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DOSSIER : Gaz de schiste : dollars et dégâts

États-Unis : l’envers des profits

Mis en ligne le 24 septembre 2014 Convergences Monde

« Vous pourriez devenir millionnaire ». C’est avec cet argument massue que le héros du film Promised Land, incarné par Matt Damon, essaie de convaincre les habitants d’une petite ville de province minée par la crise de vendre leurs droits miniers à une grande compagnie pétrolière. Dans de nombreuses régions rurales où sévit le chômage, le développement du fracking apparaît comme la promesse d’un nouveau rêve américain. On estime que 600 000 emplois lui sont aujourd’hui liés directement ou indirectement. Quelle est la réalité qui se cache derrière ces chiffres qui servent la propagande des compagnies gazières et pétrolières, vantant une énergie « propre » (le gaz émet moins de CO2 que le pétrole et, surtout, que le charbon) et créatrice d’emplois ?

Breaking Bad

Lorsque débarquent les industriels, ils doivent d’abord racheter ou louer aux propriétaires fonciers le droit d’exploiter leur sous-sol : en vertu du droit américain, chaque propriétaire possède l’intégralité des droits miniers jusqu’au centre de la terre. Les hommes de main au service des compagnies ne reculent devant rien pour acquérir des terrains : intimidation, lobbying et corruption auprès des autorités locales, propagande intense auprès des populations. Ensuite, les choses vont très vite : si aucun puits n’est construit dans les trois ans, il faut renégocier le loyer au prix du marché, qui ne cesse d’augmenter. En conséquence, les compagnies ont tout intérêt à exploiter au plus vite leurs terrains, d’où la cadence infernale à laquelle se multiplient les forages.

La rapidité du développement industriel qui suit et la violence de l’exploitation rappelle – dans les conditions de vie des États-Unis au xxie siècle – l’Europe du xixe siècle ou la Chine d’aujourd’hui. Les accidents du travail sur les plates-formes gazières et pétrolières sont monnaie courante : selon le magazine d’investigation québécois Vice, les salariés ont 7,6 fois plus de chance d’y laisser leur vie que dans le reste de l’industrie. Ils font souvent des postes de 12 heures : alors qu’il faudrait entre deux et trois personnes pour assurer le fonctionnement d’une plate-forme standard, les plus récentes n’en emploient plus que deux. Certains tiennent grâce à la méthamphétamine pour rester éveillés. La consommation de meth atteint presque le double de la « normale » dans les campagnes du Colorado, où l’on compte de nombreux forages.

On voit surgir de véritables villes-champignons, les boom towns. Ainsi, dans la petite ville de Williston (dans le Dakota du Nord, haut lieu du pétrole de schiste), la population a plus que doublé en dix ans, et le chômage est passé en dessous de 1 %. Avec le manque de main d’œuvre, les salaires augmentent : un journaliste cite un chauffeur de camion payé 100 dollars de l’heure… pour une centaine d’heures de travail par semaine ! Les prix flambent tout autant : pour une simple chambre en ville, il faut payer 3 000 dollars par mois. Le pétrole a fait du Dakota du Nord un îlot de croissance dans un pays en crise depuis le krach financier de 2008. Des chômeurs viennent de tous les États-Unis pour y travailler. Selon un pasteur de Williston, « les nouveaux arrivants ont tous les mêmes buts : sauver leur maison de la faillite, sauver leur famille, ou tirer un trait sur leur passé et repartir à zéro ». Cette classe ouvrière surexploitée, en majorité des hommes, est livrée à l’alcoolisme et la drogue, la prostitution et la violence.

Poison contre pognon

Les conséquences environnementales et sanitaires du fracking sont plus connues : l’image d’un robinet qui s’enflamme, dans le film Gasland, a fait le tour du monde. On trouve dans l’eau potable des taux hallucinants de méthane, mais aussi des produits chimiques utilisés pour la fracturation, des métaux lourds, voire des produits radioactifs. Certains produits chimiques (benzène, fluorure) peuvent provoquer des cancers ou des lésions cérébrales. De nombreux animaux domestiques sont morts à proximité des forages. Pour éviter les procès, certaines compagnies ont fini par payer l’eau en bouteille aux riverains des plates-formes… tout en niant la contamination. Chaque forage demandant plus de dix millions de litres d’eau, le gâchis est d’autant plus considérable dans les régions désertiques comme le Texas.

