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Tribune : L’État de l’URSS-Russie a-t-il changé de nature en 1991 ?

dimanche 25 mars 2012

Le dossier consacré par Convergences à la Russie, dans son n° 79, s’il décrit la situation actuelle et rappelle les différentes réformes économiques qui ont précédé l’effondrement de l’URSS voici vingt ans, n’accorde pas la moindre place à la réflexion théorique sur des événements qui devraient compter parmi les plus importants de l’histoire pour ceux qui pensaient encore en 1990 que l’URSS restait un « État ouvrier dégénéré ». L’article intitulé Il y a 20 ans la fin de l’URSS évoque « la restauration du capitalisme », mais ne nous dit pas un mot sur le changement supposé de nature de l’État et ne fait référence ni à l’analyse de Trotsky, ni à son interprétation par Lutte ouvrière, que la Fraction L’Étincelle a partagée jusqu’en 1991.

La nature d’un État ne se réduit pas pour les marxistes à la nature de son économie et l’un des arguments de Trotsky pour s’opposer à ceux qui considéraient que l’URSS de Staline n’était qu’un État bourgeois d’un type particulier, où la bureaucratie jouait le rôle de la bourgeoisie en exploitant et réprimant les travailleurs, était que l’appareil d’État issu de la révolution d’octobre n’avait pas été détruit. Cet argument était repris par la direction de Lutte ouvrière pour expliquer que considérer qu’un État ouvrier pouvait se transformer en État bourgeois, sans être détruit, sans affrontements de classes violents, c’est faire du « réformisme à l’envers. » De ce point de vue, en estimant aujourd’hui que la Russie est toujours un « État ouvrier dégénéré », LO fait d’ailleurs preuve d’une certaine cohérence. Mais, quand la cohérence théorique conduit à l’absurde, il convient bien évidemment de revoir la théorie et non de nier l’évidence, à savoir que Poutine est à la tête d’un État bourgeois.

De leur côté, les autres tendances trotskistes, dont l’ex-LCR, ont toujours considéré, en s’appuyant sur divers écrits de Trotsky, que l’étatisation des moyens de production était un critère suffisant pour définir un État ouvrier, même quand la classe ouvrière n’avait joué aucun rôle pour l’instaurer, comme en Chine ou à Cuba (États dont Trotsky ne pouvait évidemment pas prévoir l’apparition). Il était donc logique que ces tendances analysent l’abandon du monopole du commerce extérieur et les privatisations des années quatre-vingt-dix comme un changement de nature de l’URSS-Russie. La Fraction L’Étincelle semble sans le dire s’être ralliée à ces analyses, sans revenir sur ses analyses passées, c’est-à-dire sans aller jusqu’à définir la Chine et Cuba comme des États ouvriers.

On comprend donc que l’auteur de l’article du n° 79 cité préfère ne pas entrer dans l’analyse théorique et en rester à une description purement économique – dans laquelle il oublie d’ailleurs un point particulièrement important, à savoir que l’économie de l’URSS stagnait depuis les années soixante-dix et a même régressé à la fin de l’ère Brejnev, et que c’est pour tenter de faire face à cette crise que diverses réformes économiques « libérales » ont été adoptées. La situation de l’économie de l’URSS au moment de son effondrement a d’ailleurs fait justice du mythe du fabuleux développement de l’URSS, plus rapide que celui des autres États, mythe entretenu par les staliniens, mais cautionné en partie par les trotskistes – Nathalie Arthaud vantait encore récemment le caractère « globalement positif » de ce développement. De fait, à l’échelle historique, les développements de la Chine ou du Brésil ont été plus rapides…

Si l’on admet que l’État de l’URSS n’a pas été détruit en 1991, que l’appareil d’État de Poutine – c’est-à-dire l’armée, la police, la bureaucratie – est toujours le même que celui de Brejnev et Staline, il faut reconnaître que la contre-révolution a eu lieu beaucoup plus tôt, dès la fin des années vingt – elle a d’ailleurs été sanglante ! Et, par conséquent que l’État de Brejnev-Gorbatchev était déjà un État bourgeois en dépit de ses caractéristiques particulières. Il est d’ailleurs significatif que ces événements n’aient donné lieu à aucun affrontement de classe d’envergure, tout simplement parce que les travailleurs considéraient à l’évidence qu’ils n’avaient rien à défendre dans ce système dictatorial d’exploitation.

Il ne s’agit pas d’un débat ésotérique. Ce qui est en jeu, c’est, d’une part, la compréhension de toute une période historique ; d’autre part, la nature de l’État ouvrier que nous voulons mettre en place, de la période de transition au socialisme et des risques de dégénérescence et de contre-révolution insidieuses encourus par cet État.

