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DOSSIER : Deux ans après le renversement de Ben Ali et Moubarak : Restent à dégager leurs héritiers … et tous leurs Frères

Tunisie : les islamistes à la lanterne

Mis en ligne le 28 janvier 2013 Convergences Monde

C’est sous les pierres et les tomates et aux cris de « Dégage » que la population de Sidi Bouzid a accueilli le président de la république, Moncef Marzouki (du parti Congrès pour la république), et le président de l’Assemblée constituante, Ben Jaafar (du parti de centre-gauche Ettakatol), le 17 décembre dernier. Sous bonne escorte policière, ceux-ci sont allés se recueillir sur la tombe de Mohamed Bouazizi [1] pour déclarer avec cynisme que « celui qui aime la Tunisie doit s’armer de patience ». Le premier ministre et troisième larron de la coalition au pouvoir depuis octobre 2011, Jebali, du parti islamiste Ennahda, a échappé à cette démonstration de colère par la grâce d’une « grippe » opportunément venue du ciel.

Deux ans après la chute de Ben Ali, le chômage et l’inflation s’envolent, et rien n’est fait pour sortir les régions les plus déshéritées de la misère. Les ouvriers, les chômeurs et les jeunes, qui ont été le moteur de la révolution, sont à bout. Le gouvernement islamiste, et derrière lui la bourgeoisie tunisienne et impérialiste, n’est pas parvenu à mettre la population à genoux, par les seuls miracles d’Allah et des provocations de ses gros bras. Sur le plan social, il a affaire à forte partie.

Deux ans d’effervescence sociale

En deux ans, les grèves et les sit-in ont été nombreux : pour les salaires, l’emploi ou pour faire déguerpir les « petits Ben Ali », c’est-à-dire les patrons, administrateurs et politiciens trop liés à l’ancien régime. Emblématique est la situation de l’industrie du phosphate, concentrée autour de Gafsa où, alternativement, des travailleurs revendiquent une hausse de salaire, des journaliers et sous-traitants réclament leur intégration à la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) ou encore des habitants de la région exigent des embauches. Alors qu’avant la révolution la Tunisie était le cinquième exportateur mondial, la production n’atteint plus qu’un tiers des capacités d’extraction.

Malgré les vociférations de la presse bourgeoise contre ces luttes qui saperaient l’économie nationale, ce sont tous les secteurs, public et privé, entreprises locales ou étrangères, qui ont été touchés tour à tour. Le sit-in est devenu un moyen de protestation si populaire que des patrons de Sfax y ont eu recours eux-mêmes en novembre dernier pour régler des comptes au sein de l’Utica, le Medef tunisien ! L’objectif principal du gouvernement réactionnaire (coalition large allant d’une gauche on ne peut plus modérée jusqu’à l’extrême-droite islamiste, et dominée par cette dernière) était de mettre fin à cette agitation. Pas si simple !

La révolte de Siliana

Si les luttes sur les lieux de travail ou locales étaient loin d’avoir disparu, les manifestations plus importantes avaient marqué le pas dans la période des élections pour l’Assemblée constituante [2] du 23 octobre 2011. Mais ces derniers mois ont vu le retour d’une contestation plus générale, à l’échelle régionale. En juin, la ville de Jendouba s’est enflammée à la suite d’une grève, où les locaux de l’UGTT ainsi que d’un parti de gauche ont été attaqués par des milices islamistes [3]. En août, c’est dans le berceau de la révolution, à Sidi Bouzid, que des manifestations massives ainsi qu’une grève générale locale ont éclaté. Des explosions de colère, réprimées par la police, ont suivi à Menzel Bouzaïène, Kasserine et Gafsa.

Fin novembre, à Siliana, la contestation contre le chômage et la vie chère a franchi un nouveau pas : les manifestants ont fait face à un gouverneur islamiste nommé par le gouvernement qui n’a pas hésité à envoyer des flics armés jusqu’aux dents tirer sur la foule avec des balles à fragmentation. Cela sous l’œil de l’armée, stationnée en renfort dans la région au cas où la police n’aurait pas suffi.

La population exigeait le départ du gouverneur, un plan de redressement économique et la libération des jeunes emprisonnés suite aux manifestations d’avril 2011. L’UGTT a accompagné ces protestations, dont elle n’était pas à l’origine, en appelant à cinq jours de grève générale dans toute la région. Mais le syndicat a vite négocié la retraite. Il a appelé à la reprise du travail sur la base d’un accord qui ne prévoyait que la « mise à l’écart » du gouverneur tortionnaire. Pour les prisonniers d’avril 2011 et les familles des blessés de novembre, dont le nombre était tel que l’hôpital local a été totalement débordé, tout juste de vagues promesses ! Et rien concernant les revendications sociales. Les manifestations ont continué quelques jours après l’accord avant de s’essouffler.

