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Bolivie : Face à la violence des oligarques, Morales temporise

mardi 2 décembre 2008

Le 11 septembre 2008, des mercenaires mitraillaient une foule de paysans, femmes et enfants, qui marchaient en direction de Cobija, la capitale du Pando. Bilan : au moins 20 morts, une quarantaine de blessés graves par balles et 106 disparus — des cadavres déjà retrouvés dans un rio. Ce massacre est le plus important depuis celui du 20 septembre 2003 contre une manifestation à La Paz, commis par les militaires et policiers aux ordres de l’ex-président aujourd’hui réfugié aux États-Unis.

La rente pétrolière au service du capitalisme andin ?

Élu en décembre 2005, Morales est venu au pouvoir à la faveur des larges mobilisations de 2003 et 2005 réunissant ouvriers, paysans et larges couches de la petite bourgeoisie. Son parti, le MAS – Mouvement vers le socialisme – est lui-même un genre de fédération qui réunit diverses organisations sociales, syndicats paysans mais aussi coopératives de mineurs devenues de véritables entreprises privées, associations de commerçants et d’artisans. Sa politique de balancier, tantôt temporisateur, tantôt porte-parole de quelques revendications populaires, est appelée par son vice-président lui-même, Alvaro Garcia Linera ex-guérillero devenu social-démocrate, « le développement du capitalisme andin ».

L’ancien dirigeant syndical des cultivateurs de coca s’est heurté d’entrée à la farouche opposition des « oligarques », les grandes familles qui règnent sur les quatre régions de l’Oriente formant la coalition dite de la « Media luna » (croissant de lune), Santa Cruz, Tarija, Béni, Pando. Leur pouvoir repose à la fois sur la propriété terrienne, souvent acquise en expulsant les paysans par la violence, et sur la rente pétrolière et gazière. Ces régions comptent moins de 30 % de la population de la Bolivie mais représentent plus la moitié de son PNB, 28 % pour la seule région de Santa Cruz, grâce aux ressources en hydrocarbures, exploitées par des compagnies étrangères, brésiliennes, argentines, chiliennes, mais aussi espagnoles et françaises : Total allié au géant russe Gazprom vient ainsi de signer un nouveau contrat. C’est cependant Petrobras (Brésil) qui se taille la part du lion avec près de 47,3 % de la production locale. Jusqu’à l’arrivée de Morales, la part des revenus pétroliers qui revenait à l’État bolivien se limitait à 15 %, un pillage sans vergogne. L’indignation de la population après l’annonce de la construction d’un nouveau pipeline de gaz en direction du Chili a d’ailleurs été une des causes de la chute du président précédent, « Goni », en 2003.

Morales a annoncé en fanfare la « nationalisation des hydrocarbures », mais il s’agissait de la seule nationalisation des sols, les compagnies étrangères conservant la maîtrise de l’exploitation et de la commercialisation. Ainsi des contrats étaient renégociés au coup par coup dans l’opacité la plus complète (en théorie, partage du capital des entreprises 50/50 et hausse des taxes sur la production des hydrocarbures ; mais on ignore ce qui rentre concrètement dans les caisses de l’État bolivien, les pétroliers continuant à agir sans le moindre contrôle, avec toute latitude pour minimiser leur production et leurs profits réels).

Des propriétaires richissimes arc-boutés sur leurs privilèges

Morales, à son arrivée au pouvoir, a annoncé des réformes sociales, dont une réforme agraire, essentiellement de terres non cultivées ou appartenant à l’État, une augmentation du salaire minimum et une retraite étendue à toute la population, au-delà de 60 ans, de 18 € par mois pour tous ceux qui n’ont aucun autre revenu et 13 € pour les autres. C’est peu mais non négligeable dans un pays (le plus pauvre de l’Amérique du Sud) où le salaire minimum, loin d’être toujours respecté, s’établit à 65 € par mois.

Aussi modeste soit ce programme social, les oligarques n’ont pas voulu lâcher un boliviano pour ceux qu’ils considèrent comme « les pouilleux des Andes ». Ils menacent de faire sécession et multiplient les actions contre le pouvoir central : en particulier des « paros », c’est-à-dire la paralysie de toute une région, par arrêts de travail et blocages des routes – les salariés étant souvent payés par leurs patrons pour y participer. Depuis quelques mois, aidés des préfets régionaux et des « Civiques » (conseils régionaux élus tenus par la droite) qui les représentent, ils ont engagé l’escalade. Leurs troupes de chocs, telles les Jeunesses de Santa Cruz, un mélange d’étudiants fils de familles aisées, de lumpen et de mercenaires, se sont attaquées aux bâtiments officiels : douanes, instituts de la réforme agraire, stations de radio et de TV, et même commissariats de police et aéroports, interdisant à l’avion présidentiel de s’y poser !

