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Livre

Black Lives Matter : reconnaître et dévoiler les violences sociales à l’œuvre derrière les violences raciales

30 août 2020 Article Culture


Black Lives Matter

Le renouveau de la révolte noire américaine

Keeanga-Yamahtta Taylor

Éditions Agone, 2017, 408 p., 24 €


Comment traiter les problèmes liés au racisme à l’intérieur des problèmes de classe sans en amoindrir le caractère spécifique ? Comment le racisme est-il né et comment a-t-il pu plonger ses racines aussi profondément dans la population et la société américaines, au point que les prolétaires noirs et blancs se reconnaissent si peu d’intérêts communs ? Quelle est la physionomie du mouvement Black Lives Matter ? Quel est l’héritage des luttes pour le Pouvoir noir dans les années 1960 et 1970 ? Quelles continuités existent-elles avec les luttes d’aujourd’hui ? Quelles perspectives, pour en finir avec les violences racistes dans la société ?

Des réponses d’une grande richesse, très concrètes

Le livre de Keeanga Yamahtta Taylor, universitaire de son état mais également militante d’extrême gauche [1], reparcourt et analyse l’histoire des États-Unis, colonie de peuplement basée en grande partie sur l’esclavage institutionnalisé. Publié en 2016, il répond aux interrogations posées par le mouvement Black Lives Matter, né à l’occasion d’une nouvelle révolte noire de portée nationale qui a éclaté à l’été et l’automne 2014, sous la présidence du premier président d’origine afro-américaine des USA, Obama. Écrit à l’issue des émeutes de Ferguson [2], le livre anticipe avec exactitude sur le mouvement qui embrase aujourd’hui les États-Unis depuis le meurtre de George Floyd par la police le 25 mai 2020 et qui vient de connaître un nouveau et dramatique rebondissement à Kenosha avec Jacob Blake, grièvement blessé par la police alors qu’il cherchait à s’interposer dans une dispute. Ce nouveau drame a ravivé les braises de la contestation, dont Portland et Seattle étaient devenues l’épicentre cet été et où la violence a monté d’un cran à la suite du déploiement des forces fédérales. Les images de Jacob Blake ont circulé très rapidement et des rassemblements se sont tenus à Kenosha, à Minneapolis ou encore à New York.

Les crimes policiers racistes se succèdent et le livre de Keeanga Yamahtta Taylor présente les raisons pour lesquelles ils ont lieu et se répètent impunément, à l’infini semble-t-il. Son grand mérite est d’éclairer l’articulation entre le racisme et la lutte des classes aux États-Unis. Cet objectif peut paraître simple à première vue mais il demande pourtant de sortir des formules toutes faites et des théories générales. Car si l’histoire continue et évolue, le passé ronge toujours le présent et cette soif de mieux cerner la question est cruciale aujourd’hui, quand on observe le potentiel hautement inflammable et les effets mortifères d’un racisme qu’on peut dire d’État – à condition de s’en expliquer comme le fait l’autrice. Les violences policières sont un volet prégnant de la violence sociale. Pour les révolutionnaires, l’imbrication entre les deux et leurs liens avec le capitalisme sont au cœur des problèmes. Keeanga Yamahtta Taylor prend la question à bras-le-corps, en donnant à voir l’économie politique du racisme aux États-Unis. De nombreuses similitudes avec la France existent à ce sujet et seraient très intéressantes à creuser.

(Photo : Ferguson, 17 août 2014. Source : Wikimedia, Loavesofbread, https://commons.wikimedia.org/wiki/...)

Les risques de deux impasses

Avoir une connaissance profonde et matérialiste de ce que signifie l’oppression des Noirs aux États-Unis, des manières dont elle se manifeste au quotidien et dont elle s’est manifestée dans l’histoire, est effectivement essentiel pour les révolutionnaires que nous sommes afin d’adopter un positionnement juste sur les violences raciales et les mouvements contre le racisme qui font l’actualité du pays en ce moment, comme dans bien d’autres pays du monde. Un positionnement juste pour répondre à des propos parfois caricaturaux, venus de militants se disant marxistes, du type : les Noirs aux États-Unis ne sont pas opprimés parce qu’ils sont noirs mais surtout parce qu’ils sont pauvres, que ce sont des prolétaires. Certes, mais comment expliquer alors le décalage – indéniable à une échelle globale – entre le sort d’un prolétaire blanc et celui d’un prolétaire noir aux États-Unis ? [3] D’un autre côté, certains ont pu affirmer que l’oppression vécue par les Noirs devait être affrontée en tant que telle, uniquement sur le plan de la race et justifie une lutte spécifique qui n’aurait pas de liens avec l’exploitation de classe. L’autrice présente les risques de ces deux impasses.