Des manifestations qui bravent le gouvernement islamiste au pouvoir

La révolte de Siliana a eu un écho national. Des manifestations de soutien ont eu lieu à Gafsa, Nabeul, Djerba, Béja, Mahdia, Monastir, Sousse et au Kef. À Tunis, les protestations se sont concentrées devant le ministère de l’Intérieur, rebaptisé « ministère du viol et de la terreur » où les slogans scandés contre Ben Ali il y a deux ans ont été repris contre Ennahda.

Le gouvernement islamiste est maintenant comparé à l’ancien régime, tant il use de tous les moyens et de toutes les oppressions pour s’imposer face à une population pauvre en révolte. Les poursuites pour « atteinte à la pudeur » contre la jeune femme violée par deux policiers ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Des organisations salafistes sévissent surtout dans les quartiers pauvres pour imposer le port du voile. L’université de Tunis est régulièrement le lieu d’affrontements entre les étudiants du syndicat UGET et les islamistes autour des droits des femmes.

La torture est réapparue comme arme de répression dans les caves des commissariats [4]. Des milices ont été mises sur pied et financées par le gouvernement (parfois via des fonds émiratis, qataris ou turcs), les « Ligues de protection de la révolution » [5], qui n’hésitent pas à faire le coup de poing contre les associations de femmes, les chômeurs en sit-in, les ouvriers en grève ou les locaux syndicaux.

Provocations contre les travailleurs et militants

Des déclarations comme celle du président de l’Assemblée contre les « syndicalistes corrompus et les partis d’extrême-gauche qui sont les véritables instigateurs des agitations sociales » justifient et encouragent les agissements des « Ligues de protection de la révolution », dont l’une des premières actions a été de déverser des ordures dans des locaux de l’UGTT pendant une grève des agents municipaux en février 2012. Ce sont ces mêmes ligues qui ont attaqué le siège de l’UGTT à Tunis le 4 décembre, pendant les célébrations de la mort du fondateur du syndicat. Sept cents nervis armés de couteaux et de manches de pioche ont blessé des dizaines de syndicalistes et saccagé le bureau du secrétaire général. La police ne s’est pas montrée pendant les deux heures qu’ont duré les affrontements.

Coïncidence : le même jour, la direction de l’UGTT signait un accord avec le syndicat patronal Utica et le gouvernement, prévoyant 6 % d’augmentation moyenne du salaire des travailleurs soumis à convention collective, alors que l’inflation s’établit officiellement à… 6 %. « Nous ne sommes les rivaux politiques d’aucune partie et nous ne cherchons pas à accéder au pouvoir », déclarait, le lendemain, le secrétaire général de l’UGTT ; nous intervenons pour « donner notre avis sur certaines questions pour sauver les entreprises » et trouver une solution à « la fuite de l’investissement ».

Mais derrière l’UGTT, c’est la classe ouvrière combative que visaient les milices islamistes. Du côté des travailleurs et de militants de base du syndicat, la réaction n’a pas tardé : dès le lendemain de l’agression, des grèves régionales éclataient à Sfax, Gafsa, Sidi Bouzid et Kasserine. Le 6 décembre la centrale du syndicat lançait un appel à une journée de grève nationale pour le 13, ce qui n’était pas arrivée depuis des décennies. Le même jour, Rached Ghannouchi, chef du parti islamiste, en rajoutait en déclarant que « les Ligues de protection de la révolution sont l’âme de la révolution » et en appelant « à lancer des avis de recherche pour purger tous les locaux de l’union syndicale et toutes les organisations de la société civile des milices, armes, bâtons et autres artilleries. ».

L’objectif annoncé de la journée de grève nationale était la dissolution des Ligues de protection de la révolution, mais au dernier moment, après quelques négociations avec le gouvernement, l’UGTT annulait son appel sans avoir obtenu de garantie.

Une combativité qui permet tous les espoirs

Appel précipité d’une direction, poussée par sa base, qui voulait sauver sa peau face aux milices, avant de regretter soudain son audace ? Ou nouveau recul des bureaucrates face à la possibilité d’une grève générale réussie qui aurait donné un élan aux mouvements jusqu’alors dispersés ? Ce recul a soulevé le mécontentement de bien des militants, mais le gouvernement a eu la prudence de ne pas fanfaronner. Car le moral des travailleurs ne semble pas entamé pour autant : de nouvelles grèves ont marqué la fin du mois de décembre, chez les agents de santé de Gabès, dans les champs pétroliers de Tataouine, ainsi que dans la région de Gafsa.

La combativité de cette classe ouvrière, qui a su braver et renverser Ben Ali est toujours là. Les travailleurs ont la même armée, la même police et les mêmes patrons sur le dos, mais la peur que faisait jadis régner la dictature en moins. Nombreux sont les militants qui ne s’en laissent pas compter par la morgue du parti islamiste qui a accédé au pouvoir. Ce qui leur manque, c’est d’être soudés, organisés et d’avoir sur le terrain politique une toute autre perspective que celle que leur offrent les organisations politiciennes réformistes ou démocrates. Tout comme chez nous, en quelque sorte. Mais nous ferions bien de prendre exemple sur leur combativité.

