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19 mars 1962. Il y a 60 ans la fin de la guerre d’Algérie et l’escroquerie des accords d’Évian

19 mars 2022 Article Culture

Il y a 60 ans, le 19 mars à midi, le cessez-le-feu en Algérie consacrait la fin de près de huit ans de guerre (1er novembre 1954-19 mars 1962) en application des accords signés la veille à Évian entre le FLN algérien, ou plus exactement le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et le gouvernement français. L’Algérie, colonisée depuis 132 ans accédait à l’indépendance. À en croire le langage des gouvernements français successifs, ces huit ans n’étaient pas une guerre, ni même une « opération spéciale » à la Poutine, c’était juste un « opération de pacification » : 500 000, 800 000 ou un million de morts dans la population algérienne (le nombre exact de victimes reste inconnu), villages rasés, populations déplacées dans des camps de regroupement, forêts passées au napalm pour en chasser les maquisards, torture à grande échelle, cadavres de prisonniers jetés d’avions dans la mer pour les faire disparaître… Les méthodes de l’armée française n’avaient rien à envier à celles des pires dictatures de la planète.

D’où la liesse de la population algérienne en ce 19 mars 1962. Même si elle n’était pas au bout de ses peines, avec la multiplication dans les mois qui ont suivi des attentats et assassinats de l’OAS, organisation paramilitaire créée par l’extrême droite des colons d’Algérie et chapeautée par le général Salan, ex-commandant en chef des armées françaises en Algérie de novembre 1956 à décembre 1958.

Commémorations du 19 mars et amnésie

Cette date du 19 mars n’est pas vraiment fête nationale aujourd’hui en Algérie, tant parce que deux autres dates s’imposaient, le 1er novembre (lancement par le FLN de l’insurrection en 1954) et 5 juillet (date de l’indépendance officielle en 1962) que pour des raisons de querelle ultérieure au sein du FLN entre les signataires de l’accord d’Évian (le GPRA) et ceux qui allaient s’imposer au pouvoir (Ben Bella et le chef de l’armée des frontières Boumédiène). En France, depuis un décret de Hollande en 2012, ce 19 mars est devenu hypocritement « journée de mémoire » pour les soldats de l’armée française tués (et les autres victimes, il faut paraître équitable) dans les guerres coloniales d’Afrique du Nord, histoire de faire plaisir aux associations d’anciens combattants.

Et il serait de bon ton aujourd’hui, au nom de la « réconciliation mémorielle », ou plutôt amnésique, de ne plus parler que d’un bilan symétrique : horreurs de l’armée française d’un côté, crimes du FLN de l’autre, drame du peuple algérien qui a perdu près d’un dixième de sa population de l’époque dans la guerre, drame des « pieds-noirs », ces petits colons qui sont partis avec leurs valises entre mars et juillet 1962, déracinés du pays où ils vivaient. Pendant que les grands colons, ceux pour qui on faisait vraiment la guerre, grands propriétaires terriens, armateurs et hommes d’affaires, partaient avec leurs fortunes.

C’est le sens du rapport commandé l’an dernier par Macron à un groupe de spécialistes autour de l’historien Benjamin Stora [1].

Mais c’est une toute autre histoire que nous devons garder en mémoire, car elle marque toujours la société et la vie politique française. En témoigne cette extrême droite qui en est issue : celle de la famille de Le Pen, ancien para volontaire en Algérie, partisan de la torture et de l’OAS ; celle d’un Zemmour qui préfère se dire d’origine kabyle pour pouvoir détester les Arabes et se veut victime de la fin du colonialisme. Il se prétend même « français de souche » grâce au décret Crémieux de 1870 (suspendu pendant le régime de Pétain) qui, pour diviser la population algérienne, avait accordé la citoyenneté française aux Algériens de religion juive à l’opposé de ceux de religion musulmane. Elle l’est par le racisme qui se perpétue dans la police française.

Elle l’est aussi par ce mythe commun à toute la classe politicienne, de gauche comme de droite, d’un de Gaulle faiseur de la paix, un général pourtant de droite, voire d’extrême droite, volontaire dans sa jeunesse pour aller combattre en Pologne en 1919-1920 contre la révolution soviétique, fondateur en France en 1947, après son éviction du pouvoir, d’un éphémère parti d’extrême droite, le RPF (Rassemblement du peuple français). Rappelons d’abord que ce fut un gouvernement socialiste, renforcé des pleins pouvoirs que le Parlement lui avait accordés, y compris les députés du PCF, qui a présidé aux premières années de guerre, a envoyé massivement le contingent en Algérie, et n’a cessé de reculer devant les manifestations hostiles de colons d’Algérie. Ce sera finalement un général réactionnaire qui fera admettre à la droite française et aux chefs de l’armée la capitulation devenue inévitable face à la résistance du peuple algérien ? Ainsi va le jeu des alternances gauche-droite au pouvoir.

