Colombie : « Nous sommes réveillés, le changement est lancé ! »
10 décembre 2019 Convergences Monde
Depuis le 21 novembre, après le Chili, l’Équateur, le Venezuela, le Salvador et la Bolivie, la Colombie fait partie des pays d’Amérique latine où gronde la révolte.
Au départ, une simple journée d’action contre la réforme du droit du travail (en vue de le rendre plus flexible) et du système de retraite, organisée par les syndicats à cette date. Mais toutes sortes d’organisations et de catégories de la population se sont jointes à cet appel : étudiants, paysans indiens, écologistes. Le succès a dépassé toutes les prévisions des initiateurs. Des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues de Bogotá, Cali, Medellín, Carthagène, Córdoba, accompagnées par les « cacerolazos », ces concerts de casseroles aux fenêtres, forme traditionnelle de protestation dans cette partie du monde.
De la journée d’action à la grève générale
Chacun n’est pas rentré sagement chez lui le soir et le travail n’a pas repris le lendemain comme cela avait initialement été prévu. D’abord pacifiques, les manifestations ont tourné en émeutes durement réprimées. Dès le vendredi 22, le pouvoir a mobilisé près de 13 000 policiers dans la seule ville de Bogotá. Ceux-ci ont usé, non seulement de la matraque et des gaz, mais de tirs de LBD. Des hélicoptères ont tourné continuellement au-dessus de la ville, des véhicules blindés ont été déployés et le couvre-feu proclamé. Les affrontements ont fait trois morts et plus de 300 blessés graves. Cette répression, non seulement n’a pas rétabli le calme, mais elle a décuplé la colère des manifestants. « Nous sommes réveillés, le changement est lancé » est devenu le slogan du mouvement.
La mort d’un garçon de 17 ans, Dilan Cruz, frappé en pleine tête par un projectile, alors qu’il ne menaçait en aucune façon les policiers, est devenue le symbole de la brutalité policière et du cynisme du Président Iván Duque, qui a hypocritement déploré ce qu’il considère comme un « accident ». Les manifestants et les grévistes ne se contentent plus de revendications sociales, mais réclament maintenant la dissolution de l’Esmad (Escuadron Movil Antidisturbios) de sinistre réputation. Les médias et une partie de la classe politique, selon une tradition désormais internationale, incriminent les « casseurs ».
Un « grand débat » qui fait pschitt
Face à cette montée en puissance de la contestation et voyant se profiler le spectre du Chili, Duque a invité les organisateurs, désormais regroupés dans un collectif national de grève, à participer à une « grande concertation nationale ». La tentative a fait long feu. L’union nationale des étudiants de l’enseignement supérieur a refusé d’y participer. Quant aux dirigeants syndicaux, ils ont quitté très vite la table de négociations après avoir constaté que Duque faisait le sourd face aux trois principales revendications : le droit du travail, les retraites et l’arrêt de la répression.
Le chantage au danger terroriste ne fonctionne plus
La Colombie a connu un développement économique important, notamment en raison de l’exploitation des ressources minières, mais aussi de l’émergence d’une industrie. Son taux de croissance a avoisiné 8 % pendant des années. Mais, comme dans bien d’autres pays, seule une minorité en a bénéficié. La Colombie reste un pays très inégalitaire où règne toujours la pauvreté et la misère. 20 % de la population détient 60 % des richesses, alors que les 20 % les plus pauvres en détiennent… 3 %. Entre un tiers et la moitié de la population vit toujours en dessous du seuil de pauvreté officiel. Sur six millions de personnes âgées, quatre millions ne touchent aucune pension. Le droit du travail est déjà un des plus ‘libéral’ (favorable au patronat) du monde.
C’est en particulier le climat de terreur qui régnait dans un contexte de guerre civile avec les Farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie) qui a permis d’imposer cette situation inique. Mais, depuis les accords de paix passés en 2016, même si ceux-ci sont peu respectés par un pouvoir qui a fait assassiner de nombreux militants, aussi bien des syndicalistes que d’anciens membres des Farc, il est devenu plus difficile de qualifier de terrorisme toute action contestataire. Duque, élu voici quinze mois, s’était efforcé d’asseoir sa popularité sur la contestation de l’accord qui permettait aux membres des Farc de s’intégrer dans le jeu politique traditionnel. Il n’a d’ailleurs pas manqué, lui et son entourage, relayés par les médias, de traiter les émeutiers de terroristes. Mais le chantage au terrorisme ne marche plus.
La Colombie est devenue un pays majoritairement urbain où la classe ouvrière a pris de l’importance, ce qui marginalise les affrontements dans les campagnes. Déjà, en 2013, un grand soulèvement populaire avait duré plus de trois semaines, avec une grève générale et de gigantesques manifestations. Le gouvernement d’alors avait réussi à s’en tirer en négociant de petites concessions, secteur par secteur, pour diviser le mouvement. Combinant ces compromis avec une répression ciblée.
Il est difficile de savoir si Iván Duque parviendra à renouveler cette opération. Sans doute peut-il compter sur la collaboration de directions syndicales qui, inquiètes d’être ainsi débordées par leur base, voudraient bien en revenir aux négociations traditionnelles. Au moment où nous écrivons, le mouvement continue, après douze jours, et ne semble pas faiblir.
2 décembre 2019, G.R.
Quelques liens
- Sur la grève, les manifestations et leur contexte
http://www.laizquierdadiario.com/Co...
http://www.laizquierdadiario.com/Co...
- Sur l’assassinat de Dilan Cruz par la police
http://www.izquierdadiario.es/Dilan...
- Sur l’ESMAD, l’escadron anti-émeute
Mots-clés : Colombie