Plus grave encore pour le gouvernement, ces groupes ont coupé l’approvisionnement en gaz et pétrole des pays voisins et fait sauter des oléoducs. Ils se livrent à la chasse aux militants du MAS, aux syndicalistes, aux journalistes, aux médecins coopérants cubains (détestés par les médecins libéraux boliviens en raison de leur « concurrence » gratuite et dénoncés comme « terroristes étrangers »). Cette campagne prend des accents racistes anti-indiens, car une bonne partie des privilégiés de ces régions se considère comme européenne et héritière directe des conquistadores.

Face à l’arrogance des oligarques et de leurs troupes, Morales s’est contenté de déclarations ronflantes sans la moindre portée. S’il n’est pas avare de démagogie indigéniste avec fêtes coutumières, danses et sacrifices de lamas, l’homme qui se présente comme le « Tupac Katari [1] » contemporain, plutôt que de s’appuyer radicalement sur le mouvement populaire, préfère flatter l’armée en lui promettant des augmentations de soldes et du matériel moderne. Ainsi balloté au sommet d’un appareil d’État qu’il a du mal à contrôler, il a tenté de légitimer son pouvoir en mettant son mandat présidentiel en jeu et a obtenu 67 % des suffrages le 10 août 2008, contre 53 % lors de son élection de décembre 2005. Référendum qui n’a rien réglé : les Civiques restent majoritaires sur le plan électoral et aussi arrogants dans leurs régions.

Le pouvoir ménage les oligarques mais sa police tire sur les mineurs

La mansuétude vis-à-vis de la droite s’accompagne d’un durcissement contre les plus pauvres. Le 4 août 2008, la police a tiré sur des mineurs d’Oruro, tuant deux d’entre eux et faisant de nombreux blessés graves. Les mineurs étaient en grève pour le retour à la retraite par répartition à 50 ans pour leur corporation, supprimée par Goni au profit d’un système par capitalisation et fonds de pension.

Quelques jours plus tard, des commandos du MAS s’attaquaient à des permanences syndicales de mineurs, puis à des locaux de syndicalistes enseignants, eux aussi en grève. Le MAS s’efforçait à cette occasion de dresser des parents d’élèves contre les grévistes, organisait des manifestations aux cris de « les profs au boulot ! » . Des cocaleros, qui constituent la force de frappe de Morales, séquestraient même des enseignants ! À cette occasion, le gouvernement dénonçait « les provocateurs gauchistes et trotskystes ».

L’expulsion de l’ambassadeur des États-Unis, le 11septembre, sous l’accusation de complot avec les oligarques, est davantage un geste de démagogie nationaliste qu’une action efficace contre ces derniers. Surtout que, le même jour, l’abominable tuerie du Pando soulevait une immense colère dans tout le pays. Deux jours après le massacre, Morales se résignait à proclamer l’état de siège dans la région et envoyait un détachement militaire arrêter le gouverneur, Leopoldo Fernandez, grand propriétaire terrien lié aux narcotrafiquants. Incarcéré dans une prison de la région de La Paz, ce personnage est désormais l’enjeu d’un conflit entre le gouvernement et l’appareil judiciaire qui tente de le sauver. C’est ainsi que la Cour suprême exige son transfert à Sucre, capitale administrative où il serait probablement remis en liberté en attendant les résultats de l’enquête.

Pour le moment, Morales n’a pas cédé, et il lui est difficile de le faire, tant la mobilisation populaire est forte : manifestations, meetings et marches se multiplient. Mais l’armée restée jusqu’à présent relativement silencieuse a fait savoir par la voix de son commandant en chef le général Trigo, qu’elle n’entendait pas se laisser instrumentaliser par le pouvoir politique et qu’elle sommait les protagonistes de cesser leurs actions violentes et de négocier

Morales parvient à diviser la droite au prix de nouveaux reculs

La crise inquiète ses voisins car le Brésil, l’Argentine et dans une moindre mesure le Chili dépendent étroitement des hydrocarbures boliviens. L’UNASUR, qui regroupe 12 pays latino-américains, s’est réunie à Santiago du Chili le 15 septembre pour apporter un soutien formel à Morales, mais surtout pour le contraindre au compromis avec les oligarques. Le président brésilien Lula s’oppose à toute augmentation du prix de vente des hydrocarbures boliviens et prétend faire régner l’ordre régional. Seul Chávez se dit prêt à envoyer son armée soutenir Morales et « ordonne » aux militaires boliviens d’obéir au président élu – rodomontades qui ont déclenché une vague de réactions nationalistes, y compris parmi les syndicats : des dirigeants de la COB des mineurs ont menacé d’acheter des armes pour combattre d’éventuels envahisseurs vénézuéliens !

La pression de l’UNASUR a été efficace : 24 heures plus tard, Morales reprenait les négociations avec les Civiques et signait un pré-accord comportant une augmentation de la part de la rente pétrolière perçue par les régions et une autonomie accrue. En échange de quoi, les oligarques accepteraient l’établissement de la « renta dignidad », la modeste retraite universelle, et s’engageraient à évacuer les institutions occupées. Dans la foulée, Morales signait un « pacte de défense de la démocratie » avec la direction nationale de la COB, la puissante confédération des syndicats. Le CEPB (l’équivalent bolivien du Medef) et l’Église saluaient aussitôt ces accords comme un « grand pas en avant vers la paix sociale » .

