi délirant que criminel et il nous faudra donc tous faire avec le lugubre État bourgeois. » Il serait donc temps d’« abandonner le programme classique consistant à démolir l’État pour en construire un autre – un aspect du léninisme parmi d’autres qui semblent bien mériter aussi une nécrologie ». Voilà donc le léninisme amputé d’une jambe, sans autre forme de procès et au nom d’on ne sait quel réalisme... À partir de là, il propose alors d’exercer par tous les moyens une pression sur cet État forcément bourgeois, « des campagnes électorales au sabotage » [4], pour que celui-ci mette en place des mesures comme l’arrêt immédiat des investissements dans les hydrocarbures, l’arrêt de la déforestation au profit d’une reforestation et la reconversion de l’industrie pétrolière vers la séquestration de carbone.

C’est ici que l’analogie du « communisme de guerre » choisie par l’auteur trouve une de ses limites : aujourd’hui, la situation n’est pas immédiatement révolutionnaire comme à l’automne 1917, où la question de la prise du pouvoir, via « la démocratie révolutionnaire » était… imminente. Mais, plutôt qu’opposer les perspectives immédiates à la perspective révolutionnaire de destruction de l’État, en abandonnant de fait la seconde, Malm aurait pu retourner explorer ce qu’il appelle « la banque de graines du socialisme » et se rendre compte que ce qu’il propose est finalement une sorte de « programme de transition » écologique : chacune des mesures citées, sans être socialiste en elle-même, suppose une remise en question de la propriété privée. Le voir sous cet angle permet d’articuler le court et le long terme, et d’obtenir une théorie révolutionnaire qui marche sur ses deux jambes, puisque la mise en place des mesures proposées par Malm poserait nécessairement la question de la prise du pouvoir d’État. En effet, il est permis de se demander à quoi pourrait bien ressembler un « communisme de guerre » dirigé de bout en bout par un État bourgeois…

Martin Castillan


[1Titre original en anglais : Corona, Climate, Chronic Emergency : War Communism in the Twenty-first Century (paru en août 2020, septembre 2020 pour la traduction française)

[3« La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer », brochure de Lénine rédigée entre le 10 et 14 septembre 2017, un mois avant la révolution d’octobre. Le titre du dernier chapitre était intitulé : Démocratie révolutionnaire et prolétariat révolutionnaire

[4Ces perspectives sont développées dans son autre ouvrage récent : « Comment saboter un pipeline ».

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