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États-Unis : aux sources d’une décennie de réveil social

Mis en ligne le 14 septembre 2020 Convergence révolutionnaire internationale Monde

Il y a des décennies où rien ne se passe et des semaines qui valent des décennies. V.I. Lénine

Introduction

Le meurtre brutal de Georges Floyd par la police de Minneapolis a été la goutte d’eau de trop pour des centaines de milliers de personnes aux États-Unis. Divers facteurs – la pandémie et la nouvelle crise économique, sur fond de racisme endémique et d’années d’inégalités grandissantes, pour ne parler que de cela – ont cristallisé en une bombe à retardement toute l’indignation accumulée, tout particulièrement parmi les jeunes et la population noire américaine. Le meurtre de George Floyd a tout fait basculer, provoquant une explosion des protestations, des semaines durant, dans l’ensemble du pays, grandes et petites villes comprises, dans tous les États du pays, ainsi que dans plusieurs villes dans le monde.

Cela fait plus d’une décennie que les conditions de vie se détériorent aux États-Unis. Les populations noires sont touchées de manière disproportionnée, alors que la plupart des jeunes gens se trouvent confrontés à un futur toujours plus incertain. La police a toujours terrorisé les Noirs, avec la certitude d’une immunité presque totale. Le racisme systémique a détérioré l’existence de générations entières de Noirs. Nombre de jeunes Noirs sont sans cesse aux prises de cette double menace : être enfermés derrière les barreaux ou assassinés en pleine rue.

Dans le même temps, de nombreux jeunes ont grandi sans autre perspective qu’une vie adulte faite d’insécurité économique, noyée dans les dettes. Mais comme s’il n’était pas assez sombre, cet avenir est menacé par la destruction croissante de l’environnement, courant de plus en plus rapidement vers l’effondrement total. À la différence de l’état d’esprit plus optimiste que l’élection de Barack Obama, le premier président noir des États-Unis, avait suscitée chez beaucoup, celles et ceux qui sont devenus adultes sous Trump ont dû tracer leur route dans un climat de nationalisme décomplexé et de xénophobie éhontée, associés à une angoisse sourde de l’avenir.

C’est là que la tornade pandémique de la Covid-19 a déclenché la plus grave crise économique depuis la Grande Dépression. Une tornade à laquelle le gouvernement américain a répondu en privilégiant la protection du capital à celle des vies humaines. En quelques semaines, des millions de travailleurs ont perdu leur emploi sans qu’aucun signe de reprise n’apparaisse à l’horizon. Quant à celles et ceux qui ont pu continuer à travailler, ils ont dû se battre pour assurer la sécurité de leurs conditions de travail.

La pandémie a arraché le masque dont se revêtait le système capitaliste en révélant ses priorités au grand jour. Violence sans cesse renouvelée, conservation brutale du profit, mépris affiché pour la vie humaine : telles sont les caractéristiques de ce système.

Il est encore trop tôt pour savoir où cela peut nous mener. Mais il est évident que des dizaines de milliers de personnes ont déjà été transformées par leur expérience de la crise économique et sanitaire. Il a suffi de quelques semaines pour que, tout à coup, un mouvement social s’organise, auquel une génération entière pourrait s’identifier. L’avenir dira si la classe ouvrière sortira enfin de son long sommeil pour intervenir dans ce qui pourrait être un mouvement puissant.

Un mouvement social d’une ampleur inédite depuis des années

Le 25 mai 2020, Georges Floyd était assassiné. Dans les jours qui suivirent, les terrifiantes vidéos de son meurtre commencèrent à circuler. Trois jours plus tard, un poste de police à Minneapolis était réduit en cendres par les manifestants. En une semaine, la contestation se répandit comme une traînée de poudre dans les villes principales et les moyennes du pays. Le 6 juin, plus d’un demi-million de personnes se rassemblèrent dans près de 550 manifestations différentes. Dès le 12 juin, des manifestations eurent lieu dans plus de 2 000 villes, parfois plusieurs en même temps dans les plus grandes villes, rassemblant des milliers de personnes. Avec les cours à l’arrêt, les étudiants à la maison, peu de gens au travail, et la frustration liée au confinement, nombreux étaient ceux et celles qui avaient du temps à revendre et l’envie de prendre part au mouvement. Des manifestations de solidarité eurent lieu dans plus de soixante pays dans le monde, et sur tous les continents à l’exception de l’Antarctique.

