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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 139, juin 2021 > Amérique latine : Colombie, Chili

Amérique latine : Colombie, Chili

Élections au Chili : la surprise d’une protestation sourde

Mis en ligne le 18 mai 2021 Convergences Monde

Les 15 et 16 mai resteront comme de mauvaises journées pour la bourgeoisie chilienne. Le président milliardaire Sebastian Piñera a dû le concéder dimanche dans la soirée, bafouillant au point de presse : la défaite est humiliante et ce malgré une abstention record de 60 %. Sans même la participation des milieux populaires qui haïssent le président, la droite, pourtant unie dans une seule liste, n’a pas pu empêcher le désastre. Elle a perdu des positions historiques lors des élections municipales, comme Maipú, Estación Central, Viña del Mar, une part aussi des gouverneurs élus pour la première fois, mais surtout l’élection des représentants de la future Assemblée constituante. Les milieux militants d’extrême gauche ont été surpris par l’ampleur du désaveu. La gauche est gênée par une avancée dont elle ne sait que faire. La droite est ruinée provisoirement, et les candidats indépendants sont sur le devant de la scène. Alors assiste-t-on aux suites de l’Octobre chilien de 2019 sous d’autres formes ou entrons-nous dans une situation inédite ?

Leçons des scrutins : un régime en crise et une recomposition politique

Depuis deux ans on assiste à un réveil social dans une grande part de l’Amérique latine, y compris avec la Colombie incandescente en ce moment. Au Chili, différents éléments saillants ouvrent de nombreuses possibilités.

Le premier, le plus évident, est celui d’une crise du régime issu de la transition démocratique. L’héritage de la dictature de Pinochet (1973-1990) est désormais honni après le rejet massif exigeant l’année dernière une Assemblée constituante, paritaire stricte hommes/femmes (une première mondiale) et 17 sièges sur 155 réservés aux peuples originaires [1] (une première chilienne). La dernière carte de la droite et de l’extrême droite, préserver une minorité de blocage d’un tiers, n’a pas pu être atteinte puisque la droite unifiée dépasse péniblement les 20 %. Crise du régime aussi, car ce discrédit balaye les candidats liés au Parti socialiste, artisan de toutes les coalitions d’alternance modérée. Plus profondément, la gauche prétendument radicale n’a plus d’excuses pour ne pas proposer de vraies réformes évoquées lors de la campagne : la question des biens communs a été mise en avant (les cours d’eau sont privés au Chili), mais aussi les retraites, la santé, l’accès à l’éducation, ou même la libération des prisonniers politiques, entre autres.

Les candidats indépendants

Le deuxième élément tient à la fragmentation provisoire des forces politiques avec l’apparition des candidatures indépendantes. Saluées par les commentateurs de gauche, ces candidatures expriment certes une volonté de renouvellement, mais aussi une hostilité à l’égard de tous les partis (de droite et de gauche). Cela se résume à la parodie libertaire du slogan « El pueblo unido jamás sera vencido » (Uni le peuple ne sera jamais vaincu), par « El pueblo unido avanza sin partidos » (Uni le peuple avance sans partis). Il y a là des candidats populistes de droite mais surtout beaucoup de personnalités attachantes, parfois sincères, qui ont suscité l’adhésion, sans moyens télévisés, sans budget de campagne.

La droite s’y était essayée avec des candidats propulsés par des faux comptes sur les réseaux sociaux, la gauche aussi avec une candidate à Santiago qui avait tenté d’utiliser le réseau Tinder de rencontres.

Avec 58 élus indépendants (dont la Maman Pikatchu icône des manifestations d’Octobre 2019), avec 25 classés très à gauche, ces nouveaux venus compteront dans cette assemblée de 155 membres.

Recomposition à gauche

Troisième élément, c’est la recomposition de la gauche au profit du Parti communiste chilien à six mois des élections présidentielles. Avec un résultat contrasté. La militante communiste Irací Hassler (jeune économiste de 30 ans, issue des luttes étudiantes) a pris la mairie de la commune de Santiago (centre) à la droite dure de Renovación Nacional d’Alessandri. Sa victoire a provoqué la sidération du journal conservateur El Mercurio, la consternation des quartiers huppés (hurlant à l’arrivée du Chilezuela, contraction de Chili et Vénézuéla en référence au régime chaviste accusé de tous les maux par les bourgeoisies latino-américaines).

Mais cette coalition qui a porté Irací Hassler au pouvoir municipal est composé du Parti communiste, de la Fédération régionaliste verte et sociale, et du Frente Amplio (le Front large), ce dernier ayant pactisé officiellement avec les artisans de la répression pour sauver le régime après l’explosion sociale et des mobilisations de masse de la fin 2019. Ce même Frente Amplio qui a voté les lois « anti-capuches » qui maintiennent en prison aujourd’hui encore des milliers de jeunes. Toutefois, Daniel Jadue, candidat communiste aux présidentielles, a emporté la ville populaire de Recoleta (dans l’agglomération de Santiago) avec 65 %, et semble être le point central de la recomposition à venir de la gauche « responsable ».

