de Maxime Rodinson
Souvenirs d’un marginal
Fayard, 22 €
L’auteur, spécialiste du monde arabe et auteur de divers ouvrages et articles sur la question [1], philologue, historien des religions, demande avec malice en introduction : « De quelle marginalité peut-il s’agir pour un homme dans ma situation ? » Et pourtant !
Pierre Vidal-Naquet dans sa préface, cite deux moments où son vieil ami adopta une attitude peu commune. Lorsqu’au Liban, où il avait passé la quasi-totalité des années de la guerre, il apprit le destin de ses parents, assassinés à Auschwitz, « il s’était demandé s’il ne devrait pas prendre tout simplement le car pour Jérusalem, ce qui était alors facile, et s’installer dans ce qui deviendrait en 1948 le jeune Etat d’Israël. Il n’en fit rien et devint même un critique virulent du sionisme »... En mai 1967 à nouveau, avec la crise qui devait déboucher sur la « guerre des 6 jours » où Vidal-Naquet avait pris parti pour Israël contre les Etats arabes, Rodinson avait dénoncé dans une lettre « L’union sacrée de Rothschild à Vidal-Naquet ». Et celui-ci d’ajouter dans sa préface : « Je devais, en partie grâce à lui, reprendre rapidement pied. Il avait écrit dans Le Monde un article intitulé « Vivre avec les Arabes » ».
Ces mémoires sont bien celles d’un vieux Monsieur un tantinet indigne. Et fort heureusement. Mais commencées à l’âge de 80 ans et interrompues en 2004 par la mort, elles s’arrêtent au milieu des années 1950. Les problèmes politiques ci-dessus ne sont abordés qu’en annexe, par des prises de position plus récentes contre les communautarismes politico-religieux qui emprisonnent, à commencer par le sionisme qui a voulu s’imposer à « tant de juifs qui ne sont ni religieux ni nationalistes ni sionistes ».
Ces souvenirs portent donc surtout sur son enfance et adolescence. C’est davantage la « marginalité » des parents qui est honorée. Tous deux immigrés juifs d’avant 1914, de Russie pour le père, de Pologne pour la mère. Un milieu d’emblée internationaliste. Maxime Rodinson dit avec humour : « La mode est à la recherche des racines (...) Dans mon enfance et mon adolescence, chez mes parents et dans leur milieu, les racines étaient plutôt quelque chose qu’il convenait, qu’il urgeait d’éradiquer ». Milieu anarchiste où on parlait russe, yiddish mais surtout « ouvrier ». Le père, Moïse (Maurice) a été « cofondateur de la première bibliothèque ouvrière juive à Paris ». Dans son atelier du 13e arrondissement, on confectionnait des vêtements imperméables et on préparait la révolution. On fréquentait le milieu révolutionnaire russe de Paris, dont Trotsky ou Racovsky. On militait pour le socialisme. On bouffait du curé, pour la circonstance du rabbin. On n’hésitait pas à parler de la religion comme d’une « fumisterie », et à encenser au contraire « la science qui faisait depuis quelques décennies des progrès gigantesques et débouchait sur des innovations merveilleuses, inouïes ».
Ensuite, c’est le récit, toujours plein d’anecdotes drôles, de l’adhésion de la famille à la révolution russe et au tout jeune parti communiste. Dans les années 20, le gamin est embarqué à la « manif »contre l’assassinat de Sacco et Vanzetti, à la première fête de l’Huma. Il apprend l’espéranto, qui passait alors pour révolutionnaire et internationaliste. Il commence à travailler à 14 ans comme coursier. Mais commence aussi, ou plus exactement poursuit, ses études en autodidacte en dehors des heures de boulot. D’où quelques belles pages sur les livres et les mondes qu’on peut y découvrir. D’autres belles pages sur les chansons populaires, dont Maxime Rodinson avait rassemblé, et chanté même si c’était faux, une immense collection.
Et d’autres belles pages encore... d’où le plaisir assuré à la lecture de cette tranche de vie.
Michelle VERDIER
[1] Entre autres « Mahomet », « Islam et capitalisme », « Marxisme et monde musulman », « Peuple juif ou problème juif ? »