Des couvre-feux ont été instaurés dans plus de trente villes. La Garde nationale a été déployée dans au moins 35 états, avec plus de 17 000 « troopers » – soit plus de soldats qu’actuellement en Irak et en Afghanistan. Plus de dix mille personnes ont été arrêtées. Douze personnes ont été tuées, principalement des hommes noirs – l’un tué par la Garde nationale, les autres par des individus proches de l’extrême-droite dans ou à proximité des manifestations.

Dans de nombreuses petites villes, ces manifestations étaient les premières jamais organisées. À Beatrice (Nebraska), par exemple – 12 000 personnes, dont 95 % de Blancs – plusieurs défilés ont réuni des dizaines de jeunes qui ne s’étaient encore jamais engagés auparavant. De tels rassemblements ont eu lieu dans toutes les petites villes de chaque État, y compris dans les comtés les plus conservateurs.

Trois semaines après le meurtre de Georges Floyd, on estime à 26 millions le nombre de participants au mouvement, dont la moyenne d’âge est inférieure à 30 ans, et dont une bonne moitié manifestait pour la première fois.

La plupart des manifestations n’étaient pas été appelées par des groupes organisés, mais ont émergé spontanément dans un contexte de colère généralisée, appelées par des individus sans expérience militante, via les réseaux sociaux.

Les participants reflètent partout la démographie générale des jeunes gens des communautés concernées. Des manifestations rassemblant tous les âges, des enfants jusqu’aux grands-parents ont aussi eu lieu. La diversité des participants, ainsi que l’aspect multi-générationnel des protestations, révèlent l’intensité du réveil politique qui s’est produit, une prise de conscience des conditions brutales dans lesquelles les personnes noires ont vécu pendant des siècles. Cette prise de conscience a permis une mobilisation de masse derrière le mot d’ordre « Black Lives Matter » (Les vies noires ont de l’importance), pour que ne soient plus tolérées ni le racisme de la société américaine ni les brutalités policières.

La classe dirigeante a bien perçu le potentiel de la période actuelle pour l’expression d’une colère profonde. Les caciques du Parti démocrate, de concert avec les politiciens locaux, se sont précipités pour promettre des changements dans les méthodes de maintien de l’ordre, et des ravalements de façade dans leurs villes, en détruisant certains bâtiments et monuments commémorant l’esclavage et le racisme. Des grandes entreprises ont rapidement tenté d’éliminer leurs produits ou pratiques les plus ouvertement racistes. Politiciens et dirigeants étaient prêts à promettre des réformes, pourvu que les manifestants se calment, abandonnent la rue, et acceptent, une fois de plus, les solutions offertes dans le cadre de la démocratie bourgeoise.

De l’autre côté de l’échiquier politique, alors que les démocrates tentaient de se rendre sympathiques auprès des manifestants, le gouvernement Trump, ainsi que de nombreux Républicains, prenaient le chemin inverse, en diabolisant les contestataires, qualifiés de « terroristes » et « voyous ». Trump mise sa réélection sur l’opposition aux manifestations, en défendant les monuments racistes, et en déployant des agents fédéraux dans de nombreuses villes pour y faire régner l’ordre et respecter la loi.

Il a suffi de quelques semaines pour que des changements qui paraissaient impossibles soient arrachés au système. Auparavant, les politiciens s’en sortaient en commanditant des enquêtes policières sur les violences, et en promettant de se débarrasser des « mauvais » policiers. Mais ce mouvement a rendu ces promesses obsolètes.

Des officiers de police ont déjà été renvoyés et plusieurs chefs de service ont dû démissionner. Quant au maire de Minneapolis, il a désormais bien du mal à apparaître en public sans être conspué.

