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Lectures d’été — Récit : à travers son combat émancipateur, un fils retrouve sa mère

Combats et métamorphoses d’une femme, d’Édouard Louis

Seuil, 2021, 117 p., 14 €

1er août 2021 Article Culture

Après Qui a tué mon père, Édouard Louis se penche sur la vie de sa mère : « vingt années de vie détruites […] par l’action de forces extérieures à elle – la société, la masculinité, mon père. » Mais si l’oppression diminue les corps, la lutte contre l’oppression les transforme aussi, et les libère. Histoire d’une femme de la classe ouvrière qu’un fils devenu écrivain comprend et raconte avec brio.

L’auteur raconte la vie d’adulte de sa mère, de ses 20 à 45 ans. Une vie volée, car celle qui a dû abandonner ses études à peine ébauchées pour s’occuper de ses enfants se retrouve avant la vingtaine « mère au foyer », avec un mari qu’elle déteste dès les premiers mois de cohabitation, en particulier parce qu’il boit et la trompe. Elle réussit pourtant à s’échapper de cette relation, mais se retrouve alors seule et sans travail, dans une situation impossible, dont la seule issue paraît être un nouveau mariage avec le père de l’auteur. Si celui-ci semble d’abord différent, c’est le même schéma qui se répète, et de nouveau, la même routine insupportable d’esclave domestique s’impose. « Puisqu’elle était privée d’événements dans sa vie un événement ne pouvait arriver que par mon père. Elle n’avait plus d’histoire ; son histoire à elle ne pouvait plus être, fatalement, que son histoire à lui. »

Ce court livre ne détaille pas une trajectoire complète mais, par touches successives, la métamorphose subie d’une jeune femme libre en femme opprimée, puis celle conquise par le combat, de l’oppression vers une plus grande liberté. Cette liberté reste toujours relative, car ses voisins bourgeois lui font quand même sentir qu’elle n’est pas du même monde. Ce n’est pas le récit d’une grande victoire collective, mais d’une lutte et transformation individuelle, qui en entraîne d’autres. Le petit frère d’Édouard Louis par exemple, assommé de jeux vidéos, s’en libère en même temps que sa mère se libère. Ou encore peut-être les lecteurs eux-mêmes, car la lutte est contagieuse.

Comme des preuves visuelles de cette métamorphose, Édouard Louis ponctue son récit de trois photographies émouvantes de sa mère. On la voit d’abord affaissée, dans un intérieur de HLM ; puis plus sûre d’elle avec son fils parisien, une fois qu’elle a réussi à quitter son mari ; finalement, le livre se termine sur ce qui en a été le commencement, une photo de jeunesse de la mère prise par elle-même, photo qui ne s’appelait pas encore un selfie : on y retrouve la promesse de liberté que tous les vingt ans portent.

Édouard Louis, qui est passé par l’École normale supérieure et est à cet égard un « transfuge de classe » comme avant lui Didier Éribon et Pierre Bourdieu, ponctue également ce récit de métamorphose de réflexions sur sa position d’écrivain. « On m’a dit que la littérature ne devait jamais ressembler à un manifeste politique et déjà j’aiguise chacune de mes phrases comme on aiguiserait la lame d’un couteau. » Lui qui avait subi la violence d’un milieu rural homophobe et inculte, et qui s’était en retour défendu avec les armes acquises par son élévation sociale et culturelle, retourne finalement la lame de ses écrits contre ceux qui ont tué son père et empêché sa mère d’être une femme libre, et d’être vraiment sa mère. En racontant son histoire, il la retrouve. Ou comment la réconciliation avec son passé peut passer par l’expression de la lutte des classes.

Simon Vries


  • Du même auteur : Qui a tué mon père (Seuil, 2018, 96 p., 12 €). Il n’y a pas de point d’interrogation à la fin du titre, car ce n’est pas un polar. Les coupables sont tout trouvés : ceux qui font les règles de la société brutale d’aujourd’hui où l’homosexualité d’un adolescent fait honte à son père, et où ce père n’est lui-même qu’un corps qui peut travailler, et plus rien quand il ne le peut plus – bien avant la retraite. Écrit « pour faire honte » au président Emmanuel Macron, et pour « donner des armes à ceux et celles qui [le] combattent », selon les mots de l’auteur. Saisissons-nous-en ! Une bonne interview de l’auteur (14 min) : https://www.youtube.com/watch?v=A7f...
  • Un roman moins récent, mais toujours actuel : Les petits enfants du siècle, de Christiane Rochefort. On suit la vie de la jeune Jo, fille d’une famille nombreuse ouvrière qui habite dans les grands ensembles. Elle doit se substituer à ses parents dans le soin de ses petits frères et sœurs. On pourrait presque prendre une phrase tirée du roman d’Édouard Louis pour illustrer le parcours d’Élise : « La seule manière de fuir pour elle était de trouver un autre homme. » Elle croit en effet fuir la misère en sortant de sa famille, mais contrairement à la mère d’Édouard Louis, elle ne surmonte pas le destin social qui lui est imposé.

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