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Mondialisation - L’arène retrouvée du capital financier

1er mars 1997 Monde Économie

Le capitalisme se porte bien. Ses bilans statistiques crèvent les plafonds. Les bourses du monde entier vont de records en records. Ce qu’on appelle « la croissance » économique mondiale, aurait approché 4 % en 1996, contre 3,5 % en 1995. Ce chiffre recouvre d’énormes disparités, certes. Mais la dynamique venue d’Asie et surtout des États-Unis redevenus la puissance mondiale la plus compétitive ajoute à l’euphorie des tenants du système. Ces quinze dernières années, la richesse totale produite aurait connu une progression sans précédent. A en croire les études des Nations Unies, de 1973 à 1993, le PIB mondial aura plus que quintuplé, et rapporté à la croissance de la population, le « revenu » par habitant de la planète aura presque triplé ! Miracle des moyennes ! Tout cela, en dépit du ralentissement de la croissance et de trois récessions en vingt ans et autant de kracks financiers.... mais que, divine surprise, les États impérialistes de cette fin siècle ont l’air de savoir gérer, du moins jusque-là... Un développement inégal et chaotique, gros de victimes et de catastrophes présentes et à venir ? Toutes les bonnes âmes du système en conviennent. Mais depuis que les scientifiques ont popularisé l’idée que le « chaos », somme toute, faisait partie de toute dynamique évolutive, la bourgeoisie s’est dotée d’une nouvelle justification idéologique. Qu’à cela ne tienne, vive le chaos capitaliste ! Pour un peu, elle s’annexerait la dialectique marxiste, si cela lui permettait d’annoncer non pas la fin, mais la pérennité de son règne.

La crise ? Quelle crise ? Cela fait quinze ans que les taux de profit ont retrouvé les niveaux atteints pendant la période faste de l’après-guerre. Le capital a bien eu quelques angoisses, dans les années 70 : la part des profits sur la richesse produite eut l’air un temps de diminuer. Les crises monétaires, l’inflation, les chocs pétroliers, la récession de 1974, avaient ébranlé les certitudes. Mais les états-majors impérialistes veillaient. Ils étranglèrent d’abord deux continents entiers, l’Afrique et l’Amérique latine, priés de rembourser plutôt deux fois qu’une intérêts et capital à leurs usuriers occidentaux ; puis, dans la même foulée, on mit au pas les populations des métropoles impérialistes elles-mêmes. Les licenciements massifs, l’austérité salariale, le démantèlement des protections sociales, la reconstitution d’une énorme armée industrielle de réserve dans les pays riches, firent merveille. En moins d’une décennie, dès le milieu des années quatre-vingt, les taux de profit retrouvèrent des niveaux semblables à ceux des années soixante, à l’apogée des dites « trente glorieuses ». Certes, l’accumulation du capital productif proprement dit s’accomplit désormais à des taux moins rapides que lors des années qui suivirent la reconstruction d’après guerre. C’est que la centralisation financière du capital prend toujours le pas et pèse sur l’accumulation productive, selon la logique contradictoire de la reproduction du capital décrite par Marx en son temps. Mais qu’importe. Cela fait plus de dix ans que la frénésie de la spéculation financière s’est emparée de la planète. La finance et les profits explosent, le capital connaît une nouvelle phase de concentration accélérée, il s’interpénètre, s’exporte, s’internationalise... à un rythme qu’il avait perdu depuis 1914. Le contrôle des flux et des entrées ? C’est bon pour les immigrés, les pauvres, les corvéables, les exclus, les humiliés. Aux capitaux et leurs détenteurs la liberté sans frontières, l’assistance des États et la charité subventionnée à grande échelle ! Les rois de la finance mondiale, qui sont aussi ceux de l’armement, de l’automobile, du béton, de la chimie, de l’agro-alimentaire, des biotechnologies et de l’électronique... se coalisent autant qu’ils s’affrontent, en toute liberté et « déréglementations », sur les vieux marchés européens et américains. Ils divisent leurs effectifs salariés par deux, par trois, par quatre... dans leur course effrénée à la compétitivité, puis se bousculent accessoirement vers les quelques marchés « émergents » qu’ils guignent en Amérique latine et en Asie.

Avec tout cela, les riches n’ont jamais été aussi riches. Mieux qu’à la Belle Epoque, qu’au temps des Années folles, et c’est peu dire ! Les 358 personnes les plus riches du monde, ont un revenu supérieur aux 45 % des habitants les plus pauvres, soit 2,6 milliards de personnes. Chacun de ces milliardaires en dollars pèse plus que 7 millions de pauvres ! Car la nouvelle mondialisation du capital financier, c’est cela : une polarisation sans précédent de la richesse et de la misère, entre continents, entre pays du même continent, entre régions et classes sociales du même pays, y compris au sein de toutes les métropoles impérialistes. A commencer par les États-Unis, la plus puissante, la plus riche, qui viennent de connaître six années successives de « prospérité », mais où le pouvoir d’achat des ouvriers a baissé de 15 % en vingt ans quand les salaires des dirigeants de sociétés ont grimpé de 220 %. Où l’on se félicite des « créations d’emplois » et de la baisse statistique du chômage, mais où 41 % des pauvres recensés en 1992 avaient un travail ! Où la malnutrition réapparaît, quand le nombre des millionnaires et milliardaires en dollars a battu des records au cours des années quatre-vingt, et 0,5 % de la population détient plus de 56 % des moyens de production privés.

La faute au « libéralisme » ? Au capitalisme « sauvage » ? A ses excès ? A sa « déréglementation » ? Non. Au capitalisme tout court, qui à chaque nouvelle phase de développement et d’expansion accumule de nouveaux prodigieux facteurs de barbarie comme de transition révolutionnaire vers une société socialiste.