Les politiciens du Parti démocrate ont proposé de nouvelles règles afin de rendre plus transparents les mauvais comportements policiers. De nombreuses villes ont interdit les prises par étranglement ainsi que d’autres pratiques impliquant un usage excessif de la force. Le gouverneur de New-York, Andrew Cuomo, a fait voter une loi imposant aux responsables locaux de travailler, avec des membres des communautés, à la modification des pratiques policières. À Minneapolis, les élus municipaux ont proposé de démanteler la police locale, afin de créer une structure prétendument nouvelle. De nombreux politiciens ont commencé à promettre une baisse des budgets alloués aux forces de police.

Les contestataires ont déboulonné des dizaines de statues représentant des généraux confédérés, et d’autres encore qui incarnaient l’esclavage et le racisme structurel de la société américaine. Des politiciens commencent à promettre d’enlever certaines statues controversées et de renommer les institutions portant les noms de racistes notoires. Trump et d’autres ont dénoncé ces déboulonnages afin d’en appeler aux forces réactionnaires.

Tous ces événements sont significatifs non pas parce qu’ils transforment durablement la société américaine, mais parce qu’ils étaient inimaginables il y a encore peu de temps. Ils sont importants car ils montrent à une génération entière que le changement ne viendra pas de passages répétés au bureau de vote, mais de la mobilisation par milliers. Ce mouvement a montré à ses participants que leur volonté de relever la tête est une menace sérieuse contre le fonctionnement de cette société.

L’ensemble de ces changements et de ces promesses n’aura que peu de conséquences sur le fonctionnement réel de la police. Le rôle des forces de l’ordre, aux avant-postes de la violence, pour défendre le système, n’est pas remis en cause. Ces réformes servent avant tout à faire croire que le système est encore en mesure d’entendre la colère populaire. Car la bourgeoisie a bien conscience que si cette illusion perd de sa force, alors les perspectives d’un mouvement autrement plus puissant peuvent s’ouvrir rapidement.

Mais une chose est sûre : des centaines de milliers de personnes ont vécu une expérience qui ne sera pas oubliée de sitôt. Beaucoup ont ressenti un espoir contagieux en ces temps extrêmement sombres. Que cette vague de contestations perdure ou non, d’autres viendront sans doute.

La Covid-19 comme catalyseur

Avec la pandémie, la colère – qui couvait déjà – est montée d’un cran. L’attitude officielle face à la pandémie peut être résumée par une formule de Trump : « le remède ne peut pas être pire que la maladie ». Autrement dit, le mépris avec lequel sont habituellement considérées les vies des travailleurs sous le capitalisme continuera sans relâche pendant la pandémie.

Deux mois après l’identification du premier cas, le gouvernement américain n’avait toujours rien fait pour endiguer la progression du virus, sans parler de produire le moindre test. Quand la dangerosité du virus est devenue indéniable, les autorités ont renoncé à mettre en œuvre ne serait-ce que le début d’une réponse adéquate. Afin que l’économie puisse continuer à tourner au maximum, les dirigeants américains n’ont quasiment rien fait pour stopper la propagation du virus. À la fin du mois de juillet, alors que bien d’autres pays avaient réussi à contrôler le virus, celui-ci circulait encore avec force aux États-Unis, avec quatre millions de contaminations et 150 000 morts, sans que l’on puisse apercevoir le bout du tunnel.

Dans cette ambiance généralisée de négligence et d’abandon, les travailleurs n’avaient pas d’autre choix que de répondre présents. Les soignants ont fabriqué leurs propres équipements de fortune en réquisitionnant du matériel, tout en organisant des débrayages et des manifestations pour dénoncer ces conditions de travail indignes. Dans le pays le plus riche du monde, les infirmières devaient utiliser des sacs poubelles pour se protéger – ce qui fut reproché à certaines après coup !

Des milliers de salons se sont transformés en ateliers de couture improvisés, de nombreuses personnes joignant leurs efforts pour faire parvenir des masques aux personnels de santé ainsi qu’à d’autres travailleurs. Chez Amazon, Instacart, Wholefoods, Walmart, et dans bien d’autres entreprises de la grande distribution, des grèves et des manifestations ont eu lieu. Fin avril, on en comptabilisait 150, entre les grèves, les arrêts-maladie collectifs et les rassemblements, dans différents secteurs, de la santé en passant par les abattoirs et d’autres encore. Une riposte d’ensemble de la classe ouvrière semblait de plus en plus possible.

