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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 103, janvier-février 2016

Tunisie : cinq ans après, c’est toujours le printemps

Mis en ligne le 11 février 2016 Convergences Monde

À l’heure où nous écrivons, les sit-in de jeunes chômeurs continuent dans plus de seize villes tunisiennes. Mais les médias pressés, à la suite d’un gouvernement adepte de la méthode Coué, ont déjà baptisé cette nouvelle vague de contestation sociale « semaine de la colère », comme si ces manifestations n’étaient qu’un feu de paille. Elles expriment pourtant le malaise général de la jeunesse tunisienne confrontée à un chômage au plus haut, cinq ans après la chute de Ben Ali.

La colère durera plus d’une semaine

Les manifestations ont commencé le 17 janvier à Kasserine, une région sinistrée du centre de la Tunisie, après la mort d’un jeune chômeur de 28 ans, Ridha Yahyaoui. À la suite d’un sit-in organisé début 2015, l’Union des diplômés chômeurs avait obtenu une centaine d’embauches dans la fonction publique pour des jeunes de la ville. Il leur avait fallu attendre des mois avant que la promesse ne soit tenue : c’est seulement le 16 janvier que la liste officielle des jeunes recrutés a été publiée… Mais elle avait été trafiquée par le gouvernorat et Ridha en était écarté. Un de ses amis raconte : «  Il apprend la nouvelle samedi matin. Il se dirige vers le gouvernorat pour contester la décision. Il se fait refouler dès la porte d’entrée. Vers midi, il escalade un poteau électrique en menaçant de se suicider. Il a été électrocuté sur-le-champ dans l’indifférence totale des fonctionnaires du gouvernorat ».

Le lendemain du décès de Ridha, sa sœur s’exprime dans la presse : « Ridha est le martyr du travail ! Aux jeunes de Tunisie ! Si vous voulez du travail, il faut l’arracher par le sang ! » Et effectivement, comme en décembre 2010 après le suicide de Mohamed Bouazizi, c’est toute la jeunesse marginalisée de Tunisie qui s’est reconnue dans le sort du jeune chômeur de Kasserine. En quelques jours, les manifestations ont touché seize gouvernorats sur vingt-quatre. Vendredi 22 janvier, elles ont atteint les banlieues populaires de Tunis. Aux occupations de bâtiments officiels, aux blocages de routes et aux rassemblements, le gouvernement a répondu en envoyant la police et en décrétant un couvre-feu à l’échelle du pays, qui s’ajoute à l’état d’urgence en vigueur depuis les attentats de novembre.

Croyant éteindre l’incendie après deux jours de contestation, le porte-parole du gouvernement a promis la création de 5 000 postes à Kasserine. Une mesure bien timorée dans une région où, d’après les chiffres officiels, un quart des habitants est au chômage. Mais cette annonce a aussitôt été démentie par le ministre des finances. Le Premier ministre, Habib Essid, a dû écourter son séjour au forum de Davos pour retourner d’urgence en Tunisie, non sans faire un crochet par Paris le vendredi 22 janvier. À l’Élysée, François Hollande l’a assuré de son soutien pour faire face aux troubles sécuritaires (en mélangeant allègrement les attentats de Daech et les manifestations sociales), comme en écho à l’offre de service que Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur de Sarkozy, avait lancée à Ben Ali juste avant sa chute.

Le pouvoir des « hommes d’affaires »

Cette « semaine de la colère » s’achève avec plus de cinq cents arrestations parmi les jeunes manifestants. Le premier ministre a salué, dimanche 25 janvier, l’efficacité et la retenue (sic) des forces de l’ordre, assurant que les « casseurs » seraient poursuivis en justice. Il s’est montré menaçant à l’égard de l’extrême gauche en fustigeant les « courants destructeurs qui ont tenté d’exploiter » la situation. Enfin, il s’est adressé de manière condescendante aux « manifestants pacifiques » porteurs de « justes revendications » en leur conseillant… d’être patients.

Le gouvernement actuel est une coalition de quatre partis, dominée par Nidaa Tounès, une machine à recycler les anciens du RCD (le parti gouvernemental sous Ben Ali) et les islamistes d’Ennahdha. Il s’appuie sur l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), élue fin 2014, qui compte plus de trente millionnaires parmi ses deux cent dix-sept députés ! Parmi eux, Mohamed Frikha, député islamiste, qui a monté une compagnie aérienne bidon, Syphax Airlines, pour siphonner les subventions publiques, avant de profiter de son immunité parlementaire pour échapper aux poursuites. Ou encore Zohra Driss, députée de Nidaa, héritière d’une famille milliardaire qui contrôle des pans entiers de l’économie à Sousse, qui a dicté au gouvernement un plan de soutien à l’industrie du tourisme après l’attentat qui a eu lieu dans un hôtel lui appartenant… Plan qui a rempli les caisses du patronat mais n’a empêché aucun licenciement dans ce secteur clé de l’économie tunisienne.