Intensifier la guerre pour marchander son issue

Devant l’incapacité de gagner la guerre, les appels au retour de De Gaulle au pouvoir pour résoudre la crise algérienne s’étaient multipliés avant même ce putsch du 13 mai 1958 à Alger qui lui servit de tremplin. La grande bourgeoisie française se rendait à l’évidence et avait commencé à faire son choix. L’appel à de Gaulle lancé ce 13 mai, devant la foule des pieds-noirs manifestant sur le forum d’Alger, par le général en chef Salan poussé par son subalterne chef des parachutistes, le général Massu, tout comme le « Je vous ai compris » lancé aux pieds-noirs par de Gaulle quelques mois plus tard, n’étaient qu’un rideau de fumée à destination de l’extrême droite coloniale et des extrémistes de l’armée. La couleur politique de De Gaulle et son grade le permettaient. Celui-ci fut bien propulsé au pouvoir pour sortir la France du guêpier algérien par la négociation avec le FLN.

Il a pourtant poursuivi la guerre pendant quatre ans. Car il s’agissait pour l’État français dans les négociations qui allaient suivre d’obtenir le plus de concessions possibles du futur pouvoir algérien, sauvegardant les intérêts économiques de la bourgeoisie française dans le pays : passer du « colonialisme de papa » au néo-colonialisme moderne et non moins rentable.

Pour ce faire, le gouvernement de De Gaulle a joué sur deux tableaux : d’abord et avant tout le renforcement de la guerre elle-même. Avec notamment le plan Challe, du nom du général en chef nommé par de Gaulle en remplacement de Salan : quadrillage renforcé du pays, barbelés, zones désertifiées pour empêcher les déplacements de groupes armés du FLN, accroissement des camps de regroupement pour vider les campagnes de leur population, développement de groupes d’élites encadrant des harkis, ces soldats algériens recrutés par l’armée française qui connaissaient bien le terrain, parlaient la langue et servaient de supplétifs pour le contrôle de la population, etc. Challe eut beau se flatter de 26 000 maquisards tués dans les premiers mois de son arrivée, ce « succès » n’empêcha pas le FLN de se réorganiser et de s’adapter en conséquence.

L’autre côté du tableau était un plan industriel, le plan de Constantine, pour rattraper un peu le temps perdu auparavant : outre des constructions de logements, il s’agissait surtout de tenter de développer une certaine implantation industrielle, dont les entreprises françaises seraient les maîtresses d’œuvre pour le rester dans l’Algérie indépendante. « Les 100 milliards prévus seront dépassés dès 1960. Mais il est prouvé qu’aux capitaux de l’État s’ajouteront rapidement des capitaux privés. C’est le cas par exemple pour le complexe de Bône », déclarait en 1959 Michel Debré, le Premier ministre de l’époque. Les capitaux privés français ne sont pas venus, craintifs pour leur avenir, et le complexe sidérurgique de Bône (l’ancien nom d’Annaba) n’est vraiment sorti de terre qu’après l’indépendance. Mais c’est surtout de l’avenir des hydrocarbures dont l’exploitation commençait à peine dans le sud Algérien, sous l’égide de la Compagnie française des pétroles (ancêtre de Total), qui était la préoccupation principale de De Gaulle. Il s’était déjà rendu au Sahara en 1957 et y est retourné peu après son accession au pouvoir, pour visiter les deux principaux sites pétroliers d’Hassi Messaoud (pétrole) et Hassi R’Mel (gaz).