L’abstention populaire

Enfin, il faut mentionner l’abstention populaire, qui fut massive. Estimée à 60 % sur le plan national et en moyenne, elle semble dépasser les 80 % dans les quartiers pauvres des grandes villes. Les secteurs qui furent moteurs de la contestation sociale se sont comportés différemment selon leur composition de classe. Les milieux politisés, syndiqués, plus généralement organisés, se sont emparés des scrutins avec un certain succès ; les milieux populaires, et notamment la jeunesse, ont marqué leur défiance de toute solution intermédiaire, institutionnelle. Cela montre en creux un potentiel énorme qui n’a pas exprimé toutes ses possibilités. La pandémie a certes gelé la colère sociale mais l’effondrement social en cours et les inégalités croissantes nourrissent les chocs à venir.

L’extrême gauche trotskiste

Les groupes trotskistes au Chili sont des collectifs restreints dépassant rarement la centaine de militants et sympathisants. Aucun d’entre eux n’a encore d’existence nationale. Ils ont abordé l’élection de l’Assemblée constituante selon deux approches : celle de la liste déclarée en leur nom propre pour certains, ou celle de la candidature indépendante avec des soutiens plus larges pour d’autres.

Le Parti des travailleurs révolutionnaires (PTR), lié à la Fraction trotskiste dont nous connaissons les camarades ici en France du CCR-Révolution permanente, a choisi la première option et a obtenu quelques succès remarquables comme à Antofagasta, port important du Nord et ville minière, (avec 13 % de votes aux municipales et 7 % pour la Constituante), et plus de 50 000 votes sur le plan national (avec un corps électoral de 8 millions).

D’autres groupes ont choisi la seconde approche, comme le Mouvement anticapitaliste (lié au courant international de la Ligue internationale socialiste, issue de la crise du mouvement moréniste) en présentant des candidatures soutenues par des équipes militantes non siglées, avec des moyens très limités, pour obtenir sur deux circonscriptions 2 %. Mais c’est surtout l’élection à la Constituante, dans la huitième circonscription, la plus grande du pays, avec 4,13 % des voix sur son nom, de Maria Rivera, une militante et avocate reconnue du Mouvement international des travailleurs (section chilienne de la Ligue internationale des travailleurs, lié au PSTU du Brésil) qui a créé la surprise. Ces camarades ont mis toutes leurs forces sur un secteur, avec une candidate reconnue et estimée pour son courage, dans une candidature indépendante, soutenue par des militants et sympathisants puis divers collectifs, mais qui a affiché très clairement son programme et son camp social. Ces succès modestes à l’échelle des tâches à venir en appellent d’autres, et sont une avancée pour tous les militants révolutionnaires du pays.

Perspectives

Derrière ces surprises, où va le Chili ? Il s’agit du terrain institutionnel pour l’instant, mais il ne faut pas en sous-estimer l’importance et la portée. Ces élections se font l’écho de la révolte de 2019. L’apprentissage lors de ce cycle de luttes a permis de déjouer, y compris sur le plan institutionnel, le piège « démocratique » qui cherchait à dévoyer l’élan social dans les urnes. Le blocage passif via la voie électorale a créé la surprise mais surtout fait gagner du temps à celles et ceux qui envisagent de sortir à la fois de l’héritage de la dictature mais aussi de la crise sociale. Les questions démocratiques et sociales sont étroitement mêlées et dans les milieux populaires, on le sait bien, on ne mange pas du papier. Le temps des demi-mesures semble révolu.

Alors, l’heure est aux recompositions. Bien entendu autour de la gauche institutionnelle avec le Parti communiste et le pouvoir de contention que lui permet son implantation sociale et syndicale. Avec ses impasses, car les leçons de l’Unité populaire n’ont pas été tirées. Car les réformes sociales, sans parler de révolution, ne se feront pas sans l’opposition brutale d’une bourgeoisie déterminée, avec une base sociale qui n’a pas disparu avec l’échec électoral de la droite.

Mais c’est aussi une recomposition possible d’une force révolutionnaire qui est à l’ordre du jour, avec des organisations trotskistes restreintes mais qui ne sont pas isolées, et des milliers de collectifs populaires. Une tâche immense à l’heure où un continent entier se met en mouvement.

18 mai 2021, Tristan Katz


[1Cette représentation fut reçue comme une avancée par les communautés Mapuche notamment, mais elle sous-estime largement la composante indienne du Chili. Une ville comme Santiago a une population d’origine Mapuche largement au-dessus des 30 %.

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