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DOSSIER : Deux ans après le renversement de Ben Ali et Moubarak : Restent à dégager leurs héritiers … et tous leurs Frères

Égypte : Les Frères musulmans sont à la manœuvre, mais la contestation est dans la rue

Mis en ligne le 28 janvier 2013 Convergences Monde

Avec leur succès aux élections législatives d’il y a un an, la victoire de leur candidat Mohamed Morsi à la présidentielle du mois de juin et le référendum des 15 et 22 décembre faisant adopter une nouvelle Constitution qu’ils se sont taillés sur mesure, les Frères musulmans égyptiens semblent avoir joué le tiercé gagnant. Il ne leur reste qu’à remporter le numéro complémentaire, les élections pour un nouveau parlement qui devraient avoir lieu en mars ou avril, pour finir d’asseoir leur pouvoir. Tout au moins sur le terrain institutionnel.

Deux ans après la révolution qui a renversé la dictature de Moubarak, l’Égypte en serait-elle revenue à la case départ, Frères musulmans en plus pour alourdir du poids de dieu la dictature de l’armée ? Loin s’en faut.

Non seulement parce que les succès électoraux à la présidentielle n’ont pas été si larges que cela : 24,8 % pour Morsi au premier tour et 51,7 % au second tour, contre 48,3 % pour le candidat de l’armée (choix de la peste contre le choléra). Quant au référendum constitutionnel, s’il a eu 64 % de « oui » c’est avec seulement 33 % de votants et, semble-t-il, des fraudes massives.

Mais l’essentiel est ailleurs. Tout au long de ces deux années, depuis la chute de Moubarak, la contestation s’est poursuivie : multiplication des grèves, manifestations contre l’armée et son pouvoir, manifestations pour la libération des prisonniers et contre les tribunaux militaires, manifestations contre les provocations dont ont été victimes les Coptes de la part des « baltaguia » (les voyous) du pouvoir, manifestations de colère à cause de la clémence dans le procès de Moubarak… Les dernières manifestations, celles de novembre-décembre, étaient directement tournées contre le régime du président Mohamed Morsi.

De la place Tahrir à l’encerclement du palais présidentiel

Cette vague de protestations a eu pour point de départ un décret du président Morsi s’arrogeant une partie du pouvoir judiciaire. Ce coup de force n’a pas seulement déclenché la réaction des juges (la plupart déjà en poste sous Moubarak), qui se sont notamment mis en grève dans la région d’Alexandrie, ni de la seule petite bourgeoisie démocrate, ou de la jeunesse estudiantine du Caire. Des milliers de manifestants ont déferlé place Tahrir et très vite la colère contre le régime s’est exprimée un peu partout, à Alexandrie ou Mansoura dans le nord, à Suez, à Assiout dans le sud. Et une fois de plus dans la ville de Mahalla el-Koubra, cette ville industrielle de 450 000 habitants qui a connu les grèves de la plus grande usine textile du pays déjà en avril-mai 2008, puis en 2011, puis encore en juillet dernier.

Les manifestations ont repris de plus belle avec la décision du gouvernement de faire adopter son projet de Constitution (profondément réactionnaire, voir notre encadré) et de le soumettre dans les quinze jours à référendum. Le 4 décembre des dizaines de milliers de manifestants ont à nouveau envahi la place Tahrir et sont allés encercler le palais présidentiel à Héliopolis, quartier huppé du Caire. Là encore les troupes des partisans de Morsi ont attaqué les manifestants, provoquant des affrontements qui ont fait 7 morts et plus de 400 blessés, sans que cela n’enraye les protestations, avant que l’armée ne vienne à son tour, avec ses blindés, protéger le siège de la présidence et faire mine de jouer les arbitres.

Minarets et mitraillettes

La population égyptienne est donc prise en étau entre les deux mastodontes qui se partagent le pouvoir : les Frères musulmans et l’armée. Mais on le voit, elle ne se laisse pas faire.

Les Frères musulmans étaient déjà une force dans la société égyptienne, même lorsqu’ils étaient interdits de politique : ils avaient leur place dans le monde des affaires, le contrôle des mosquées et de multiples œuvres sociales (ces deux derniers domaines qu’ils partagent avec les islamistes du courant salafiste qui bénéficient, eux aussi, de gros soutiens financiers venant des pays du Golfe). Quant à l’armée, c’est elle qui détient le pouvoir réel en Égypte depuis l’époque de Nasser. S’y ajoute que ses propres entreprises contrôlent directement au moins 25 % de l’économie égyptienne, allant des eaux minérales à l’armement, en passant par les frigidaires, sans compter les affaires privées des officiers qui se sont largement servis lors des privatisations de l’ère Moubarak.

À la chute de Moubarak, en février 2011, l’état-major, sous l’égide du Conseil supérieur des forces armées présidé par le maréchal Tantaoui, s’était vu confier les pleins pouvoirs sur les conseils express des États-Unis. Les Frères musulmans s’étaient alors empressés de collaborer étroitement avec ce pouvoir de transition en s’opposant à toutes les manifestations et en prêchant contre les grèves. Ce qui les fit passer du statut d’interdits de politique à celui de parti institutionnel (baptisé Parti de la liberté et de la justice), en leur permettant d’emporter les élections législatives et de s’asseoir au gouvernent.

