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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 74, mars-avril 2011 > Tunisie, Egypte, Lybie, Algérie...

De la chute des dictateurs aux révolutions prolétariennes

10 mars 2011 Convergences Monde

Alhem Belladj, membre de la Ligue de la gauche ouvrière en Tunisie, est intervenue le 14 février au congrès du NPA pour poser les problèmes de la révolution tunisienne, et plus généralement de toute la région : « Ben Ali est parti, Moubarak est parti, c’est déjà énorme. Mais ce n’est pas suffisant. Tout a commencé après. Il y a un processus révolutionnaire en cours (…) Au sein de la gauche, au sein de la classe ouvrière d’une manière générale, les choses ne sont pas nettes. Est-ce qu’on est en phase de révolution démocratique, est-ce qu’on peut dissocier la révolution démocratique d’une révolution sociale, est-ce une révolution permanente ? C’est un débat qui est remis sur la table. Ce n’est pas qu’un débat théorique. » [1] À coup sûr, le processus révolutionnaire qui à partir de la Tunisie a embrasé toute une région pose concrètement des questions politiques de la révolution prolétarienne.

Poussés à « dégager » en haut, par pression d’en bas

Ce sont les classes populaires qui ont fait et continuent à faire cette révolution, les jeunes frappés par le chômage, les travailleurs qui malgré la férocité de la dictature ont mené en Tunisie comme en Égypte des grèves dans un passé récent, parfois au coude à coude avec une petite bourgeoisie paupérisée. Tout est parti des classes les plus déshéritées, des quartiers pauvres des villes, des travailleurs du textile comme des bassins miniers. Les classes populaires sont descendues dans la rue sans désemparer au prix de dizaines voire de centaines de morts. Elles ont renoué les fils des grèves et luttes antérieures, et ont créé des comités, des groupes de vigilance, des structures syndicales de base, une grande variété de formes d’organisation.

De loin, on en constate les effets au nombre de ceux qui « dégagent » : notables municipaux, gouverneurs régionaux, PDG et ministres. Jusqu’à aujourd’hui en Tunisie, les remaniements ministériels hâtifs au sein du gouvernement dit d’union nationale mis en place au départ de Ben Ali mais dirigé par Mohamed Ghannouchi qui était son premier ministre, n’ont pas démobilisé la population. Et malgré les politiciens et politologues démocrates implorant les manifestants de quitter la rue et de reprendre le travail, ou les menaçant, voire suspectant tout jeune manifestant d’être un suppôt de Ben Ali, Tunis a connu le vendredi 25 février sa plus grosse manifestation depuis la chute du dictateur : 100 000 personnes dans les rues (et dans le pays, 2 à 3 jours de manifestations et heurts contre la police qui ont provoqué la mort de 5 personnes au moins). Mais à son tour Ghannouchi a dégagé, le 27 février, sous cette pression populaire et elle seule. Là effectivement où la bonne bourgeoisie tunisienne estime que la révolution est terminée, et lâche des cartes politiques les unes après les autres pour éteindre l’incendie, les classes populaires n’abandonnent pas mais au contraire approfondissent leur révolution, en permanence. En fait, après l’euphorie collective et unanime qui a marqué la fuite de Ben Ali, les antagonismes entre intérêts contradictoires ré-émergent. Car ni le pain ni l’emploi pour lesquels l’embrasement a commencé, ni même une assise démocratique sérieuse ne sont encore gagnés. Seules des promesses, déjà oubliées apparemment, de « négociations sociales à l’échelle nationale (…) prochainement » et maintenant de changement constitutionnel et d’élections pour juillet.

Comment légitimer et ossifier le pouvoir, s’interroge le haut…

Il y a fort à parier que ce nouveau premier ministre tunisien, Béji Caïd Essebi, ne sera pas l’idole des jeunes en colère. L’homme a 84 ans et surtout, il a accompagné non pas une dictature mais deux puisqu’il a été directeur de la Sûreté nationale, ministre de l’Intérieur puis de la Défense sous Bourguiba – et député encore sous Ben Ali. Mais l’entourloupe politique est maintenant d’annoncer avec le changement de personne, un changement constitutionnel ou du moins des préparatifs en vue d’élections en juillet pour une Assemblée constituante. Pour ce faire, appel est déjà lancé aux personnalités et formations politiques avides de « transition démocratique », à participer aux commissions et palabres censées élaborer des institutions nouvelles. Par un communiqué du 4 mars, « de nombreux syndicalistes, juristes, intellectuels, universitaires, hommes d’affaires et militants de la société civile » annoncent qu’ils « s’activent pour mettre sur pied un front civil qui contribue à réaliser les objectifs de la révolution appelé Le Front Civil Démocratique ». Question de se mettre sur les rangs face à un autre front créé le 11 février dernier, lui toujours d’opposition (mais néanmoins avide de se voir reconnaître par décret-loi !) : le « Conseil National de Protection de la Révolution » (CNPR) [2].