Puis, les oligarques toujours plus arrogants revenaient sur leur accord et Morales engageait alors un nouveau bras de fer avec la droite. Le MAS et ses principaux alliés, les « secteurs sociaux » (syndicats de paysans, de cultivateurs de coca, associations, corporations de commerçants et artisans, etc.) organisaient à la mi-octobre une marche sur le congrès, qui réunissait près de 100 000 personnes, mais à laquelle l’aile gauche de la COB (mineurs et enseignants) refusait de participer.

Une partie de la droite acceptait finalement un compromis. En échange de la possibilité de se représenter en 2009, mais pas en 2014 comme il le souhaitait, et de soumettre la nouvelle constitution à un référendum, Morales revoyait sa copie ! Parmi les modifications les plus importantes, on note de nouvelles concessions sur l’autonomie des provinces, la non-rétroactivité de la disposition de la réforme agraire prévoyant la distribution des terres non utilisées, ce qui laissera le temps aux oligarques d’échapper à cette mesure, et des concessions sur l’exploitation des richesses naturelles par les sociétés étrangères. Le web magazine Econoticias écrivait à ce propos : « Le nouveau projet de constitution légalise le pillage du pays. » Toutefois, une partie de la droite de l’Oriente estimait ces concessions insuffisantes, ce qui entraînait la création d’un nouveau parti ultra.

Quelles perspectives ?

Ce compromis a fait retomber pour le moment la tension politique. Rien n’est réglé pour autant, car d’une part le sort du préfet Fernandez reste en suspens, d’autre part de nombreuses organisations syndicales et populaires rejettent ces accords. Le pacte signé entre la COB et Morales est lui aussi refusé par de nombreux syndicalistes dont les mineurs de la région d’Oruro.

Par de nombreux aspects, la situation de Morales rappelle donc celle d’Allende au Chili en 1973, et un coup d’État n’est pas à écarter dans un pays qui en a connu 180 – un par an en moyenne – depuis sa fondation !

De plus, la crise économique et les hausses de prix alimentaires ont des conséquences terribles pour la majeure partie de la population, alors que la baisse des cours des matières premières prive les mineurs d’une partie de leurs revenus. On voit ainsi des mineurs, des fonctionnaires et même des policiers quitter leur service pour effectuer des petits boulots ou aller travailler la terre dans leurs villages ! Le 12 novembre, à Cochabamba, des policiers entamaient une grève de la faim et se crucifiaient en place publique !

Dans ces conditions, il est inévitable que le pouvoir se heurte à nouveau tôt ou tard aux revendications des travailleurs et des masses populaires. Tout va dépendre de la capacité de celles-ci, non seulement à poursuivre leur mobilisation pour obtenir justice et mettre au pas les oligarques, mais à se doter d’une direction susceptible de leur donner des perspectives politiques, et d’organes de pouvoir propres, y compris armés, pour les imposer.

18 novembre 2008

Georges RIVIERE


L’extrême gauche bolivienne

Les deux principales organisations se réclamant du trotskysme sont le Parti ouvrier révolutionnaire (POR) et la Ligue ouvrière révolutionnaire (LOR), qui édite le quinzomadaire Palabra Obrera . Les divergences entre ces deux groupes portent, en plus du le rôle passé du POR lors de la révolution de 1952 au cours de laquelle ce parti a appuyé l’aile gauche de la bureaucratie syndicale de la COB, sur la tactique à mener au sein des syndicats et des assemblées de délégués. Les deux restent très faibles mais jouent un rôle non négligeable parmi les enseignants, dans certaines entreprises et dans les organisations populaires de El Alto (banlieue de La Paz), la plus grande concentration prolétarienne du pays.

Ces deux organisations critiquent sévèrement la politique de Morales («  Plus dur avec les travailleurs, plus conciliant avec les capitalistes  » titrait récemment Palabra Obrera ).

Face aux menaces fascistes et de coup d’État, elles appellent à constituer des comités ouvriers et populaires d’autodéfense pour combattre les groupes fascistes, sans se faire d’illusion sur la police et l’armée. Des mouvements de jeunesse anti-fascistes se sont également constitués dans lesquels intervient la LOR.

Par ailleurs, seize organisations de jeunesse (parmi lesquelles ne figurent ni la LOR ni le POR) de Plan 3000, cité populaire de la banlieue de Santa Cruz qui compte 250 000 habitants, ont mis sur pied une formation intitulée « Escadron rouge [2] » qui tentent de contrer l’extrême droite. Les fréquentes descentes de ces derniers contre des militants de gauche, syndicalistes et du MAS, leurs ratonnades contre les « Indiens », sont ici ou là tombées sur des barricades et des embuscades.

G.R.


[1Chef indien qui mena une rébellion contre les Espagnols au XVIIIe siècle.

[2Le terme « rouge » ne doit pas laisser penser que cette formation se revendique du communisme. Il existe aussi depuis longtemps une organisation de paysans armés, les « ponchos rouges », qui ne sont pas davantage communistes.

Mots-clés Bolivie , Monde