La crise économique déclenchée par la pandémie a été plus profonde et plus rapide que toutes celles connues précédemment. Durant les trois premières semaines, le chômage a atteint le nombre record de 17 millions, chose inédite jusque-là sur une aussi longue période. Fin juillet, 55 millions de personnes s’étaient enregistrées comme chômeuses. La vague de banqueroutes qui devraient emporter nombre de petites et grosses entreprises est encore à venir. Avec autant de travailleurs privés d’emploi, la demande d’aide alimentaire a plus que doublé, alors même que les banques alimentaires, où il fallait faire la queue sur des kilomètres, épuisaient leurs stocks dès la mi-journée. Bientôt, quand le décret gouvernemental temporaire restreignant les expulsions pour défaut de paiement arrivera à son terme, des millions de familles courront le risque d’être jetées à la rue. Si les familles de travailleurs pauvres étaient déjà indignées, cela ne fera que jeter de l’huile sur le feu.

Globalement, à quelque niveau politique que ce soit, du fédéral au local, les politiciens ont prouvé leur fidélité à la classe dirigeante, en protégeant les besoins de l’économie plutôt que la santé et la sécurité des travailleurs et de leurs familles. S’il y a une leçon à tirer de cela, c’est que ce système ne nous protégera pas, et que notre futur est entre nos mains.

De déclin en déclin

Avant même que le gouvernement ne laisse le virus aggraver la situation sociale du pays, la dernière décennie a été celle d’une série d’attaques contre les travailleurs, et d’une augmentation en flèche des inégalités. Depuis le crash de 2008, toutes les augmentations du revenu national ont bénéficié aux 1 % des Américains les plus riches. Aujourd’hui, le PDG moyen reçoit 312 fois le salaire moyen d’un travailleur. Pour qu’un tel transfert de richesses soit possible, il a fallu des mesures d’austérité sur les retraites, les aides pour la santé, des coupes dans les services sociaux et l’éducation, des licenciements massifs, et le remplacement de contrats à temps plein avec des avantages sociaux par des temps partiels temporaires à petit salaire.

Pour la plupart des travailleurs, s’en sortir passe par l’endettement, la vie au jour le jour, sans aucunes économies pour assurer ses arrières. Près de la moitié des Américains ne pourraient pas se permettre une dépense imprévue de 400 dollars, comme une facture médicale. La dette moyenne des ménages américains est à un niveau record de 140 000 dollars. 40 millions de personnes vivent dans la pauvreté, dont 15 millions d’enfants [1]. Dans le même temps, on assiste à une augmentation spectaculaire du nombre de personnes sans domicile dans les grandes villes. Les salaires sont bien la seule chose qui n’ait pas augmenté : logement, santé, etc., tout ou presque est de plus en plus cher.

Pour de nombreux travailleurs, vivre au États-Unis est un cauchemar incessant, fait d’angoisse et d’insécurité. Cette misère prend tout son sens quand on se penche sur les chiffres records des suicides ou des overdoses, en augmentation de 40 % depuis 2007. On compte aujourd’hui environ 132 suicides par jour. Depuis quelques années, l’espérance de vie baisse. De plus en plus de gens ne peuvent plus se payer un appartement et en sont réduits à vivre dans leur voiture. Des millions de retraités ont dû chercher un nouveau travail car ils n’ont pas de retraite, ou que celle-ci ne suffit pas pour vivre.

Un racisme constant et systémique…

Pour les Afro-Américains aux États-Unis, ce cauchemar américain est pire encore. L’effet du racisme systémique sur les Noirs est visible dans bien des aspects de l’existence, de la pauvreté au chômage en passant par les peines de prison et l’éducation. Quel que soit le problème sanitaire, les conséquences seront toujours plus terribles pour les Noirs. Ils et elles ont deux fois plus de chance d’être pauvres que les Blancs, d’être au chômage ou de se suicider. Les femmes noires courent deux fois plus le risque d’accoucher prématurément. Les quartiers noirs sont parmi les plus pollués, ce qui entraîne des risques trois fois plus grands pour les Noirs de mourir de complications dues à de l’asthme que les Blancs.