Dans cette assemblée de kleptocrates, résultat de la fameuse « transition démocratique » couronnée l’an dernier d’un prix Nobel de la paix, les « laïcs » de Nidaa et les religieux d’Ennahdha s’entendent comme larrons en foire pour favoriser les milieux d’affaires. Ainsi une loi de recapitalisation des banques a été votée en deux jours, en plein mois d’août, à la quasi-unanimité des députés présents : un modèle de socialisation des pertes alors que les profits financiers restent solidement entre les mains du privé.

Mais c’est le projet de loi de « réconciliation économique » qui a déclenché une vague de manifestations à la fin de l’été dernier. Toute honte bue, le gouvernement et les députés ont garanti l’amnistie des grands bourgeois corrompus, piliers du système Ben Ali. La clique d’affairistes milliardaires qui gravitait dans l’ombre des Trabelsi – la belle-famille du dictateur –, n’a donc jamais quitté le pouvoir. La seule différence est qu’elle magouille désormais dans l’enceinte de l’assemblée et non plus dans le palais présidentiel.

Dernier scandale en date : le gouvernement avait prévu de confier à la banque Lazard la préparation d’un « plan quinquennal de développement » pour la Tunisie. Ou comment sous-traiter les promesses politiciennes à un groupe financier !

Voilà ce que valent les discours sur le « développement économique » ou la « résorption des inégalités entre régions » tenus par ce nouveau pouvoir « démocratique » mais bien bourgeois. Pas étonnant que le taux de chômage officiel soit passé de 12 à 15 % en cinq ans.

« Si une deuxième révolution doit éclater… »

En 2011, les jeunes tunisiens avaient fait tomber Ben Ali en scandant : « Un travail est un droit, bande de voleurs ». La chute du dictateur avait inauguré un cycle de grèves ouvrières et de sit-in de chômeurs que la bourgeoisie, sans se priver de les réprimer, a tenté d’étouffer en mettant en scène la « transition démocratique » : assemblée constituante, succession de gouvernements provisoires, affrontements entre islamistes et tenants de la « laïcité », qui gouvernent maintenant ensemble… Mais le problème du chômage n’est pas réglé, il s’est même aggravé.

Aujourd’hui, la transition est terminée, la nouvelle Constitution est adoptée, mais les ouvriers et les chômeurs de Tunisie sont toujours dans la même situation de misère… Et descendent toujours régulièrement dans la rue pour se faire entendre. Ce n’est pas l’énergie qui manque à la classe ouvrière tunisienne pour imposer ses revendications, mais une organisation politique qui défende réellement ses intérêts.

Il y a bien des organisations qui se réclament du mouvement ouvrier en Tunisie, en particulier le syndicat UGTT, fort de centaines de milliers d’adhérents dans le monde du travail. Si sa base a joué un rôle important dans toutes les phases de la révolution, sa direction s’est distinguée par sa politique de collaboration de classes dans le « Quartet du dialogue national [1] » en 2013, couronné par un prix Nobel de la paix pour avoir réconcilié les partis bourgeois Nidaa Tounès et Ennahdha et permis l’adoption de la nouvelle Constitution.

Le 19 janvier dernier, alors que la contestation entamée deux jours plus tôt à Kasserine commençait à s’étendre, la direction de l’UGTT annulait pour la énième fois un appel à la grève générale qu’elle avait elle-même lancé quelques jours plus tôt, et signait un accord minable sur les salaires avec le patronat, à la grande joie de ce dernier.

Alors que les campagnes pauvres et les quartiers ouvriers de Tunisie entraient en rébellion au cours de cette même semaine, le secrétaire général de l’UGTT se contentait de proposer au gouvernement le retour au « dialogue national » pour un plan de sauvetage économique et social destiné à « ramener la paix sociale ».

Heureusement, depuis cinq ans, la jeune classe ouvrière de Tunisie se mobilise sans attendre les consignes de ce genre de dirigeants. Comme le dit Moslem, jeune chômeur grièvement blessé lors de la révolution de 2011, handicapé à vie  : « La liberté d’expression est presque le seul acquis de la révolution, et on ne se taira pas ! Certains qualifient les événements de janvier 2011 de “révolte”. Mais nous, nous parlons encore de “révolution”. C’est juste qu’elle n’est pas terminée. C’est un processus en cours. Et si une deuxième révolution doit éclater, on sortira de nouveau dans la rue : nous sommes prêts » [2].

27 janvier 2016, Raphaël PRESTON


[1Cf. « De la dictature au parlementarisme… et vice et versa ? », Convergences Révolutionnaires n°89

[2https://ijsbergmagazine.com/calmement/33153-plombes-revolution-tunisienne

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Numéro 103, janvier-février 2016