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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 125, mars-avril 2019 > Algérie

Derrière le rejet du cinquième mandat, la révolte sociale

29 mars 2019 Convergences Monde

Les Algériens auraient enfin « brisé le mur de la peur » en descendant manifester dans la rue contre le cinquième mandat. Toute la presse a brodé sur ce thème. Et les journalistes comme les politiciens des deux côtés de la Méditerranée d’insister sur ce slogan de « silmiya, silmiya » (« pacifique, pacifique »), scandé dans les manifestations et qui les rassure. Car c’est bien plus leur propre peur qu’ils veulent ainsi conjurer : la peur que le mouvement, qui ne s’est pas arrêté après l’entourloupe du retrait de la candidature de Bouteflika prolongeant de fait son mandat, ne se contente pas non plus des promesses de « transition pacifique » à on ne sait trop quelle nouvelle mouture du régime ; et leur peur surtout que ce mouvement, déclenché par la reconduction d’un président qui n’est plus que le paravent du pouvoir réel, de l’opacité du régime et de sa corruption, se prolonge en révolte contre toutes les injustices, mette en avant les revendications sociales des couches les plus démunies, des travailleurs sous-payés, des chômeurs et des jeunes.

En réalité, des centaines de manifestations, de grèves, d’émeutes ont explosé toutes ces dernières années en Algérie. Il est donc bien difficile d’affirmer que le peuple algérien et en premier lieu ses jeunes aient été paralysés par une peur dont ils ne sortiraient qu’aujourd’hui.

Qui brandit le spectre des années noires ?

Les années 1992-1998 de guerre entre l’armée et les groupes islamistes dont toute la population a été victime (140 000 morts), sans qu’on ait jamais pu savoir dans les attentats, massacres ou assassinats de militants politiques ou syndicalistes, ce qui relevait des groupes armés islamiques ou des provocations délibérées des services secrets de l’armée, a été un cauchemar pour la population algérienne. Dont le souvenir est toujours là. Mais c’est le pouvoir qui, pour faire cesser les manifestations de ces dernières semaines, s’est empressé de brandir la menace de retour à ces années sombres. Le pouvoir et l’un de ses serviteurs le plus zélé, le secrétaire général de la confédération syndicale officielle, l’UGTA (principal syndicat du pays, et souvent le seul, notamment dans l’industrie) : celui-ci a brandi contre les manifestants cette menace : « Vous voulez revenir aux jours de sang et de larmes, et des maisons incendiées ? »

Comme si ces « années noires » avaient été la conséquence inéluctable du soulèvement d’octobre 1988. Parti de la grève dans la zone industrielle de Rouiba (banlieue d’Alger) réprimée par la police, suivi de la révolte de la jeunesse, ce soulèvement avait ébranlé le régime. Il avait été suivi pendant plus d’un an de mouvements de contestation contre les potentats locaux des mairies ou des wilayas, de grèves pour licencier un directeur, voire pour chasser un responsable syndical UGTA trop lié au régime ou à la direction de l’entreprise. Et c’est bien faute d’autres perspectives à ce profond mouvement social que celle d’attendre patiemment les prochaines élections, que les islamistes sont apparus aux yeux de millions de pauvres comme les seuls contestataires et qu’ils ont remporté l’élection promise pour décembre 1991 (trois ans après, patience !) face aux candidats du parti au pouvoir, le FLN, et aux multiples politiciens nouveaux venus (ou ex-FLN reconvertis) qui ne rêvaient que de prendre la relève. L’annulation par l’armée de cette élection, avant même son second tour et la guerre pour le pouvoir entre armée et groupes islamistes ont été le résultat de cette absence de politique pour la classe ouvrière.

Alors s’il est une crainte que le souvenir des années 1990 devrait inspirer, c’est que tout le monde des politiciens, ceux du régime ou de l’opposition dite démocrate, à coup de gouvernement provisoire, de promesse de nouvelle élection législative, de révision de la Constitution ou d’Assemblée constituante de beaux parleurs, lanternent une fois de plus les aspirations à plus de justice sociale qu’exprime la révolte d’aujourd’hui. Et qu’ils ramènent par là le pays à la case départ, voire à pire. Comme on a enterré par les mêmes méthodes les révolutions de janvier février 2011 en Égypte et en Tunisie.

Une colère sociale accumulée depuis près de 20 ans

C’est en réalité en 2001, pas longtemps après la fin des « années noires », qu’avait éclaté une révolte de la jeunesse en Kabylie, dont la cause première était le chômage. Sauvagement réprimée par la gendarmerie (127 morts) elle était, à la différence de l’explosion de colère d’aujourd’hui, restée cantonnée à la seule Kabylie.

Et dans toute l’Algérie, ces quinze dernières années ont été ponctuées de manifestations, barrages routiers, blocages de mairies ou sièges de Willaya (l’équivalent de nos préfectures) tournant à l’émeute à l’arrivée de gendarmes, ainsi que de grèves pour des raisons aussi diverses que le favoritisme dans l’attribution de logements sociaux, les refus d’embauches, les coupures d’électricité ou les blocages des salaires.