Dans la société américaine, le racisme maintient une stricte ségrégation au sein des établissements scolaires ainsi qu’une profonde inégalité. Il y a en réalité plus d’écoles racialement ségrégées maintenant qu’il n’y en avait en 1967, juste après le Mouvement pour les Droits Civiques [2]. Près de deux fois plus d’élèves noirs abandonnent le lycée, par rapport aux élèves blancs. Cette différence se maintient à peu près au même niveau à l’université. Une étude a montré en 2017 que 37 % des jeunes adultes noirs âgés de 20 à 24 ans n’étaient ni en emploi ni en études, alors que ce n’était le cas que de 5,7 % des Blancs [3].

Les Noirs sont régulièrement pris pour cible par les forces de l’ordre. Ils sont tués par la police plus de deux fois plus souvent que les Blancs, sans que le policiers ne soient jamais – ou presque – inquiétés. Ils sont plus susceptibles d’être contrôlés par la police, de se faire tirer dessus ou d’être arrêtés que les Blancs. Pourtant, les personnes noires sont moins susceptibles que les personnes blanches d’avoir de la drogue sur elles lorsqu’elles sont fouillées par la police. Ajoutons que si les Noirs ne sont que 13 % dans la population américaine, ils constituent 38 % de la population carcérale, et ont environ cinq fois plus de chances d’aller en prison que les Blancs.

Éducation, emploi, logements et services sociaux : l’ensemble des ressources permettant de donner un peu d’espoir et de stabilité aux communautés noires ont été détruites. Ne restent que la pauvreté et le désespoir, engendrant la violence des rues. Aujourd’hui, une personne noire a environ huit fois plus de risques de mourir d’un homicide qu’une personne blanche.

La pandémie actuelle rend plus saillant encore le racisme de la société américaine. Les Noirs américains ont le taux de mortalité le plus élevé dû à la Covid-19 et ont 2,3 fois plus de chances de mourir du virus que les Américains blancs. Ils souffrent plus fréquemment de mauvaises conditions de santé, qui aggravent les conséquences du virus. Ils sont plus susceptibles de travailler dans des secteurs de première nécessité qui n’ont pas été fermés pendant la pandémie, comme les épiceries, la livraison, le transport et la santé, où les taux d’infection sont les plus élevés. L’autopsie de George Floyd, qui était agent de sécurité, a confirmé qu’il avait lui-aussi été touché par la Covid-19.

Ce n’est pas seulement le meurtre brutal de George Floyd qui a fait sortir les gens dans les rues, et déchaîné leur colère. Ce sont aussi des décennies de rêves brisés par la pauvreté, les incarcérations, la dégradation des conditions de vie, l’impitoyable brutalité et les meurtres commis par les forces de l’ordre.

Le racisme aux États-Unis est aussi vieux que le pays lui-même, et aussi omniprésent qu’il ne l’a jamais été. Ce n’est pas simplement le résidu des siècles passés et des échecs récurrents à le combattre pleinement. Le racisme subsiste car il est un élément constitutif du capitalisme américain, et un outil puissant pour empêcher les gens de voir leurs intérêts communs et de se rassembler pour lutter pour un monde meilleur. Mais, aujourd’hui, grâce aux mouvements de contestation, son pouvoir de nuisance pourrait s’affaiblir, d’autant plus que la situation de l’ensemble de la classe ouvrière continue d’empirer.

Un racisme encouragé par Trump

Sous la présidence de Trump, les haines raciste, sexiste et xénophobe ont été constamment encouragées. Cette administration n’a fait qu’aggraver et rendre plus insupportables encore toutes les dimensions fondamentales de la désintégration sociale de la société américaine – comme du sel sur une plaie.

Sa présidence a contribué à revigorer les groupes d’extrême droite, et a encouragé ouvertement et à plusieurs reprises les tenants de la suprématie blanche. Lorsque des néo-nazis se sont réunis à Charlottesville en 2017, Trump a tenu à qualifier certains d’entre-eux de « gens très bien ». Son premier tweet après le début des manifestations contre le meurtre de George Floyd a été « Quand les pillages commencent, les tirs commencent », invitant ouvertement la police ou des groupes politiques de droite à attaquer les manifestants.

