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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 137, mars 2021

Au Sénégal, la jeunesse en colère ramasse des pierres

Mis en ligne le 22 mars 2021 Convergences Monde

À la suite de l’arrestation d’Ousmane Sonko, figure de l’opposition, le Sénégal a connu une semaine de soulèvements populaires qui rappellent que la colère gronde chez les jeunes, derrière l’apparente stabilité du pays que ses dirigeants aiment à vanter.…

À l’origine des évènements, l’arrestation d’Ousmane Sonko le 3 mars dernier pour « troubles à l’ordre public » alors qu’il se rendait en cortège au tribunal pour être entendu sur des accusations de « viols et de menaces de mort ». Ses partisans se rassemblent devant le commissariat et échangent les premiers tirs de projectiles avec la police, pierres pour les manifestants, grenades pour les policiers. C’est le début d’une semaine de soulèvement comme le pays n’en avait pas connu depuis dix ans, à Dakar mais aussi dans d’autres villes comme à Saint-Louis où 41 % de la population a moins de 15 ans. Des milliers de personnes, en majorité des jeunes, descendent dans la rue et des affrontements d’une violence inédite éclatent avec la police, causant treize morts. La situation ne s’est apaisée qu’avec la remise en liberté, certes sous contrôle judiciaire, d’Ousmane Sonko, le 8 mars.

Président du parti Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (ou Pastef), Ousmane Sonko était arrivé en troisième position aux élections présidentielles de 2019 face à l’actuel président Macky Sall, au pouvoir depuis 2012. Deux rivaux qui ont déjà les yeux tournés vers la présidentielle de 2024. Tandis que Macky Sall laisse planer le doute quant à sa possible candidature pour un troisième mandat (ce que ne permet pas la constitution sénégalaise aujourd’hui), Ousmane Sonko l’accuse de le considérer comme son plus redoutable adversaire et de vouloir l’éliminer.

L’injustice au quotidien

Des considérations bien loin des vrais soucis de la jeunesse qui est descendue massivement dans les rues et dont l’exaspération est à son comble. Car la vague de contestation a largement dépassé le cercle des partisans de Sonko. Acculée par la dégradation des conditions de vie dans un pays déjà pauvre, la population sénégalaise est usée par les difficultés quotidiennes et lassée des affairistes au pouvoir. Avant la crise du Covid, la croissance sénégalaise – « parmi les plus fortes d’Afrique, toujours supérieure à 6 % par an » d’après la Banque mondiale – ne profitait déjà pas à grand monde, si ce n’est aux élites du pays. Selon les statistiques de 2018-2019, 32,6 % de la population sénégalaise vit sous le seuil de pauvreté [1], estimé à 3,2 dollars par jour et par personne. La part cumulée des emplois précaires et des chômeurs dans la population atteint 70 % selon les estimations de la Banque africaine de développement. Avec un des taux de chômage les plus élevés au monde (48 % [2]), on comprend que l’apparente stabilité du pays masque des inégalités sociales vertigineuses. Saint-Louis, ville située au nord du pays, est particulièrement touchée : elle est un point de départ de l’émigration clandestine. Les quartiers populaires sont régulièrement endeuillés par le décès de jeunes qui ont tenté de rejoindre l’Europe.

Et le Covid, qui a paralysé l’industrie du tourisme et l’agriculture, n’a fait qu’aggraver la galère quotidienne des Sénégalais, hommes et femmes, qui peinent à joindre les deux bouts. Les mesures de couvre-feu mises en place il y a un an ont impacté fortement le secteur des nombreux travailleurs informels – chauffeurs de taxi, vendeurs à la sauvette, saisonniers – qui ne parviennent plus à tirer des revenus suffisants pour vivre. Ce sont eux qui se sont retrouvés en masse dans la rue et qui jetaient des pierres pour exprimer leur ras-le-bol. Macky Sall a d’ailleurs suspendu l’état d’urgence sanitaire le 19 mars, pour tenter d’apaiser les foules pour qui l’arrestation d’Ousmane Sonko a été la mèche allumant la rage contenue depuis des mois. Certains intellectuels sénégalais y voient même des émeutes de la faim [3].