Georges RIVIERE


Vingt ans après…

Pour commencer par la conclusion de notre camarade, si quelqu’un a non seulement proposé une analyse théorique de la dégénérescence de l’État ouvrier (et pas seulement du risque), mais l’a combattue de façon militante pendant 20 ans, en le payant d’ailleurs de sa vie, c’est Trotsky. Entre autres en tenant à proclamer la création d’une IV° internationale. Cela fait partie des raisons pour lesquelles la Fraction l’Étincelle revendique à tous égards sa filiation trotskyste.

Pour ce qui est de la « théorie », il se trouve que certains concepts (État bourgeois, ou État ouvrier par exemple) n’éclairent pas… toute la réalité, ni le passage bien compliqué d’un type de société à un autre – même chose d’ailleurs, quitte à débattre de la marche de l’histoire, à propos de l’État féodal et de l’État bourgeois, ce que nous soumettons à l’attention de notre camarade ! Trotsky, lui, choisit de s’en tenir à la notion d’« État ouvrier dégénéré » pour désigner l’État totalitaire stalinien (le qualificatif totalitaire est de lui), laquelle selon lui décrivait plus précisément le processus en cours en URSS, un processus de dégénérescence sans avenir historique. Il préférait ce constat provisoire à la formule abstraite et définitive de capitalisme d’État (d’autant que ses auteurs, en veine d’innovation théorique, finirent par y voir un nouveau stade historique : un capitalisme débarrassé de la propriété privée des moyens de production, sorte d’intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme ; on voit aujourd’hui qu’il n’en est rien, et que l’aboutissement de ce prétendu « intermédiaire » ne pouvait être, si la classe ouvrière ne reprenait pas ses droits, c’est-à-dire le pouvoir et le contrôle de l’État, que le capitalisme tout court et bien classique).

Cela dit, pour remonter à il y a… 21 ans, un an avant la fin de l’URSS, il se trouve que les camarades à l’origine de la Fraction l’Étincelle ont effectivement initié un débat au sein de Lutte ouvrière pour analyser le contenu des réformes gorbatchéviennes et de la pérestroïka, en expliquant qu’il s’agissait pour la bureaucratie de rétablir la propriété privée, restaurer le capitalisme et intégrer vaille que vaille le marché capitaliste mondial. Ce que sanctionnera la dissolution de l’URSS en 1991, un événement pas franchement anodin dans la liste des avatars de l’État russe concluant les sept décennies qui ont suivi la révolution de 1917. Avec, soit dit en passant, l’éclatement d’un État, l’URSS, en quinze États différents, un fait là non plus pas tout à fait anodin. La direction de Lutte ouvrière en jugea autrement, tenant toujours au qualificatif d’État ouvrier dégénéré, voire éternellement « moribond », pour enfin se contenter d’évoquer « une société originale », si tant est qu’une économie mafieuse le soit vraiment au sein de la galaxie capitaliste ! En ce qui nous concerne, nous avons préféré nous en tenir à la réalité des faits. Pour nous, l’évolution des deux dernières décennies a définitivement clos ce débat interne à LO, en confirmant pour le pire notre propre analyse.

Pour ce qui est de notre camarade, il faut s’entendre sur « la réflexion théorique » à laquelle il en appelle aujourd’hui. Il est de vieux débats au sein du mouvement trotskyste comme avec le courant qualifiant l’URSS de capitalisme d’État (courant auquel il se rattache) qui se sont comme ankylosés et épuisés. Tout simplement pour en être restés au niveau de la terminologie plutôt que d’essayer d’analyser concrètement, tout au long des décennies de l’après Seconde Guerre mondiale, l’évolution de la dégénérescence de l’URSS et de sa survivance… conditionnée entre autres par les choix de l’impérialisme, passant de la guerre froide au statu quo, pour finalement en venir à la digestion de l’URSS dans le monde capitaliste, bureaucrates en tête. Un parcours et une issue « par en haut » que Trotsky, au demeurant, avait envisagés, en l’absence de nouvelle révolution prolétarienne en URSS et ailleurs. Vingt ans après, notre dossier était consacré au capitalisme russe d’aujourd’hui et au régime Poutine.

Quant à la discussion sur l’involution de la nature de feu l’URSS, elle appartient désormais à une période historique révolue. Notre époque d’hégémonie capitaliste mondiale exige sans doute un autre ordre de réflexion théorique de la part des marxistes révolutionnaires.

La rédaction de Convergences révolutionnaires

Mots-clés Monde , Russie , Tribune