Alors que les protestations contre le racisme et la brutalité policière se multipliaient, Trump a choisi Tulsa, dans l’Oklahoma, comme lieu de son premier rassemblement de campagne de réélection – le site d’une émeute raciale de 1921 où des hordes de Blancs avaient brutalement attaqué et tué environ 300 personnes noires et détruit par le feu 35 pâtés de maison de l’une des communautés noires les plus riches du pays. Trump a ajouté l’insulte à la blessure en choisissant le 19 juin pour tenir son rassemblement – un jour qui commémore la fin de l’esclavage et célèbre les luttes des Noirs dans le pays. Il ne fait aucun doute qu’il espérait que son rassemblement pourrait être un cri de ralliement pour les racistes de tout le pays. Mais la force des manifestants l’a obligé à déplacer son rassemblement au jour suivant.

Trump continue à en appeler à certaines fractions de la classe ouvrière même si ses politiques sont, en réalité, une attaque systématique contre les conditions de vie de tous les travailleurs. Sa présidence a encore accéléré les inégalités de revenus grâce à des réductions d’impôts pour les entreprises et les riches, d’un montant estimé à 4 000 milliards de dollars. Le budget militaire a continué d’augmenter pour atteindre des niveaux records tandis que le financement fédéral de nombreux programmes sociaux a été réduit. La destruction de l’environnement s’est intensifiée. Les politiques anti-immigrés ont été intensifiées, jusqu’à menacer la vie même des personnes incarcérées dans des centres de détention.

La banqueroute du Parti démocrate

Ces dernières années, les démocrates ne se sont guère opposé que verbalement aux politiques de Trump et de son administration. Il n’y a là rien de nouveau : c’est leur incapacité à répondre aux besoins de la majorité des gens sous l’administration Obama qui avait ouvert la voie à Trump.

Obama avait été élu par une vague d’électeurs enthousiastes qui s’attendaient à ce que leurs vies et l’ensemble de la société s’améliorent. Au lieu de cela, les gens se sont retrouvés plus pauvres, plus endettés, plus surveillés, plus contrôlés, devant travailler plus longtemps et avoir plusieurs emplois pour survivre, dans une société plus militarisée, et sur une planète confrontée à une destruction croissante.

Pendant huit ans, l’administration Obama a intensifié les attaques contre la classe ouvrière, supervisant le plus grand transfert de richesse vers les banques et les entreprises de l’histoire du pays. À mesure que les budgets militaires augmentaient, l’austérité était imposée à la plupart des services sociaux, de l’éducation à la santé. L’environnement n’était pas mieux protégé par les Démocrates, qui ont augmenté l’extraction de combustibles fossiles et les exportations de pétrole, et accru les émissions de CO2. Ajoutons que les pires aspects de la politique anti-immigrés de Trump ont leur origine sous Obama, qui avait augmenté les expulsions d’immigrés, jusqu’à atteindre le record absolu, toute administration confondue, d’environ trois millions de personnes expulsées.

Au cours des deux dernières années de son administration, après que la première vague de manifestations de Black Lives Matter eut touché l’ensemble du pays, Obama avait supervisé l’augmentation la plus rapide de la militarisation de la police, dépensant environ 2,2 milliards de dollars en équipements militaires pour les services de police. Et tout comme Trump, Obama avait qualifié les manifestants de « criminels et voyous » [4].

Aujourd’hui, alors qu’une nouvelle crise ravage les conditions de vie des travailleurs, tout ce que les démocrates ont à proposer est de voter pour Joe Biden, qui a défendu chaque trahison de l’administration Obama et qui n’a rien à offrir… si ce n’est qu’il n’est pas Donald Trump.