Tandis que la seconde aboutit à faire du combat des Noirs un combat distinct de celui du reste des exploités, la première impasse ne permet pas de comprendre la centralité du racisme dans le vécu des prolétaires noirs. Or cela est fondamental si nous voulons nous adresser à tous les jeunes, Noirs et Blancs, qui se soulèvent aujourd’hui pour lutter contre le racisme et les violences racistes encouragées et engendrées par les politiques des États bourgeois. Il ne s’agit pas de s’en tenir à des raisonnements globaux sur la classe et la race mais bien d’expliquer en détail la responsabilité du capitalisme et des politiques des États qui le défendent les intérêts – par un racisme d’État, un racisme institutionnalisé par des lois, des attitudes imposées et multiformes qui ont connu toute une histoire selon les pays.

Racines esclavagistes

En ce qui concerne la naissance et l’enracinement du racisme dans la société américaine, Keeanga Yamahtta Taylor constate que la culture raciste nécessaire pour justifier l’esclavage lui a survécu grâce à de nombreux ressorts. Elle remonte jusqu’au Civil Rights Act de 1866, qui symbolisait la victoire des États du Nord dans la guerre de Sécession, proclamant l’égalité des droits pour tous les citoyens, noirs ou blancs, abolissant formellement (et imparfaitement !) l’esclavage. Mais aussitôt dit, aussitôt fait, les États du Sud se dotèrent de « codes noirs » pour contourner les effets de la proclamation d’émancipation qui avait désorganisé leur économie esclavagiste. Ces séries de lois et de restrictions criminalisaient la pauvreté et la mobilité, deux traits caractéristiques des populations noires, à peine sorties de l’esclavage et ne possédant rien hormis leur force de travail. Parmi ces règles, la mise à disposition des détenus pour travailler dans les mines ou dans les champs garantissait par exemple aux patrons l’approvisionnement constant en main-d’œuvre. Évidemment, la collaboration de la police était nécessaire pour perpétuer cette forme à peine déguisée de l’esclavage. Ainsi en 1898, près de 73 % des revenus de l’État d’Alabama provenaient du travail forcé des prisonniers dans les mines de charbon. Ces codes noirs s’étoffèrent progressivement et donnèrent lieu à la ségrégation, qui répondait directement aux tentatives d’un mouvement populaire visant à unir la colère des paysans pauvres noirs et blancs qui s’attaquaient ensemble aux intérêts des grands propriétaires fonciers dans les années 1890.

Les derniers vestiges de ces lois ségrégationnistes se sont certes effondrés en 1964 et 1965 (près d’un siècle après !), sous la pression du mouvement pour les droits civiques, après dix ans de luttes acharnées qui continuent jusque dans les années 1970. Mais si ces droits civiques sont une conquête, ils n’offrent aucune garantie concernant l’accès au logement, à l’emploi, à l’éducation et le mouvement a radicalisé une grande partie des afro-américains dont les grands leaders n’ont pas ignoré, déjà à cette époque, le substrat social. Les discriminations que continuent de subir les Noirs – ou Afro-Américains selon la terminologie qu’on préfère – ne peuvent plus être imputées au racisme du Sud mais bien au système tout entier. C’est ce que pointe un « rapport Kerner » rédigé en 1968 à la suite d’une commission d’enquête : le racisme blanc est en grande partie responsable de la pauvreté noire. Cette explication matérialiste n’aurait pas pu être formulée sans l’intensité des luttes pour le Black Power qui provoquent l’extension de l’État-providence et son élargissement aux Afro-Américains. Mais l’intense débat des années 1960-1970 sur les moyens de la libération noire a été brutalement interrompu par la répression d’État d’une bourgeoisie américaine qui faisait face à une crise économique mondiale : « Au moment précis où le mouvement noir demande d’énormes investissements dans les infrastructures pour revitaliser les territoires urbains, le boom économique de l’après-guerre s’essouffle. Cela s’accompagne d’une offensive idéologique d’envergure sur les dépenses publiques », écrit Keenanga Taylor. [4]