Un vrai ras-le-bol anti-impérialiste

Premier partenaire commercial du pays, la France est montrée du doigt par les manifestants. Saccages et pillages ont ciblé les enseignes françaises [4] : Auchan, Total, Orange, stations de péage Eiffage, etc. Comment s’en étonner ? Le Sénégal est considéré comme la plus ancienne colonie française, la Compagnie normande de Rouen y a possédé des comptoirs depuis le XVIIe siècle et obtenu le monopole de la traite des esclaves. Comme dans toutes ses colonies, la France a assujetti l’économie à ses intérêts impérialistes, et s’est assurée le monopole sur toutes les richesses du pays. Elle a développé notamment d’immenses cultures d’arachide remplaçant les cultures vivrières et obligeant la population à acheter au prix fort des aliments de base importés. Pour faire régner l’ordre, elle s’est appuyée sur des potentats locaux qui ont mis au pas les populations paysannes. La France coloniale a même trouvé le moyen d’y recruter les premiers bataillons de forces supplétives, les « tirailleurs sénégalais » (qu’elle recrutera ensuite dans toutes ses colonies africaines) pour l’épauler jusqu’au XXe siècle dans ses guerres coloniales en Indochine et en Algérie. Le Sénégal – comme le Mali, la Côte d’Ivoire, le Bénin, le Burkina Faso et bien d’autres – était considéré comme un pourvoyeur de matières premières et de travail humain gratuit. Il était une annexe de l’économie française, dans laquelle il était inutile de développer les infrastructures ou les services qui auraient amélioré les conditions de vie de la population.

L’indépendance obtenue en 1958 n’a pas libéré le Sénégal des griffes de l’impérialisme français qui continue de s’arroger le contrôle de marchés juteux, la mainmise sur les ressources du pays et d’exploiter férocement les travailleurs. Pas étonnant donc que le discours souverainiste d’Ousmane Sonko ait trouvé un large écho parmi les manifestants – flattant le (légitime) sentiment anti-impérialiste. En 2018, il a publié Pétrole et gaz au Sénégal : chronique d’une spoliation, un livre dans lequel il accuse Macky Sall et son entourage de malversations dans la gestion des ressources naturelles du pays. En 2019, il s’était prononcé pour la souveraineté du peuple sur sa monnaie, en proposant une réforme du franc CFA. On comprend que ce discours soit repris par une partie de la jeunesse en colère qui rêve de changer le système. Mais le slogan « Sonko Président ! » n’est pas en soi une perspective pour les travailleurs, les paysans et la jeunesse.

Les impasses du souverainisme

Fondé en 2014 par de jeunes cadres de l’administration publique sénégalaise, du secteur privé, des professions libérales, des milieux enseignants et des hommes d’affaires, le Pastef se présente comme une émanation du peuple et prône la nécessité de « trouver de nouvelles voies de développement économique et social » en sortant de la « dépendance-soumission » à l’extérieur. Les valeurs mises en avant – la patrie, le travail, l’éthique et la fraternité, dont la connotation n’est pas d’avant-garde – accompagnent un programme de patriotisme économique qui vise exclusivement à demander aux travailleurs de faire plus d’efforts pour s’intégrer davantage à l’économie mondialisée. Dans le projet de société du parti, publié sur le site internet, on peut lire : « Ayons la lucidité de reconnaître que la valeur travail n’est pas suffisamment enracinée dans nos modes de vie, à de rares exceptions près. » De quoi faire grincer des dents aux 48 % de chômeurs, dont certains risquent leur vie en émigrant pour trouver du travail.

Ousmane Sonko peut passer aujourd’hui pour un martyr, voire un sauveur : s’il parvient à gagner demain les élections, il n’en demandera pas moins les mêmes sacrifices que ses prédécesseurs aux classes populaires. Des sacrifices au nom de la patrie, certes, mais quelle différence pour les travailleurs sénégalais ?