Des protestations qui ne sortent pas du nulle part

Au cours des douze dernières années, l’intensification des attaques a engendré des épisodes d’indignation et de résistance qui ont ouvert la voie à la situation actuelle. Les jeunes qui sont dans la rue aujourd’hui ont grandi pendant cette période. Nombre d’entre eux ont participé à ces luttes antérieures. Cette génération a grandi avec la première vague du mouvement Black Lives Matter. Ce sont eux les étudiants qui ont protesté contre Trump, qui ont dénoncé la violence sexuelle, qui ont exigé une société qui puisse les protéger de la violence des armes. Ce sont eux les enfants d’immigrés et d’autres minorités, révoltés par le racisme. Ils forment une nouvelle génération de jeunes qui n’ont d’autre choix que de résister à la destruction de la planète et à la menace d’anéantissement de leur avenir.

Pendant les années Obama, des contestations s’étaient exprimées de la politique de classe mise en œuvre durant la récession de 2008, notamment le renflouement des banques, dont le mouvement Occupy Wall Street avait été un point culminant.

En 2014, des manifestations explosives avaient eu lieu après les assassinats brutaux par la police de Mike Brown, Eric Garner, Freddie Gray et bien d’autres Noirs. Une vague d’émeutes et de manifestations s’était répandue dans tout le pays, des bâtiments avaient été incendiés et des magasins pillés, tandis que les rues étaient parcourues par des véhicules blindés. C’est à cette époque que Black Lives Matter était devenu un symbole de lutte contre le racisme et la violence policière.

Immédiatement après l’élection de Trump, de nombreuses manifestations s’étaient déroulé, impliquant des dizaines de milliers de jeunes lycéens, scandant « Not My President » (pas mon président). Des protestations similaires avaient éclaté en réponse aux fréquentes sorties racistes de Trump et aux politiques attaquant les immigrés et les musulmans.

En réponse à la violence omniprésente contre les femmes dans la société, des rassemblements et des marches massifs ont été organisés pour défendre les droits des femmes, rassemblant des centaines de milliers de personnes, se reconnaissant bien souvent dans le hashtag #MeToo. Ce mouvement a non seulement permis de mettre hors d’état de nuire des dizaines de prédateurs sexuels de haut niveau, mais il a également contribué à attirer l’attention sur la violence et les discriminations dont sont victimes les personnes LGBTQ.

Les jeunes ont intensifié leurs protestations, débutées sous Obama et poursuivies sous Trump, contre la destruction de l’environnement, contribuant ainsi à former une nouvelle génération de militants pour le climat. À l’instar de Greta Thunberg, beaucoup de ces jeunes gens ont commencé à s’interroger sur le but même de la voie qui leur est tracée, n’étudiant que pour s’intégrer dans une société qui ne leur promet aucun avenir.

La campagne de Bernie Sanders en 2016 a fait office de débouché pour de nombreux jeunes. Elle a réussi à faire naître chez certaines personnes des attentes quant au type de société dans laquelle ils voulaient vivre. Mais ces espoirs ont été déçus lorsque Sanders a perdu une deuxième fois contre Biden en 2020, affaiblissant encore les illusions de certains dans le système électoral.

Pris ensemble, ces mouvements ont profondément contribué à la formation d’une nouvelle conscience radicale chez des millions de jeunes. Ils ont contribué à rendre normal le fait de protester et de résister. Ils ont mis en lumière les problèmes structurels de la société américaine et ont contribué à rendre plus évidente encore la faillite du Parti démocrate. Ces protestations n’ont sans doute pas créé de conscience révolutionnaire chez les jeunes, mais elles révèlent une profonde indignation face au statu quo, le sentiment de l’urgence d’un changement nécessaire, et une conscience de l’importance de résister.

Où cela peut-il mener ?

Il est tout à fait possible que la mobilisation de l’imposant appareil du Parti démocrate et de ses liens avec les églises, les syndicats et d’autres organisations puisse à nouveau canaliser cette colère dans une campagne électorale – ce coup-ci pour en finir avec Trump. Il se pourrait que le débouché électoral fasse juste assez diversion pour que cela freine, provisoirement, la volonté des gens de descendre dans la rue.

