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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 120, juin-juillet-août 2018 > DOSSIER : Mai 1968 dans le monde – II

Au Japon

Contre la guerre du Vietnam et le gouvernement

14 juin 2018 Convergences Monde

L’une des manifestations les plus impressionnantes de la fin des années 1960 s’est déroulée au Japon, contre la guerre du Vietnam et le gouvernement. Des milliers d’étudiants casqués et armés d’épieux, faisant partie du Zengakuren (la Fédération japonaise des associations d’autogestion étudiantes), une fraction radicale du mouvement étudiant, ont paradé avec leurs armes dans les rues de Tokyo et d’autres villes, affrontant la police.

À l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, le Japon a été occupé par les États-Unis. L’Île d’Okinawa, siège de la plupart des bases militaires américaines, était encore à cette époque sous le contrôle direct de l’état-major américain et 147 bases étaient réparties dans le reste du pays. Le traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon (AMPO) établissait de fait l’autorité absolue des États-Unis sur le quotidien des Japonais. Depuis 1960, date à laquelle le traité était arrivé à échéance et avait été reconduit, une forte opposition s’était développée contre la domination américaine. Une ligue s’est constituée, réunissant 1 633 organisations : des syndicats de travailleurs, de paysans ou de professeurs, des cercles de poésie, des troupes de théâtre, des organisations étudiantes ou féminines, des associations de mères et des groupes liés au Parti socialiste japonais et au Parti communiste japonais.

En mai et juin 1960, des manifestations massives se sont tenues devant la Diète (le Parlement japonais) pour s’opposer à l’adoption du nouveau traité. Une étudiante de l’Université de Tokyo fut tuée lors d’un affrontement avec la police. Sa mort renforça le sentiment déjà très répandu selon lequel le gouvernement ne prenait absolument pas en compte les attentes de la population. Le Japon traversait alors une période de profonds changements : alors que seulement 28 % de la population vivait en ville en 1945, cette proportion atteignait 72 % en 1970. En parallèle, l’économie se développait à toute vitesse : en 1948, le revenu par habitant était d’environ 100 dollars, contre 1 269 dollars aux États-Unis. Vingt ans plus tard, le Japon était devenu la deuxième économie du monde capitaliste, devant l’Allemagne de l’Ouest.

Dans les villes, presque la moitié de la population avait entre 15 et 34 ans. Le nombre d’universités avait augmenté en conséquence.

Le mouvement, d’abord circonscrit au milieu militant étudiant, s’étendit à la majorité des étudiants et au reste de la population à mesure que la guerre du Vietnam s’enlisait. Le Japon était une zone de transit et d’approvisionnement cruciale pour l’armée américaine. De plus, une part significative de l’industrie japonaise était dédiée au matériel militaire pour la guerre au Vietnam – munitions, napalm, phosphore, etc.

1967 : étudiants et jeunes ouvriers contre l’engagement du Japon dans la guerre du Vietnam

Les mouvements ont en réalité commencé dès octobre 1967, lorsque des militants étudiants et des jeunes travailleurs ont tenté d’empêcher le Premier ministre, Satō Eisaku, de se rendre dans le Vietnam du Sud, visite perçue comme un engagement supplémentaire du Japon dans la guerre du Vietnam. Plus de 4 000 policiers anti-émeute furent mobilisés pour boucler l’aéroport. Des membres du Zengakuren affrontèrent la police et un étudiant fut tué. Les affrontements furent diffusés sur la chaîne nationale de télévision. La sympathie pour les étudiants mobilisés allait croissant et l’on estime à 80 % la part de la population opposée à la guerre du Vietnam à ce moment-là.

1968 : « du Kanda au Quartier Latin »

L’année 1968 s’est ouverte sur l’annonce par l’armée américaine de son intention de faire accoster l’USS Enterprise, en partance pour le Vietnam, dans le port de Sasebo, alors base américaine. En plus d’être propulsé à l’énergie nucléaire, cet énorme porte-avions était soupçonné de transporter des armes nucléaires. Ce port était situé à moins de 50 kilomètres de Nagasaki, où les États-Unis avaient largué la deuxième bombe atomique sur la population civile japonaise en 1945. Cela a été perçu comme un affront impardonnable.

Des groupes étudiants de Tokyo et d’autres universités établirent leur quartier général à l’Université de Sasebo. Deux jours avant que l’Enterprise accoste, la police antiémeute japonaise donna l’assaut contre les étudiants qui tentaient de traverser un pont menant à la base navale américaine. Un écrivain japonais raconta ainsi que « les lieux étaient une véritable souricière... La police continuait de faire pleuvoir les coups sur les étudiants qui, pris par surprise et sans défense, couraient dans tous les sens. Ils les frappaient jusqu’à ce qu’ils s’évanouissent et gisent sans connaissance sur le sol. »

La brutalité de la police avait fait 450 blessés et renversé l’opinion, qui était restée jusque-là assez hostile au radicalisme des étudiants.

Le mouvement des Zenkyōtō (comités de lutte) s’étend à des centaines d’universités et des milliers de lycées

« Du Kanda au Quartier Latin. » C’était le slogan adopté par les étudiants de l’Université de Tokyo : le Kanda est le quartier universitaire de Tokyo, dont ils voulaient faire un épicentre de la révolte, à l’image du Quartier Latin en France.

En 1968, l’opposition à l’augmentation des frais d’inscription, aux enseignements formatés qui faisaient taire tout esprit critique, à la corruption et à la nature oppressive de l’éducation grandit sur les campus. Les Zenkyōtō, des comités de lutte locaux implantés dans les campus, mirent en place une fédération nationale. Ces comités étaient ouverts à tous, indépendamment de l’affiliation politique, et étaient organisés pour laisser le plus d’espace possible à la discussion et aux prises de décision démocratiques. Le « mouvement des Zenkyōtō » s’étendit à des centaines d’universités et à des milliers de lycées dans tout le pays.