Une colère qui pourrait réveiller toute la société…

Cette vague de contestation met en effervescence toute la société, notamment les étudiants qui s’expriment aussi sur les injustices vécues au quotidien : pas d’eau courante sur les campus, connexion internet payante alors que les cours se font en distanciel et que les jobs alimentaires n’existent tout simplement plus. Les affrontements les plus spectaculaires ont ainsi eu lieu aux abords de l’université Cheikh Anta Diop.

À la tête du mouvement, un collectif M2D (Mouvement de défense de la démocratie) rassemble le Pastef, des partis d’opposition et des organisations contestataires de la société civile. Il réclame la libération immédiate des prisonniers politiques et la fin du « complot politico-judiciaire » fomenté contre Ousmane Sonko. Depuis la relaxe de ce dernier, le M2D appelle « le peuple à rester mobilisé et attentif » mais ne fixe pas de nouvelle date pour des manifestations. Sur Twitter, certains expriment la volonté de continuer la lutte et de « maintenir la pression jusqu’en 2024 ». L’opposition vise surtout les prochaines élections… Dans des tweets, c’est au contraire l’idée que « la politique politicienne est terminée au Sénégal » qui s’exprime. C’est certainement l’enjeu.

Le mouvement ouvrier a marqué l’histoire sénégalaise

Le Sénégal compte une classe ouvrière capable de réaliser ce programme ! Elle a su montrer de nombreuses fois sa force et sa capacité d’organisation dans l’histoire du pays. On pense à la grève du chemin de fer Bamako-Dakar, en 1947-48, rendue célèbre par le roman d’Ousmane Sembène, Les bouts de bois de Dieu, ou aux révoltes estudiantines à Dakar en mai 68, accompagnées d’une grève générale de plusieurs jours. Et d’autres flambées de la jeunesse au début des années 1990.

Plus loin dans le passé, avant l’obtention du droit syndical (pour ceux qui n’étaient pas citoyens français), avec la première grande grève des cheminots en 1919, suivie par d’autres, ainsi que des grèves des dockers dans les années 1930, les travailleurs sénégalais ont imposé leur droit à s’organiser. Dans les années 1950, les syndicats se sont mobilisés pour l’indépendance. De la fin 1956 jusqu’au début de 1959, des grèves presque incessantes ont eu lieu dans la fonction publique (dont les sapeurs pompiers et… la police), mais aussi dans le pétrole, le commerce et d’autres secteurs privés, opposant les travailleurs autant à l’impérialisme français qu’au gouvernement sénégalais. Les premières années après l’indépendance, l’UPS de Mamadou Dia et de Léopold Sédar Senghor mène une bataille acharnée pour la mise au pas des syndicats, qui s’accompagne d’une répression croissante contre les grévistes. Significatif : le projet de prestige de Macky Sall – l’aéroport flambant neuf Blaise-Diagne – a été paralysé par une grève (notamment des contrôleurs aériens) en décembre 2018… douze jours après son inauguration.

Si l’histoire sociale du pays montre quelque chose, c’est que les travailleurs sénégalais n’ont pas seulement intérêt, mais aussi les moyens de s’organiser pour proposer au mécontentement populaire autre chose que les perspectives électoralistes de « l’opposition démocratique ».

Justine Bonnel et Dima Rüger


[1Selon les résultats de l’Enquête harmonisée sur les conditions de vie des ménages (EHCVM), réalisée et rendue publique par l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD), basée à Dakar.

[2Selon les chiffres de l’Organisation internationale du Travail en 2020.

[3« Ousmane Sonko a allumé la mèche, mais il a été dépassé par l’ampleur des manifestations. Ces émeutes étaient aussi des émeutes de la faim. Le secteur privé est sinistré. Le deuxième confinement a été le coup de grâce pour beaucoup de commerçants et on a vu aussi dans des quartiers plus nantis des fonctionnaires participer aux pillages des supermarchés », Alioune Tine du centre de réflexion Afrikajom Center pour Le Monde.

[4Un écho au mouvement France Dégage qui avait marqué le pays en 2018.

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