Le nouveau gouvernement vise très probablement à associer le CNPR à sa nouvelle entreprise de ravalement constitutionnel (ou promesse de). Car ce CNPR a des antennes, ne serait-ce que par des structures syndicales de l’UGTT, dans de nombreuses villes, et des moyens – espère le gouvernement – de désamorcer « l’impatience de la rue ». Mais peut-être pas si facile, même pour le CNPR s’il s’y engage, de faire abandonner aux insurgés la rue, les quartiers et les entreprises pour leur faire préférer les urnes électorales… dont le but serait de faire légitimer cette politique d’austérité et d’inégalités sociales que les travailleurs et les jeunes de Tunisie, et derrière eux de toute la région, cherchent au risque de leur peau à « dégager ». Mais on voit déjà d’ici le monde bourgeois invoquer le verdict démocratique des urnes !

Comment approfondir la démocratie et la rendre effective, s’interroge le bas

Les classes populaires de Tunisie, suivies de celles d’Égypte, ont eu le cran de se lancer dans une révolution qui ébranle l’ensemble de la région. Elles ont déjà obtenu beaucoup, le départ de deux dictateurs et d’une kyrielle de leurs amis. Mais peu encore, car les États ébranlés gardent intacts leurs moyens militaires de répression, et n’ont pas vraiment lâché sur les revendications sociales essentielles – si ce n’est ici ou là des annonces de hausses de salaires et baisses de prix, pour tenter d’endormir et toujours en menaçant qu’il faudra rembourser ultérieurement !

Mais ce qu’elles ont gagné, c’est l’expérience de leur propre mobilisation et de son pouvoir. Le départ de Ben Ali, Moubarak ou Ghannouchi en sont les manifestations les plus visibles. Mais il y a également tous ces notables ou directeurs d’entreprises qui, sous la pression d’insurgés et de travailleurs organisés, ont sauté. Il y a les augmentations de salaires qui sous la pression de groupes syndicaux de base ont été arrachées (en particulier dans la filiale tunisienne d’Orange). Il y a les quartiers où des comités de vigilance continuent de veiller à ce qu’une flicaille féroce n’y rôde pas. Cette mobilisation et organisation est probablement très embryonnaire, mais c’est l’apprentissage d’une démocratie vivante et agissante. Et si le goût du pouvoir vient si facilement aux riches et aux puissants, gare quand ce sont les exploités qui veulent s’en emparer ! Une toute nouvelle démocratie ouvrière peut devenir terriblement efficace si des millions de gens se mettent à l’exercer.

Par leur intervention et elle seule, les travailleurs et les jeunes ont imposé déjà de nouvelles conditions non seulement de discussion et floraison d’organisations de tout type, mais aussi d’actions et de manifestations qui ont bousculé si ce n’est renversé les pouvoirs en place. De cette démocratie « à la base » peuvent sortir l’élaboration d’un programme de classe et les partis révolutionnaires ouvriers absolument nécessaires pour l’imposer. Ce que les classes populaires insurgées de Tunisie et de la région ont gagné, c’est effectivement beaucoup et peu, mais si ce n’est pas encore leur émancipation, c’est peut-être ce « terrain en vue de la lutte pour leur émancipation révolu­tion­nai­­re » dont Marx parlait en saluant la lutte des travailleurs révolutionnaires de 1848.

Nous consacrons l’essentiel de notre publication à cet embrasement social du Maghreb et du monde arabe, bien que nous soyons loin des terrains où tout se joue – et malheureusement ignorants d’une grande partie des détails de ce qui s’y joue.

7 mars 2011

Michèle VERDIER


[1Cette intervention très intéressante est dans son intégralité sur le site internet du NPA, au chapitre « Tunisie ». Lire aussi l’intervention de Omar pour l’Égypte.

[2Ce CNPR est formé de quelque 28 formations, partis ou associations ne participant pas au gouvernement provisoire, allant de la gauche et la « gauche de la gauche » aux islamistes en passant par l’UGTT, qui prétendent représenter la révolution. En est notamment partie prenante le « Comité du 14 janvier » (essentiellement de petites formations d’extrême gauche, dont la Ligue de la gauche ouvrière et associations d’avocats, regroupés autour du PCOT — Parti Communiste Ouvrier de Tunisie). Le CNPR a entre autres inscrit l’élection d’une « assemblée constituante » à son programme.

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