Quand bien même cela se produirait, même si les manifestations s’apaisaient pendant un certain temps, ce ne serait pas la fin. Révoltes et contestations vont revenir – tout comme la pandémie, d’autres vagues viendront. Pour les jeunes, aucun des problèmes qui les ont radicalisés ne va disparaître. Leur avenir est même encore plus incertain dans la période qui vient. Le peu d’espoir qu’offrait autrefois l’éducation disparaît rapidement avec la fermeture des écoles et la mise en ligne des cours, tandis que de plus en plus d’emplois disparaissent.

Pour la population noire, cette pandémie n’a fait qu’aggraver une situation déjà intenable. Qui sait quel sera le nombre final de morts si jamais elle se termine ? Malgré les réformes tant promises, le rôle de la police dans une société capitaliste ne changera pas. Les policiers continueront à défendre le système par la violence et à terroriser la population noire.

Cette colère aura-t-elle un effet sur la classe ouvrière ? Mettra-t-elle fin à la passivité qui l’endort depuis plusieurs décennies et l’entraînera-t-elle dans la lutte actuelle ? Que se passera-t-il lorsque les travailleurs verront que le chômage perdure ? Que se passera-t-il lorsque les loyers devront être payées et que les locataires seront menacés d’expulsion ? Que se passera-t-il lorsque les travailleurs de la « première ligne » seront épuisés, lorsque les travailleurs de la santé, des transports, de l’alimentation et de la livraison seront poussés encore plus au bord du précipice ? Que se passera-t-il lorsque les États et les municipalités locales devront faire face à des pénuries de recettes, dues à la baisse des revenus taxables, et qu’ils devront à nouveau couper brutalement dans les budgets et imposer l’austérité ?

Comment la classe dirigeante va-t-elle résoudre les problèmes de ce système qui sont désormais exposés à la vue de tous ? Combien de temps la classe ouvrière peut-elle supporter la misère ? Trump tire sur la corde raciste et nationaliste pour tenter d’amener les travailleurs blancs à resserrer les rangs autour de lui. Certains se rassemblent en effet dans ses meetings, refusant fièrement de porter un masque, ce qui symbolise désormais la tentative permanente de Trump de minimiser la menace du virus. La plupart des travailleurs noirs et latinos, qui sont plus conscients des profondes injustices de la société, ne seront sans doute pas attirés par la démagogie de Trump. De plus, il n’est pas certain que les travailleurs blancs qui étaient auparavant attirés par la rhétorique anti-establishment de Trump le suivront encore. Avec la propagation continue du virus et l’augmentation du chômage qui touchent l’ensemble de la classe ouvrière, les travailleurs blancs qui s’étaient ralliés à Trump sont durement touchés. La question est de savoir contre qui leur colère sera dirigée. Seront-ils capables de voir quelle devrait être leur place dans le mouvement social actuel ?

Aujourd’hui, les jeunes sont le catalyseur de ce mouvement. La composition multiraciale des récentes manifestations peut permettre de commencer à combler les fossés qui existent au sein de la classe ouvrière. Si la classe ouvrière commençait à faire face aux crises auxquelles elle est confrontée, on peut s’attendre à des mobilisations qui pourraient enfin aller au-delà des protestations de rue épisodiques, et mettre en branle la force sociale nécessaire pour transformer la société.

Une organisation révolutionnaire de la classe ouvrière pourrait jouer un rôle important dans un tel mouvement, mais une telle organisation n’existe pas aujourd’hui aux États-Unis – elle reste à construire. Les militants révolutionnaires sont en nombre restreint aux USA, aujourd’hui. Ils sont dispersés dans différentes parties du pays et n’ont souvent que très peu de liens avec la classe ouvrière. Mais la période à venir pourrait leur offrir la possibilité de forger des liens avec la classe ouvrière et de créer les conditions nécessaires à la formation de nouveaux militants révolutionnaires, étapes indispensables sur la voie de la construction d’une véritable organisation révolutionnaire de la classe ouvrière.



Cliquez ici pour accéder à cet article en anglais


[1Le (très bas) seuil officiel de pauvreté est de 25 000 dollars pour une famille composée de quatre individus.

[3https://chicago.suntimes.com/news/2019/5/3/18623322/45-of-chicago-s-young-black-men-are-out-of-school-and-jobless-new-report-says

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