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Quand l’État « sécurise » le marché des médicaments

jeudi 27 septembre 2007

Le trajet qui conduit des usines de fabrication de médicaments à notre boite à pharmacie comprend un acteur essentiel, les caisses d’assurance santé, qu’elles soient publiques comme en France ou privées comme aux États-Unis. Créée en 1945, la sécurité sociale française est une forme d’épargne socialisée des travailleurs, cogérée par l’État, le patronat et les syndicats. Les cotisations patronales et salariales, qui sont en fait du salaire différé, sont redistribuées aux travailleurs sous la forme de remboursements des frais médicaux. Mais c’est là que le bât blesse. Depuis une vingtaine d’années, le système de la sécurité sociale, nous dit-on, ne suffirait plus à couvrir les dépenses médicales d’une population vieillissante et surconsommatrice. Les dépenses de santé augmentant plus vite que le PIB, le trou de la sécurité sociale serait lui aussi condamné à se creuser toujours davantage (12 milliards en 2003 soit, à noter, seulement 3% du budget global de la sécurité sociale).

D’où vient cette croissance des dépenses de santé ? Pour répondre à la question, il faut comprendre que le système des caisses d’assurance santé est une partie d’un dispositif unissant l’État aux laboratoires pharmaceutiques et destiné, à chaque étape de la production et de la commercialisation des médicaments, à garantir les profits de cette industrie de la santé.

Parmi les dépenses de santé, ce sont les dépenses en médicaments qui augmentent le plus rapidement avec une hausse de 69 % de 1995 à 2005. Pourtant, le nombre de boîtes de médicaments par habitant n’a évolué que marginalement ces dix dernières années. Ainsi que l’écrit la DRESS [1] dans un rapport de mars 2004 destiné au ministère de la santé, « ce sont les augmentations successives des prix des médicaments qui sont la cause essentielle de l’augmentation des dépenses de santé ». La Cour des comptes avait déjà abouti à la même conclusion dans son rapport de 2002, en soulignant que la raison principale de cette croissance des prix était le remplacement des médicaments par de nouvelles molécules beaucoup plus onéreuses, mais dont l’efficacité thérapeutique n’était pas prouvée. Comment est-ce possible ?

Des médicaments toujours plus chers et d’une efficacité douteuse

Pour commercialiser avec profit un nouveau médicament, les industries pharmaceutiques doivent obtenir de l’État d’une part qu’il fixe un prix d’achat élevé de cette nouvelle molécule, et d’autre part qu’il l’inscrive sur la liste des médicaments remboursés, ce qui lui assure une large prescription par les praticiens. Dans l’ensemble des pays industrialisés, le marché des médicaments est en effet structuré et organisé par les pouvoirs publics. En France, les laboratoires envoient ainsi un dossier de présentation de la molécule à l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (l’AFSSAPS*, qui dépend à la fois du ministère de l’économie et de la santé), laquelle délivre une autorisation de mise sur le marché (AMM*) et fixe un prix public de vente. Pour obtenir cette autorisation, les laboratoires n’ont pas formellement à prouver que la nouvelle molécule est plus efficace que la précédente (il existe bien un critère « qualité », mais assez flou et subjectif), mais uniquement qu’elle est plus efficace qu’un placebo. Le nouveau médicament, beaucoup plus cher que l’ancienne molécule tombée dans le domaine publique et donc vendue sous forme de générique, peut donc se révéler moins efficace que celui qu’il remplace. Ainsi en 2002, les laboratoires Bristol-Myers Squibb ont obtenu le droit de commercialiser Abalify, un nouveau neuroleptique, au prix de 380 dollars pour un mois, c’est-à-dire cent fois le prix de l’Halopéridol, le médicament de référence. Aucune étude n’avait été réalisée pour comparer les deux molécules. En dépit des protestations des associations de malades (dont Act Up et le Téléthon), l’État refuse d’obliger les laboratoires pharmaceutiques à publier les essais cliniques non concluants avant de délivrer une AMM, tout comme de prouver l’efficacité supérieure des nouvelles molécules une fois la commercialisation entamée [2].

Or ce sont les cotisations aux caisses de santé qui financent ce dispositif toujours plus onéreux pour la population sans forcément de bénéfice sanitaire, et lucratif pour les laboratoires. Le trou de la sécurité sociale n’est pas un effet de la surconsommation, mais en bonne partie du mode de structuration du marché du médicament. Il sert surtout à justifier l’augmentation de la part des dépenses prises en charge par les malades eux-mêmes. Par ailleurs, il ne faudrait pas que la garantie des profits des patrons de l’industrie pharmaceutique mette en péril les profits des patrons des autres branches : en 1989, les entreprises assuraient 54 % du financement de la sécurité sociale contre seulement 43 % aujourd’hui.

Aux États-Unis

Le système américain atteint les mêmes objectifs avec des méthodes un peu différentes. Ainsi le prix public des médicaments est fixé par l’État. Il s’agit du prix maximal que seuls ceux qui ne bénéficient d’aucune couverture médicale sont tenus de payer. Ensuite chaque assurance de santé (privée) a le droit de négocier des prix plus bas directement avec le laboratoire. Selon le résultat des négociations, l’assurance dresse chaque année la liste des médicaments qu’elle accepte de rembourser.

Comme en France, il n’est pas possible de s’assurer de l’efficacité supérieure des nouveaux médicaments. D’autant plus que la pression du lobby pharmaceutique verrouille tout discussion à ce sujet. Ainsi en 2003, Hillary Clinton a tenté de faire passer un amendement très populaire rendant obligatoire la comparaison entre les nouveaux médicaments et le médicament de référence, mais la Chambre, sous la pression des laboratoires, a refusé de la voter. Par ailleurs, les assurances privées ne redistribuent que 76 % des sommes collectées contre 91 % pour les assurances publiques. Elles n’assurent du coup que les populations solvables. Et ce sont 43,6 millions d’américains dont 20 millions de salariés qui ne disposent d’aucune couverture médicale dans le pays le plus riche du monde, et sont en plus obligés de payer les médicaments à leur prix le plus fort.

Juliette NOUTALI


[11 Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques

[2Cf. également le rapport de 2002 de la Cour des comptes. Il arrive bien sûr que l’AFSSAPS en France ou la FDA aux États-Unis fassent des essais ou se basent sur les recherches réalisées dans les universités et se rendent compte après coup de problèmes, comme cela s’est passé pour le Vioxx – l’anti-inflammatoire retiré du marché en septembre 2004 — avec une méta-analyse réalisée par des chercheurs suisses de l’université de Berne et publiée par la revue The Lancet.

Mots-clés Industrie pharmaceutique , Santé , Société