À cette idylle, le commandement militaire n’avait mis qu’une contrepartie : que les Frères ne présentent pas de candidat à la présidentielle. Le partage des pouvoirs, oui, la concurrence déloyale, non ! Mais forts de leurs premiers succès électoraux, les islamistes ont rompu l’accord en annonçant leur candidature à la présidentielle de juin dernier.

D’où la guéguerre à fleurets mouchetés qui a opposé les deux forces au cours de l’année 2012 et s’est terminée, le 12 août dernier, par la destitution du maréchal Tantaoui par Morsi devenu président en s’appuyant sur une fraction de l’état-major. L’armée elle-même n’avait rien à craindre, ni pour son propre pouvoir (hormis peut-être les ambitions personnelles de Tantaoui) ni pour sa puissance économique.

De plus, l’entente entre Frères musulmans et militaires est en odeur de sainteté à Washington. S’agit-il de garder l’armée en réserve, à l’arrière-scène, en laissant à un pouvoir civil la tâche d’être la cible de la contestation ?

Manifestations et luttes sociales

Le maréchal Tantaoui avait été jusqu’au printemps 2012 la tête de Turc des manifestations contre le pouvoir. C’est Morsi qui est devenu la cible de celles de novembre-décembre.

Celles-ci ont bien sûr mêlé les démocrates bourgeois, les jeunes révoltés des universités comme des quartiers pauvres et les mécontents sociaux, avec les uns et les autres des objectifs et même des intérêts en partie différents. Mais à ces manifestations les plus spectaculaires s’ajoutent les luttes sur un terrain plus directement social qui n’ont pas cessé, et ont même été boostées par l’effervescence de l’opposition dans la rue. Parmi les dernières on trouve, outre la grève à Mahalla déjà citée, celle des employés du métro du Caire mi-novembre, qui ont obtenu la démission de leur directeur accusé de corruption après que des salariés des chemins de fer et des conducteurs de bus avaient menacé de se mettre en grève pour les soutenir. Ou la grève, en décembre, des travailleurs de la compagnie nationale des tabacs (23 000 salariés), qui exigeaient l’embauche en fixe de 6 000 travailleurs temporaires et des augmentations de 15 à 30 % de leurs primes. Ou la grève, le même mois, des employés de l’aéroport de Charm el-Cheikh pour une augmentation de salaire. Et celle, fin décembre, d’ouvriers d’un chantier naval de Suez contre l’absence de sécurité et les dangers d’accident du travail. Sans parler des grèves d’enseignants, des récentes grèves des médecins et du personnel hospitalier contre la dégradation des conditions de travail et des hôpitaux en général (au profit des cliniques privées), ou encore les grèves d’infirmières pour obtenir des primes, etc.

À cela s’ajoutent les coups de colère populaires, comme ceux que l’on observe aujourd’hui en Algérie ou en Tunisie, sous la forme de sit-in, de barrages de routes, etc.

À la traîne de démocrates… qui ne le sont pas tous ?

Mais c’est encore et à nouveau sur le terrain piégé du jeu électoral que tous les leaders en vue de l’opposition se font forts de battre les Frères musulmans et de « sauver la révolution ». Pour préparer les élections législatives toutes proches, ils ont forgé leur outil : un Front national pour le salut de la révolution, avec à sa tête Mohamed el-Baradei (voir notre article ci-contre). Ce Front va d’un ancien frère musulman, aujourd’hui islamiste « modéré », à une partie de la gauche ou l’extrême gauche, en passant par un ex-ministre de Moubarak (de 1991 à 2001), les jeunes du Mouvement du 6-Avril et les vieux nassériens.

Mohamed el-Baradei, comme les autres leaders du Front, se gardent bien d’avancer le moindre programme qui puisse intéresser les couches populaires. Et pour cause : ils ne s’apprêtent qu’à mener la même politique d’austérité et de flambée des prix, commandée par les consignes du FMI, les conditions des prêts demandées aux USA… et les intérêts des patrons égyptiens.

Ou à la tête des luttes ?

Les éléments d’espoir de la situation en Égypte résident ailleurs. Dans les luttes sociales et politiques qui s’y déroulent et tiennent tête depuis deux ans à la fois à l’armée, aux patrons des trusts internationaux ou égyptiens, aux Frères musulmans et à l’obscurantisme qu’ils voudraient imposer dans le pays.

À cause de leur incapacité de satisfaire la moindre de leurs promesses électorales sur le prix du pain, l’approvisionnement en bouteilles de gaz ou les problèmes de circulation (une gageure au Caire !), surtout dans le contexte de la dépréciation de la livre et de la hausse des prix, les Frères musulmans au pouvoir pourraient bien perdre une partie du crédit dont ils jouissent dans la population des quartiers pauvres. « Il [Morsi] parlait de la condition des pauvres, des gens dans les taudis (…) de marchands ambulants (…) Il s’occupe de toute autre chose (…) Ils ne veulent que le pouvoir. », grognait en décembre un coiffeur qui avait voté Morsi en juin, selon le reportage d’un journaliste du New York Times dans un quartier populaire du Caire. Mais toute cette population démunie, ce n’est que sur le terrain des luttes sociales que les contestataires d’aujourd’hui pourraient les attirer. 