En 1973, Nixon déclare que la crise urbaine est terminée et présente un budget draconien qui supprime toutes les subventions fédérales au logement. À cette régression s’associent des mécanismes de cooptation et des aménagements du système qui permettent à la bourgeoisie d’intégrer des représentants noirs aux rouages de son establishment. Ces hauts fonctionnaires, ces policiers, ces élus noirs incarnent une alternative positive pour de nombreux ex-militants, et le mouvement connaît un tournant vers l’électoralisme et le prétendu « contrôle par la communauté » (aux Noirs – y compris maires de grandes villes –, de gérer la misère de leurs ghettos entre eux !). L’ascension sociale d’une partie des Noirs et le grossissement d’une bourgeoisie noire préexistante – une politique délibérée des dirigeants américains d’alors – a contribué à l’émergence de l’idéologie dite « post-raciale », ou « d’indifférence à la race », consistant à nier les causes sociales et économiques de la pauvreté des Noirs pour les réduire à des questions de culture et de moralité. Si des Noirs peuvent accéder aux privilèges de la bourgeoisie blanche, c’est que le système ne fait pas de différence raciale ! Le seul critère, c’est le mérite… La bonne vieille « méritocratie » bourgeoise ! Si tout a été fait pour jeter les bases d’une égalité, aides et financements inspirés d’une « discrimination positive », et si les problèmes demeurent, c’est qu’ils viennent des individus, trop paresseux, trop insolents, pas assez responsables pour se donner les moyens de réussir ! En digne représentant de cette tradition idéologique, Barack Obama déclarait : « Cessons de nous chercher des excuses » devant un parterre d’étudiants noirs, en 2009… Et l’autrice du livre commente : « Comme si les taux élevés de chômage et de pauvreté que subissent les Afro-Américains étaient des « excuses. » [5]

Bilan de la politique d’Obama

Keeanga Yamahtta Taylor fait le constat suivant : la situation des Noirs a empiré sous la présidence d’Obama. 27 % d’entre eux continuent de vivre sous le seuil de pauvreté, jusqu’à 46 % dans le Minnesota. Le revenu médian des Noirs a plongé de 10,9 % contre une diminution de 3,6 % chez les Blancs. Ces chiffres recouvrent des réalités sociales accablantes : 30 % des enfants noirs ne mangent pas à leur faim, 65 % des nouveaux cas de sida concernent des femmes noires. À Milwaukee (Wisconsin), les femmes noires ne représentent que 9 % de la population et elles sont pourtant concernées par 30 % des expulsions de logement ! Les diplômés noirs de l’université ont deux fois plus de chances de se retrouver au chômage que les diplômés blancs. Les principales victimes de la crise des subprimes étaient des ménages afro-américains : ils ont perdu près de dix milliards de dollars de patrimoine immobilier et plus de 24 000 d’entre eux ont perdu leur maison. À Detroit, plus d’un tiers des familles noires ayant souscrit un emprunt entre 2004 et 2008 ont été expropriées à la suite de saisies hypothécaires. Le livre s’appuie sur des sources historiques et statistiques variées pour montrer, avec des chiffres et des exemples très parlants, que toutes les normes fixées par les politiques racistes, secrétées en haut lieu par l’État fédéral (ou les États), contribuent largement à acculer à la subordination raciale et sociale ceux d’en bas.

En sept chapitres brefs et percutants, l’autrice analyse les rapports de force qui construisent l’histoire et la société américaine, en connectant les offensives de la bourgeoisie aux mouvements de révolte des Noirs, éclairant le fait que les Noirs sont à l’avant-garde de bien des luttes aux États-Unis : que leur mouvement cristallise les problèmes de toutes celles et ceux qui cherchent à résister à l’aggravation de leur exploitation ainsi qu’à la détérioration constante de leur niveau de vie. Le dernier chapitre en particulier montre le potentiel du combat contre le racisme et les violences policières pour l’ensemble de la classe ouvrière, étant donné que les violences raciales sont une des manifestations des violences sociales qui maintiennent l’ordre capitaliste.