Pour n’en citer que quelques-unes, récentes et caractéristiques des problèmes sociaux de l’Algérie d’aujourd’hui, rappelons les émeutes de 2009-2010 dans le quartier populaire de Diar Echems, à Alger. Pendant deux jours, fin octobre 2009, les jeunes du bidonville ont manifesté parce qu’ils ne figuraient pas sur la liste des personnes devant bénéficier d’un relogement ; ils ont affronté la police qui bouclait le quartier pour les empêcher de gagner les rues abritant des sièges de banques, d’entreprises, et un ministère. Fin novembre le gouvernement annonçait un plan de construction de 1,2 million de logements sociaux d’ici 2014. Mais les émeutes reprirent en février à Diar Echems, les attributions de logement ne venant pas. Et en mars, la colère explosait dans d’autres quartiers pauvres de la capitale, le jour du lancement d’une opération de relogement de 10 000 familles algéroises : « On a commencé par reloger les habitants de Diar Echems, parce que les habitants de ce quartier ont fait des émeutes, barré la route et brûlé des pneus » disaient les manifestants, selon le journal Liberté du 17 mars 2010.

Dans le grand sud algérien, à Hassi Messaoud, Hassi R’mel et Ouargla, dans cette région qui produit la plus grande richesse du pays, le pétrole et le gaz (97 % des exportations du pays), cela fait près de huit ans, depuis 2012-2013 que les chômeurs ne cessent de faire des sit-in, de bloquer les routes ou la préfecture pour exiger de l’embauche. Les arrestations, tortures, emprisonnements et les licenciements de ceux qui ont tenté de monter des syndicats sur les bases pétrolières (certains d’entre eux sont devenus les animateurs des comités de chômeurs), ne sont pas venus à bout de la contestation. En juillet dernier encore, une manifestation de chômeurs dans les rues de Ouargla, violemment réprimée, tournait à l’émeute. Le 15 septembre ils étaient des milliers (5 000 selon la police, 25 000 selon les organisateurs – on connait, comme ici, ces fourchettes de comptage) à manifester à nouveau dans les rues de la ville. Et des milliers aussi ce vendredi 15 mars, selon le reportage du journal El Watan, pour dire « Non au mandat prolongé ».

Situation sociale aggravée

La situation sociale s’est encore aggravée en Algérie avec la chute du cours du pétrole. Les services publics, et notamment l’hôpital, qui partaient déjà de bien bas, se sont dégradés avec la baisse des crédits. Le taux de change du dinar algérien s’est effondré : il y a un peu plus de dix ans, un euro était l’équivalent de 100 dinars, aujourd’hui il se rapproche des 300 dinars. Les prix sont montés en flèche. Et il ne faut pas mesurer cette hausse du coût de la vie seulement à l’aune du taux officiel de l’inflation, déjà important : 6,7 % en 2016, 8 % en 2017, un peu moins en 2018, 4,5 % avoués par les statistiques officielles. C’est du côté des produits de base que les prix ont le plus augmenté. Car, fin 2017, la décision a été prise de suspendre l’importation de 900 produits, des produits alimentaires, mais aussi du papier, du ciment, pour réduire le déficit commercial. Elle a fait grimper en flèche le prix de ces produits. Le pouvoir a également adopté une politique de rigueur avec l’augmentation des prix des carburants et l’abandon de certains projets d’infrastructure.

Par contre les salaires des fonctionnaires n’ont pas augmenté depuis 2012, date à laquelle le gouvernement avait décidé de les relever face aux grèves de cette période, pour éloigner le spectre du « Printemps arabe ».

Les pensions des retraités avaient également été poussées à la hausse en 2012 et les entreprises publiques invitées à faire un geste envers leurs travailleurs. Mais depuis, pensions et salaires n’ont plus bougé. Si bien que le pouvoir d’achat des ouvriers et même de couches de la petite bourgeoisie, les enseignants par exemple, a été sérieusement écorné. Alors qu’en 2014 un travailleur parvenait à faire vivre sa famille avec un salaire moyen de 37 000 dinars (sachant que le smic est à 18 000 dinars soit 134 € mensuels), en 2018 il fallait au minimum 45 000 selon les estimations conjointes de certains syndicats.

Par contre, pour compenser la baisse des réserves de change, le gouvernement s’est adressé au secteur économique informel : sans facture et en argent comptant, le commerce informel représenterait un tiers de la masse monétaire du pays et échappe à l’impôt. En 2016, le pouvoir a proposé aux tenants de ce secteur une amnistie fiscale : légalisez vos affaires et, moyennant une petite taxe de 7 % vos péchés sont effacés. Vous voilà hommes d’affaires respectables. Ce cadeau ne concerne pas le vendeur à la sauvette, mais les gros poissons du secteur, lesquels bénéficiaient de complicités dans la police et la douane pour leurs importations et peuvent avoir avantage à légaliser à peu de frais leur magot.

Quant au taux de chômage toujours très élevé, il a encore grimpé ces toutes dernières années : parmi la catégorie des 16 à 24 ans, il s’élève à 29,1 % aujourd’hui, contre 28,3 % un an plus tôt et 26,7 % en 2016.

C’est toute cette colère accumulée depuis des années qui explique l’ampleur des manifestations provoquées par l’annonce du 5e mandat.

Olivier Belin

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