15 janvier 2013, Raphaël PRESTON


Une direction syndicale de « dialogue productif »

L’UGTT, principal syndicat du pays, s’est considérablement renforcée depuis la chute de Ben Ali, pénétrant notamment le secteur privé à la faveur des grèves. Pourtant sa direction est loin d’encourager cette agitation ouvrière. Au dernier congrès, en décembre 2011, le secrétaire général sortant, dont l’équipe a été reconduite, a résumé ainsi sa politique : « Nous refusons ces mouvements anarchiques qui n’ont pas été encadrés, mais nous refusons, aussi, de les criminaliser. Nous voulons attirer l’attention sur la gravité de la politique des menaces et de la terreur pratiquée contre ces protestataires. Il faut réagir avec une logique de dialogue pour trouver des solutions pratiques. »

C’est dans cet esprit que l’UGTT a pris l’initiative, en octobre dernier, d’un « congrès pour le dialogue national », auquel étaient invités la plupart des partis bourgeois et dont l’objectif affiché était d’en finir avec la « période transitionnelle » pour « réduire la tension dans le pays » en « œuvrant au rassemblement des adversaires politiques ». Et c’est la troïka du premier ministre islamiste, du président de la république libéral et du président de gauche de l’Assemblée constituante qui a ouvert les débats !

Cette bonne volonté de l’UGTT ne serait pas récompensée, se plaignent les dirigeants syndicaux en dénonçant le « double langage » du gouvernement qui « d’un côté affirme que la centrale syndicale est un partenaire et de l’autre tente de l’exclure de tout ce qui se rapporte à la gestion des affaires publiques ».

Mais en multipliant les provocations contre le syndicat, ce n’est pas cette direction que vise le gouvernement, ce sont les militants du rang, organisateurs des nombreuses luttes, qui depuis des décennies ont trouvé refuge dans l’organisation.

R.P.


Un « Front populaire » dans la pure tradition réformiste

Les organisations qui se revendiquent du mouvement ouvrier, en premier lieu les nationalistes arabes du Parti unifié des patriotes démocrates (PUPD) alliés au Parti des travailleurs (auparavant PCOT, ex-maoïste) se sont regroupées depuis septembre au sein d’un « Front populaire ».

La petite LGO, trotskyste, a choisi d’intervenir dans ce front. Un choix qui peut avoir ses raisons, mais qui nécessite en même temps de se démarquer nettement de la politique générale et d’une partie des déclarations des leaders du Front. On ne peut se contenter d’affirmer que celui-ci « cherche à contribuer à la coordination des luttes », et qu’il est, avec « des associations de femmes, des jeunes, de l’Union des diplômés-chômeurs, de l’UGET (syndicat étudiant), de la LTDH […] le pôle ouvrier et populaire qui seul peut permettre la réalisation des objectifs de la révolution » ; comme l’écrit dans Tout est à Nous !, l’hebdomadaire du NPA, un des responsables de la LGO.

Car ce front met en avant la nécessité de former au plus vite « un gouvernement restreint et de compétences » chargé de gérer une transition de six à huit mois avant de nouvelles élections. Son objectif, selon le porte-parole Hamma Hammami, serait entre autres « d’assainir le climat des affaires et d’introduire réellement de la bonne gouvernance à tous les niveaux ». Quant aux moyens d’y parvenir, ils sont résumés par la réaction du chef de file du PUPD aux événements du 4 décembre : « Ennahda refuse le dialogue. C’est la fuite en avant pour entraîner le pays vers la violence et l’inconnu. Le dialogue est la seule alternative et la lutte pacifique et démocratique représente notre moyen de lutte. »

C’est une toute autre politique, communiste et de lutte de classe, qu’il faut défendre tant vis-à-vis des militants ouvriers de ce Front que, indépendamment de celui-ci, vis-à-vis de la classe ouvrière en général. 

R.P.


[1Le jeune vendeur à la sauvette dont l’immolation le 17 décembre 2010 a déclenché les événements qui ont mené à la fuite de Ben Ali

[2« Où en est la révolution tunisienne ? », Convergences Révolutionnaires, n° 76, juin-juillet 2011.

[3« Tunisie, la démocratie se gagnera dans la rue », Convergences Révolutionnaires, n° 83, septembre-octobre 2012.

[4Témoignages et interviews dans Le Temps du 11 décembre : http://www.letemps.com.tn/article-72158.html

[5Constituées sous prétexte de faire la chasse aux RCD-istes et restes du régime Ben Ali, ces ligues sont des bandes de gros bras créées par les courants islamistes (pas seulement Ennahda), qui font la chasse aux syndicalistes, aux « mécréants », etc.

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