Des problèmes qui ne sont pas propres aux seuls États-Unis

En France, le racisme qui pourrit la vie des travailleurs et des jeunes descendants de régions d’Afrique du Nord ou d’Afrique noire trouve également sa source dans ces lois – écrites ou coutumières – qui discriminaient les populations des colonies. Ainsi peut-on expliquer pourquoi il existe aujourd’hui de tels fossés entre des frères de classe. Traces d’un passé souvent pas bien lointain, porteur encore de bien des scories.

Keeanga Yamahtta Taylor a l’immense mérite de sortir de l’habituelle réserve universitaire pour proposer une piste militante révolutionnaire, basée sur les principes marxistes de l’union des travailleurs pour renverser le capitalisme. Elle reprend à son compte les idées communistes révolutionnaires, présentées comme une boussole politique nécessaire dans la situation. Une telle proposition et tout ce qu’elle implique du point de vue organisationnel se fonde sur l’expérience des dernières mobilisations qui ont secoué toute la société américaine, les Noirs avant tout, mais pas seulement. Depuis 2011 et le mouvement Occupy Wall Street, le mouvement noir compte dans ses rangs une jeunesse blanche de plus en plus nombreuse et déterminée à comprendre et à agir (qui s’est certes mobilisée aussi à l’époque de la lutte des droits civiques, qui était également celle de la résistance à la guerre du Vietnam). La composante blanche des mobilisations récentes ouvre un horizon prometteur pour de potentielles retrouvailles entre le mouvement noir et le mouvement ouvrier. À ce sujet, la lecture de Black and Red [6], un autre ouvrage portant sur ces mêmes questions mais plus ancien, est enrichissante aussi car elle permet de comprendre le fossé qui s’est creusé entre ces deux mouvements (communiste et noir) et de se faire une idée du passif existant entre les militants noirs et les militants communistes (dont le stalinisme a gangrené et dévoyé le combat, aux États-Unis comme partout dans le monde). Le livre conclut sur la nécessité de convaincre les classes populaires blanches de la centralité du racisme dans le vécu et les combats des prolétaires noirs et hispaniques. Les mobilisations doivent permettre d’alimenter cette compréhension d’intérêts communs et réciproques et l’intervention des militants trotskystes : la violence sociale est à l’œuvre sous chaque violence raciale, et il faut la traduire en éléments d’un programme.

À lire de toute urgence pour se donner des clés de discussion et d’intervention !

Justine Bonnel


[1Keeanga Yamahtta Taylor est une militante antiraciste, féministe et anticapitaliste. Elle enseigne au Département d’études afro-américaines de l’Université de Princeton et écrit principalement sur les mouvements sociaux et les inégalités raciales aux États-Unis. Elle était une dirigeante du groupe trotskyste International Socialist Organization (ISO), jusqu’à la dissolution de celui-ci en 2019. Autrice pour le site Socialistworker.org, elle écrit régulièrement dans le magazine américain de gauche Jacobin.

[2Le 9 août 2014, Michael Brown, un Afro-Américain âgé de 18 ans était abattu par la police tandis qu’il prenait la fuite, les bras levés en l’air. La brutalité de son meurtre et de la répression qui s’est abattue sur les rassemblements organisés spontanément pour commémorer la mémoire du jeune homme ont déclenché de violents affrontements dans les rues de Ferguson (Missouri). Pendant près d’un an, la population est restée mobilisée pour réclamer justice et dénoncer les violences policières et le racisme des autorités. Le mouvement a eu un écho national avec des manifestations organisées dans d’autres villes du pays, de Los Angeles à New York.

[3Même si dissocier les deux n’est pas une fin en soi pour Keeanga Yamahtta Taylor, qui explique très bien que les afro-américains sont les cibles de la police parce qu’ils sont surreprésentés parmi les classes populaires. D’autre part, elle montre que les difficultés des Blancs pauvres sont largement rendues invisibles. Enfin, elle insiste sur les points communs donnant matière à nouer une solidarité entre classes populaires noires, blanches et hispaniques.

[4En page 64 du livre.

[5En page 13 du livre.

[6Paru en 2012, Black and red, les mouvements noirs et la gauche américaine (1850-2010) est un excellent livre d’Ahmed Shawki qui permet de comprendre les interactions entre le mouvement ouvrier et le mouvement noir.

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