15 janvier 2013, Olivier BELIN


Une Constitution ultra réactionnaire

  • Le principe de la charia (loi islamique) figurait déjà dans la Constitution égyptienne comme « source principale de la législation » ; on y ajoute que l’institution religieuse el-Azhar [1] aura la tâche d’en interpréter la bonne application.
  • Côté droits des femmes, la Constitution ne leur voit surtout que des devoirs, puisque l’État est chargé de leur assurer « un équilibre entre ses devoirs familiaux et professionnels ».
  • Le président aura des pouvoirs renforcés
  • L’armée de son côté voit son rôle politique confirmé : un Conseil supérieur de la défense, ayant à sa tête le président, le chef d’état-major et le chef des services secrets, tranchera sur toutes les questions militaires, y compris le budget de l’armée, sans droit de regard du parlement. Et le ministère de la Défense revient de droit à un officier supérieur.
  • La possibilité de traîner les civils devant un tribunal militaire est maintenue, alors qu’au cours des deux années écoulées, justement, de nombreuses manifestations ont eu lieu contre les jugements de manifestants par ces tribunaux militaires.
  • Quant aux travailleurs, il leur est interdit de créer un syndicat là où il y en a déjà un (qui est en général l’ex-syndicat unique lié à l’État). Une arme contre les syndicats indépendants qui se multiplient depuis la chute de Moubarak, au profit de la centrale syndicale officielle, dont les Frères musulmans se sont assuré les rênes par un décret gouvernemental de mise à la retraite de tous les cadres syndicaux de plus de 60 ans (80 % de l’appareil), remplacés… par les bons soins du gouvernement. 

Un Front national ne fait pas le salut

Le Front national pour le salut de la révolution, se veut l’adversaire des Frères musulmans, l’union de tous leurs opposants. Mais sur quelle base ?

Il est présidé par Mohamed el-Baradei, prix Nobel de la paix en 2005 au titre de l’agence de l’ONU qu’il dirigeait alors, l’Agence internationale de l’énergie atomique censée faire la chasse à la prolifération des armes nucléaires (celles des seconds couteaux, pas celles des USA ou de la France, s’entend). Aux yeux de la bourgeoise égyptienne, il a le mérite d’en être du sérail et d’avoir fait une longue carrière diplomatique. La gauche aime à rappeler qu’il avait refusé de cautionner les délires de Bush sur l’armement de l’Irak pour justifier sa guerre. Cela n’en fait pas un défenseur des pauvres pour autant.

Baradei est flanqué à sa droite d’Aboul Foutouh, qui a récemment quitté les Frères musulmans pour construire son propre parti « islamiste modéré », et d’Amr Moussa, ancien ministre des affaires étrangères de Moubarak de 1991 à 2001, puis secrétaire général de la Ligue Arabe. Tous deux candidats au premier tour de la présidentielle du mois de juin (respectivement 17,5 % et 11 % des voix).

À sa gauche, Hamdine Sabahi, se réclame du nassérisme de gauche, opposant déjà sous Sadate et Moubarak, plusieurs fois arrêté et arrivé troisième aux présidentielles de juin (20,7 %).

Derrière ce quatuor se retrouvent, pêle-mêle, les libéraux du vieux parti bourgeois égyptien Wafd, les jeunes du Mouvement du 6-Avril (l’un des animateurs de la révolte qui a renversé Moubarak), le Tagammu (« Rassemblement », l’un des quelques partis légaux sous Moubarak se réclamant aussi de Nasser, disposant à l’époque de quelques députés et des membres de la direction de la centrale syndicale officielle ETUF).

Sur ce flanc gauche, également un certain nombre de militants des nouveaux syndicats indépendants qui sont apparus en Égypte, et l’Alliance populaire socialiste (dont l’un des deux petits groupes trotskistes d’Égypte fait partie). Seule l’autre branche du mouvement trotskyste, les Révolutionnaires socialistes, a refusé d’en faire partie.

Même l’espoir qu’une victoire électorale de ce front hétéroclite, en faisant reculer l’influence des Frères enrayerait la marche de la contre-révolution semble bien douteux. Elle ne réduirait peut-être même pas les agressions dont militants et manifestants sont l’objet de la part des bandes islamistes et des voyous manipulés par la police. Et c’est oublier l’armée, pour laquelle les dirigeants du Front national ont le plus grand respect, et qui reste maîtresse des jeux politiques. 

O.B.


[1Institution religieuse qui apparaît comme l’autorité supérieure de l’islam sunnite, et dont le grand imam est nommé par le gouvernement égyptien. L’actuel a été nommé… du temps de Moubarak.

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Numéro 85, janvier-février 2013