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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 17, septembre-octobre 2001

Argentine : une crise qui s’approfondit

Mis en ligne le 22 septembre 2001 Convergences Monde

« L’Argentine est un pays riche peuplé de gens pauvres ». C’est par cette tirade ironique que les humoristes argentins décrivaient les années 80. Les années 90 n’ont pas modifié ce constat. Au contraire. Si la courte croissance économique du début des années 90 a certes profité à la grande et la moyenne bourgeoisie argentine, aujourd’hui l’immense majorité de la population s’enfonce dans la misère et la précarité. Ce « décollage » d’un pays « émergent », comme on dit dans les revues économiques, n’a rien à voir avec les miracles de l’économie de marché. Il a fallu un bain de sang (30 000 assassinats dans les années 70 perpétrés par la dictature militaire parmi les travailleurs, la gauche et l’extrême gauche), puis une réduction drastique du coût de la force de travail (30 % de baisse des salaires réels entre 80-89). La crise mexicaine de 1994 a ouvert depuis une période de récession dans l’ensemble du sous-continent latino-américain que les possédants font payer de plus en plus cher à la classe ouvrière et aux classes pauvres. Face à la crise économique la population pauvre commence pourtant à résister. Avec violence et hésitation à la fois, en tâtonnant souvent, mais avec du courage toujours.

Une guerre contre les travailleurs

Tout en construisant le MERCOSUR —un marché commun régional avec le Brésil, l’Uruguay et le Paraguay— pour trouver un plus large marché intérieur, la bourgeoisie argentine a profité de la politique de privatisations massives, estimées à 44,5 milliards de dollars, soit en s’associant à des capitaux étrangers, soit en parasitant l’État argentin en détournant des fonds importants ou en obtenant des aides. A titre d’exemple le dernier scandale de blanchiment d’argent, impliquant des responsables de la Banque centrale et du Sénat, est de l’ordre de 4,5 milliards de dollars.

Mais la crise venant, cette bourgeoisie a vu ses marges se rétrécir. C’est cet élément qui, ajouté au début de mobilisation des secteurs populaires et ouvriers, a provoqué la fin de la parenthèse péroniste, version néolibérale, de Carlos Menem et vu l’accession au pouvoir d’une coalition entre le vieux parti de l’Union Civique Radicale (partisan de l’amnistie des crimes de la dictature) et le FREPASO (Front pour un Pays Solidaire), coalition de centre gauche. Le gouvernement De La Rua, intronisé en décembre 1999, incarnait un semblant d’alternance avec son langage plus social. L’illusion fut de courte durée. Avec un recul industriel et des investissements (-25 %), un alourdissement de la dette extérieure, la soi-disant troisième voie n’aura duré que le temps de se rendre compte qu’il s’agissait d’un réformisme sans réformes.

Pour les travailleurs, la note sera salée : le taux officiel du chômage est passé à 14,7 %, auquel s’ajoute le taux officiel de sous-emploi de 14,6 %. En 2000, 400 000 habitants de Buenos Aires, la capitale, sont passés sous le seuil de pauvreté. 14 millions d’Argentins (sur 35 millions) sont dans la misère la plus noire. A ce jour, le pays traverse le septième plan d’austérité en deux ans. Ces plans consistelt essentiellement à réduire les déficits publics : baisser les retraites (de 10 à 20 %) et les salaires des fonctionnaires (de 8 à 20 % selon les plans), diminuer les aides de chômage (200 000 bénéficiaires pour près de 4 millions de chômeurs). Le dernier plan en date, « zéro déficit », impliquerait non seulement des baisses des retraites, une hausse des impôts, un gel des salaires, et selon le journal bourgeois La Nacion (16/07/01) « le licenciement de 300 000 employés des gouvernements de provinces ». Le gouvernement joue aujourd’hui, en les versant avec retard, avec les retraites de 700 000 personnes, ou les salaires de 200 000 travailleurs d’État et près de 100 000 enseignants.