L’air est aussi pollué, du fait des fuites de méthane autour des puits gaziers, mais aussi du gaz qui est directement brûlé à la sortie des puits de pétrole, parce que peu rentable. À cela s’ajoute l’incessant ballet des camions autour des plates-formes : selon le film Gasland, pour un seul puits, du forage initial à la fracturation, il faut 1 150 trajets en camion, pour transporter le liquide de fracturation, les eaux usées, le gaz et le pétrole. Enfin, le fracking peut provoquer des tremblements de terre. Youngstown, dans le Colorado, qui n’avait pas connu de séisme depuis 1776, année de la Révolution américaine, en a connu 109 depuis l’installation en 2010 d’un puits d’évacuation des eaux usées par la fracturation.

Le fracking en procès

L’ampleur des dommages suscite la colère légitime des habitants. Quand, en février dernier, un puits de Chevron, en Pennsylvanie, a explosé, provoquant la mort d’un travailleur et l’incendie de ce puits puis d’un autre pendant une semaine, la compagnie n’a rien trouvé de mieux pour « s’excuser » que d’offrir aux habitants de la ville voisine un bon d’achat pour « une grande pizza et une boisson de deux litres »  !

Certains ont attaqué en justice les compagnies de forage. Celles-ci, pour éviter d’aller jusqu’au procès, payent le prix du silence, via des contrats appelés gag orders  : en 2010, quand une famille avait attaqué en justice une compagnie de forage pour la contamination de l’eau potable, celle-ci avait négocié, contre 750 000 dollars, l’interdiction absolue de parler publiquement du gaz de schiste et de son exploitation. Elle avait tenté d’étendre cette « clause de silence » tout à fait légale aux enfants, âgés de 7 et 10 ans ! En avril dernier, pour la première fois, une famille du Texas a gagné son procès contre une compagnie pétrolière, obtenant trois millions de dollars d’indemnités pour les dommages constatés sur sa santé et celle de ses animaux.

L’opposition au fracking ne se limite pas aux riverains. Ainsi, Yoko Ono a donné aux militants anti-fracking une tribune médiatique en rassemblant deux cents musiciens et vedettes, de Lady Gaga à Alec Baldwin, dans un mouvement baptisé Don’t Frack Our Mother (« Ne fracturez pas notre [roche-] mère »). Les manifestations rassemblent, au-delà des milieux écolos et militants, nombre de jeunes révoltés par les conséquences du fracking. Grâce à la pression populaire, les mesures restreignant ou interdisant son utilisation se sont multipliées au niveau des États ou des collectivités locales.

À l’ouest rien de nouveau ?

Par rapport aux dégâts des techniques d’extraction déjà connues, ceux que cause le fracking ne sont pas une nouveauté sous le ciel américain, ni dans l’histoire du capitalisme. Tout récemment, en 2010, les forages en eau profonde se sont distingués par la marée noire du Golfe du Mexique, lorsqu’une plate-forme pétrolière de BP a explosé. Plus de 800 000 litres de pétrole ont été déversés dans l’océan ; les conséquences immédiates sont déjà catastrophiques, et l’on ne sait rien des conséquences à long terme. Moins connue en Europe, l’extraction de charbon dans les Appalaches égale certainement celle du gaz de schiste en dangerosité : la technique utilisée consiste purement et simplement à faire exploser le sommet des montagnes pour extraire la houille à ciel ouvert. Là aussi, la pollution de l’eau atteint des niveaux plus qu’alarmants, et s’ajoute aux maladies spécifiques (silicose…) à l’extraction du charbon. Sans parler des risques du nucléaire !

Ce qui est original, c’est l’importance et l’étendue du phénomène – donc des dégâts – et la façon dont il redessine une partie de l’économie et de la société américaine. C’est aussi ce qui donne une ampleur inédite aux protestations des populations. Le développement rapide de la classe ouvrière dans les régions ouvertes à l’exploitation du gaz et du pétrole peut-il ouvrir la voie à de tenouvelles résistances ? Les travailleurs et la population toute entière auraient grandement intérêt à imposer aux compagnies gazières et pétrolières une sécurité maximale. Et, surtout, à leur contester le contrôle des ressources naturelles, de leur exploitation et des « choix énergétiques » qu’ils font pour leurs profits, au détriment du reste de la société.

Craig VINCENT et Victor FRANKS

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Numéro 95, septembre-octobre 2014