Les concessions exigées à Évian

De Gaulle a un temps rêvé de créer son grand Koweït, une zone pétrolière d’une superficie de 4,5 fois la France qui resterait propriété de la puissance coloniale et de sa compagnie pétrolière. Cette question du Sahara fut pendant des mois la pierre de touche qui a paralysé les négociations de paix avec le FLN. Sans oublier que c’est également au Sahara algérien que la France a effectué ses premiers essais de bombe nucléaire en 1960. Cette tentative de couper l’Algérie en deux, ainsi que les tentatives de marchandages avec quelques notables locaux à qui on faisait miroiter une brillante carrière à la tête d’un Sahara français, ont fait chou blanc. Mais la question d’une certaine priorité aux compagnies françaises dans l’exploitation des ressources pétrolières, et celle du maintien pendant des années des essais nucléaires français au Sahara ont fait partie des concessions qu’ont dû faire les négociateurs du FLN à Évian pour aboutir enfin à un accord de paix et à l’indépendance du pays.

À Évian, la France obtenait le maintien « des droits attachés aux titres miniers délivrés par la France » (aux sociétés françaises travaillant dans le pétrole qui s’étaient déjà attribué tout ce qu’elles pouvaient), « la préférence, à égalité d’offre, aux sociétés françaises dans l’octroi de nouveaux permis miniers », et « le paiement en francs français des hydrocarbures sahariens à concurrence des besoins d’approvisionnement de la France et des autres pays de la zone franc » : un sacré avantage et une forte dépendance de l’Algérie dans un marché pétrolier évidement dominé par le dollar.

Et neuf ans plus tard…

Mais l’Algérie, qui avait obtenu son indépendance de haute lutte, n’allait évidemment pas devenir un des pions de la Françafrique où l’ancienne puissance coloniale allait pouvoir, comme au Tchad, au Togo, au Gabon ou en Côte d’Ivoire, maintenir tous ses avantages (quitte à y favoriser quelques coups d’État ou maintenir des régimes « amis » à coup d’interventions militaires). Sans discuter ici ce qu’ont été depuis les régimes politiques de l’Algérie, sous la houlette de son armée, qui ont fait fleurir à l’ombre de l’État les nouveaux riches et grands patrons du pays. Les gouvernants algériens, soucieux de leur pouvoir et de l’indépendance du pays qu’ils dirigeaient, ont vite passé à la trappe les concessions économiques que les négociateurs d’Évian avaient été amenés à accepter. Neuf ans plus tard, en 1971, Boumédiène nationalisait les pétroles algériens, donnant congé à Elf et Total. On n’en est plus là aujourd’hui, les grandes compagnies pétrolières mondiales sont revenues en force dans l’exploitation des hydrocarbures algériens, mais la compagnie française n’a plus la priorité. Quant aux essais atomiques de l’armée française ils se sont tout de même poursuivis jusqu’en 1966, laissant une région polluée et de nombreuses victimes civiles, malades de leur exposition aux rayons (avant d’aller polluer à 15 000 kilomètres de là, la Polynésie dite française).

L’arnaque du référendum

Ce 19 mars 1962 fut un soulagement pour le peuple algérien, même si, ce jour-là, le commandement de l’OAS lançait son appel : « … De Gaulle a signé avec les assassins. Notre guerre continue, notre drapeau est et restera le drapeau tricolore. » « Je donne l’ordre à nos combattants de harceler toutes les positions ennemies dans les grandes villes » écrivait encore l’appel du général Salan. Le lendemain, quatre obus de mortier tirés par l’OAS s’abattaient sur une des places populaires d’Alger au bas de la Casbah, le quartier arabe du centre-ville, faisant 24 morts et 50 blessés.

En France ce fut la fête pour ceux, malheureusement minoritaires tout au long de la guerre, qui s’étaient insurgés contre celle-ci. Mais pas de quoi crier vive de Gaulle. Ni même aller approuver ces accords d’Évian qui n’étaient que le compromis par lequel la France tentait de maintenir autant qu’elle le pouvait ses intérêts coloniaux.

Oui à l’indépendance de l’Algérie, non aux accords d’Évian, c’était la seule chose qu’on pouvait avoir envie de dire. Mais c’était une réponse impossible à donner à ce référendum que de Gaulle organisa le 8 avril 1962 sur les accords qu’il venait de signer. Impossible, car la règle de tout référendum est de ne donner que la réponse à la question que pose le pouvoir. Absurde, car pourquoi les citoyens français étaient-ils invités à faire mine de décider à la place du peuple algérien de son sort ? Cela faisait 132 ans que le gouvernement français s’était passé de l’avis du peuple algérien. Le référendum en question était évidement sans objet, sauf un : faire plébisciter la politique du général de Gaulle. L’homme devant lequel les politiciens d’aujourd’hui tirent toujours docilement leur chapeau.

Olivier Belin

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