Explosions sociales et mobilisations

Depuis 20 mois, des grèves et des mobilisations ont combiné à la fois des secteurs syndicaux des travailleurs d’État, et un fort mouvement de chômeurs, les « piqueteros » qui coupent les routes bloquant ainsi le trafic des marchandises dans le pays. Une agitation aux mois de mars et avril 2000 contre la réforme du Code du Travail aboutissait à une grève générale le 5 mai. Puis ce fut la révolte des chômeurs dans la province intérieure de Salta, avec des occupations à Tartagal et Mosconi. A ce premier choc succédait une série de grèves des travailleurs d’Etat qui voyaient leurs salaires réduits de 10 %, menant à la grève nationale du 9 juin. Il y eut aussi des grèves dans les secteurs des transports, du sucre, de la pêche, des céramiques. Malgré la pause instaurée par toutes les centrales syndicales péroniste, dissidente ou de centre gauche, le mouvement des chômeurs repartait, cette fois à Matanza, banlieue populaire de 2 millions d’habitants de la capitale, en demandant des allocations chômage pour tous. A Tartagal, suite à une dure répression, on comptait les premiers morts. S’en suivirent saccages de commissariats et prises d’otages de policiers. Cette situation mena à la grève générale de 36 heures des 23 et 24 novembre, qui rassemblait 6,5 millions de travailleurs, et près de 150 000 « piqueteros ». Depuis grèves et manifestations continuent (manifestation de 30 000 chômeurs à Buenos Aires en juillet dernier). Les « piqueteros » constituent un élément dynamique croissant dans cette crise sociale. Les coupures de routes sont passées de 140 en 1997 à 476 en 2000, et davantage encore cette année. La plupart du temps, elles sont le fait de mobilisations de quartiers déshérités, mais aussi de travailleurs récemment licenciés et de leurs familles.

Ici ou là des jonctions ont été réalisées entre les travailleurs et le mouvement des chômeurs, lors de grèves comme à Campo Duran, entreprise de transport, ou de l’EPEC (entreprise d’électricité en voie de privatisation) à Cordoba, la deuxième ville du pays, lors des affrontements avec la police. Mais les grands secteurs industriels et les grandes concentrations ouvrières restent, pour l’instant, dans l’expectative. Et le premier congrès des piqueteros n’a pas vu émerger une politique claire allant dans le sens d’une volonté de coordination avec le reste du prolétariat.

Problèmes et perspectives

Cette jonction entre les travailleurs et les chômeurs, autour d’une perspective de classe, est la seule garantie d’une issue positive à la crise sociale. Sans rien attendre des directions syndicales qui prétendent « résister ». Sans rien attendre non plus de cette bourgeoisie argentine. Car s’il est évident que les Etats-Unis, ou l’Union Européenne, ont des responsabilités majeures dans la crise sociale, celles de la bourgeoisie nationale ne sont pas moindres. Les 10 % les plus riches qui gagnent 26,4 fois plus que les 10 % les plus pauvres ne le sont pas par hasard. Tout comme les 70 milliards de dollars placés par les bourgeois argentins à l’étranger.

Or les illusions dans la démocratie parlementaire restent très présentes. Ce qui donne quelque latitude au gouvernement De La Rua pour préparer une politique visant à faire payer encore plus durement la crise par les travailleurs et les pauvres. Quelques signes, comme la nomination du dernier ministre de l’Économie, Cavallo (ancien président de la Banque Centrale pendant la dictature, et ancien ministre de Menem) et le vote des « pleins pouvoirs » qu’il a obtenu du sénat, ou encore l’entraînement actuellement par l’armée américaine des gendarmes des provinces du Nord, ne présagent rien de bon.

Les élections d’octobre vont certes permettre d’évaluer, même de façon déformée, le climat, et il est bon que des listes emmenées par des militants révolutionnaires se présentent. Mais pour l’extrême gauche argentine, ces élections, même si elle sait les utiliser pour toucher le milieu prolétarien, ne peuvent être qu’un des volets de la politique nécessaire pour la mettre en mesure de donner la perspective d’une issue ouvrière à la crise.

Tristan KATZ

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