En juin 1968, des étudiants de l’Université de Tokyo, la plus réputée du Japon, et de l’Université Nihon, un établissement immense regroupant quasiment un dixième de la population étudiante japonaise, mirent en place des Zenkyōtō, occupèrent et barricadèrent leurs campus respectifs. Les universités occupées furent baptisées « zones libérées », et étaient défendues par des étudiants casqués et armés de bâtons. Les médias faisaient preuve de sympathie à l’égard des étudiants s’opposant à la police, perçus comme des défenseurs des libertés académiques et individuelles. Ces grèves et occupations se répandirent dans tout le pays.

Six mois de grèves étudiantes

L’action la plus retentissante eut lieu à l’Université de Tokyo. Des étudiants en médecine protestaient alors contre les conditions de travail des internes, contraints de travailler dans les hôpitaux, sans rémunération, une fois leur cursus terminé. L’administration et les facultés de médecine refusant de prendre en compte leurs revendications, ils se mirent en grève et 17 étudiants furent exclus de l’établissement. Le conflit s’envenima durant les mois suivants, jusqu’en juin où environ 40 étudiants choisirent d’occuper le principal amphithéâtre. Deux jours plus tard, 1 200 policiers antiémeute furent envoyés pour expulser les étudiants. L’École de Littérature s’est mise en grève et le président de l’Université organisa une rencontre dans le bâtiment principal, l’Auditorium Yasuda. Plus de 6 000 étudiants y vinrent. Lorsqu’il commença à faire la leçon aux étudiants, ceux-ci protestèrent car ils s’attendaient à pouvoir discuter. Le président s’enfuit alors, prétextant des problèmes au cœur. Le Zenkyōtō organisa alors l’occupation du bâtiment. D’autres filières rallièrent par la suite la grève, qui dura six mois.

1969 : des jeunes de tout le Japon rejoignent l’occupation de l’université de Tokyo – Deux jours de combat contre la police

Au début de l’année 1969, la plupart des grèves dans le pays et à l’Université de Tokyo avaient cessé. Cependant, le bâtiment central, avec sa tour très imposante, était devenu le symbole de la résistance étudiante. Des étudiants et des jeunes de tout le pays rejoignaient l’occupation. Le gouvernement exigea que cela cesse et envoya 8 500 policiers. Les hélicoptères larguèrent du gaz lacrymogène et plusieurs canons à eau furent mobilisés. Les policiers attaquèrent les étudiants barricadés dans le bâtiment et qui ripostèrent par des jets de pierres, de briques et de cocktails Molotov sur les assaillants. Des jeunes venant de tout le Japon affluèrent à Tokyo pour rejoindre le combat, prenant la police à revers. L’attaque dura 21 heures et fut diffusée en direct sur la télévision nationale ; on estime à 70 % le nombre de foyers qui regardèrent le bilan le dimanche. En deux jours de combat, 653 policiers, 141 étudiants et 6 autres personnes présentes avaient été blessées. 819 étudiants furent arrêtés.

Toutes les occupations ne se sont pas terminées de manière aussi brutale. À l’Université Nihon, 35 000 étudiants avaient organisé une grève et une occupation au même moment, contre la corruption massive à l’Université et l’éducation « à la chaîne ». La grève se termina au bout de six mois avec la démission de plusieurs responsables de l’Université.

À la suite de l’attaque à l’Université de Tokyo, les Zenkyōtō de plus de 200 universités se mirent en grève. En juillet 1969, la Diète adopta une Loi de Contrôle des Universités qui permettait au ministre de l’Éducation de mettre sous tutelle tout établissement qui ne parviendrait pas à mettre fin à un conflit sur son campus en moins de six mois. Cette menace mit fin aux occupations des campus.

Le mouvement ne s’est pas limité aux campus

Bien que l’attention ait été majoritairement concentrée sur les manifestations étudiantes et les occupations d’universités, de plus en plus de gens s’organisèrent autour de leurs propres revendications et contre la guerre du Vietnam, ce qui donna lieu à des mouvements d’ampleur variée dans tout le pays.

Le 31 mars 1968, des milliers d’étudiants rejoignirent les paysans qui s’opposaient à la construction de l’Aéroport international de Narita et affrontèrent la police. La lutte s’est poursuivie pendant des années, et certains paysans refusent encore aujourd’hui de quitter leur terre.

En juillet, des travailleurs du rail appelèrent les étudiants de deux universités à les aider à arrêter un train transportant des marchandises à destination du Vietnam. Étudiants et travailleurs envahirent les voies et grimpèrent à bord pour discuter avec les travailleurs présents dans la cabine. Après 9 heures, la police dispersa la manifestation et le train reprit son voyage mortel.

Le 9 octobre, à Tokyo, Osaka et Kyoto, des échauffourées eurent lieu entre policiers et étudiants, faisant 80 blessés et aboutissant à 188 arrestations. La loi antiémeute, qui avait été suspendue, fut restaurée et 800 000 personnes descendirent dans la rue pour protester contre cette décision.

Le mouvement radical étudiant de la fin des années 1960 a ensuite commencé à décliner. Comme ailleurs dans le monde, certains militants se sont tournés vers des actions terroristes pour tenter de déstabiliser l’empire. Ils ont formé des petits groupes organisés sur le modèle militaire et ont eu recours à des attaques terroristes, se lançant dans des kidnappings de personnes haut placées, des détournements d’avions et des assassinats.

Les mouvements étudiants avaient été l’étincelle qui donna naissance à des mouvements plus larges dans la population contre la guerre du Vietnam et la poursuite de l’occupation d’Okinawa par l’armée américaine.

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