S’il fallait comparer la situation actuelle du monde capitaliste à un précédent historique, avec toutes les limites de pareilles analogies, ce ne serait pas tant avec celui de la crise des années trente, en dépit de l’explosion actuelle du chômage, du paupérisme et du sous emploi, qu’avec celui de la fin du 19e siècle et du début du 20e, avant 1914.

A la fin du dix-neuvième siècle, l’économie capitaliste avait connu près de vingt-cinq ans de croissance ralentie, qu’on appela, en France, la « Grande Dépression », entre le krach de 1873 et 1895. La croissance moyenne, chuta d’un point, passant de 4 à 3 % par an, sans reprendre les taux antérieurs jusqu’en 1914. Les reprises économiques furent plus molles, les dépressions plus profondes, mais c’est à cette époque que le capital financier prit son essor et que l’impérialisme bouleversa la planète à la vitesse de l’automobile par rapport à la chaise de poste, pour paraphraser Lénine, à laquelle s’en était tenu le développement pourtant non négligeable du capitalisme du milieu du dix-neuvième siècle.

A partir du krach de 1873, les « monopoles » se constituent, de grands groupes industriels absorbent leurs concurrents et se partagent les marchés. Les grandes banques centralisent l’essentiel du capital argent et cessent d’être de simples intermédiaires pour devenir les pivots d’un capitalisme financier toujours plus dominant. Le capitalisme de « libre concurrence » entre petits producteurs disparaît ou tombe sous la coupe des monopoles. Ce capital financier est sous le contrôle d’une oligarchie financière qui prélève son tribut sur l’ensemble de la société et en particulier au travers de la souscription aux emprunts d’État.

A l’étroit dans les frontières nationales, ce capital s’exporte massivement, d’abord en direction des autres pays industrialisés, mais aussi vers les pays coloniaux ou semi-coloniaux, même si c’est de façon particulièrement inégale.

Les ouvrages marxistes de l’époque (« Le Capital financier » d’Hilferding, 1912 ; « L’accumulation du Capital » de Rosa Luxembourg, 1913 ; « l’économie mondiale et l’impérialisme » de Nicolas Boukharine, 1915. .. « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme » de Lénine, 1916), comme les controverses qui opposaient alors les ailes réformiste et révolutionnaire de la social-démocratie européenne, prennent aujourd’hui une toute nouvelle actualité, plus, en fait, qu’ils n’en eurent pendant la période qui s’étale des lendemains de la Première Guerre mondiale aux années 1980.

L’internationalisation du capital avait été contrariée par la crise de l’entre-deux guerres, et avait pris dans la période de croissance continue de l’après-guerre un caractère plus contrôlé : le capitalisme donnait alors l’illusion de pouvoir offrir sa place à tous.

Tout se passe comme si, au bout de ces soixante années marquées par les ravages de deux guerres mondiales et l’effondrement économique des années trente, l’impérialisme ne renouait pleinement qu’aujourd’hui avec la dynamique et les traits essentiels qu’il avait acquis autour de 1910 : concentration monopolistique ; fusion et interpénétration du capital bancaire et industriel sous forme de la domination du capital financier ; prééminence de l’exportation des capitaux sur l’exportation des marchandises ; concurrence mondiale entre monopoles ; formation d’un marché financier mondial, hégémonie, parasitisme et agressivité du « capitalisme rentier » entravant l’accumulation productive... conquête de marchés extérieurs... Développement accéléré du capitalisme, mais aussi renforcement des inégalités et des contradictions de l’économie mondiale, des différences de rythme de développement... pour reprendre les formulations d’Hilferding ou de Lénine, sans oublier celle de Rosa Luxembourg, qui parlait de « la catastrophe comme mode d’existence du capitalisme ».

Car le capitalisme de « la mondialisation » d’aujourd’hui bute sur les mêmes contradictions fondamentales mises en évidence par les marxistes révolutionnaires du début du siècle. A la différence, bien sûr, que tout a changé d’échelle et de proportions : la population mondiale a triplé, l’urbanisation s’est généralisée, la productivité du travail dans bien des secteurs a plus que décuplé, le progrès technique poursuit sa course exponentielle. L’explosion des forces productives qu’il a libérées se heurte avec une violence encore inimaginable au début du siècle, à l’archaïsme de l’appropriation privée, bien incapable de tirer socialement partie de la révolution technologique et industrielle de l’informatique, dans laquelle certains des réformateurs bourgeois ne voient avec effroi que « la fin du travail » et l’explosion généralisée du chômage, alors même qu’elle annonce très concrètement la possibilité pour l’homme de s’émanciper radicalement des tâches assommantes du travail productif et de celles qui lui sont liées, donc du travail exploité, et de sortir enfin de la préhistoire de l’humanité !

Par certains aspects, tout est reparti... comme en 14, sauf que les contradictions objectives de l’économie capitaliste se sont prodigieusement accusées. Mais, bien sûr, les rapports de forces entre grandes puissances comme l’enjeu de leurs rivalités ont en grande partie changé. Contrairement à l’époque de Lénine et de Rosa Luxembourg, le problème de l’impérialisme n’est pas aujourd’hui de se repartager le monde colonial pour le contrôle et le pillage des matières premières et des ressources naturelles. Loin de se battre pour se partager la planète, les principales puissances impérialistes, du moins dans la dernière décennie, ont eu plutôt tendance à abandonner des zones entières à leur sort (c’est-à-dire au remboursement de leur dette, à l’étranglement, à la misère, donc aux seigneurs de guerre et aux guerres civiles), pour ne parier, et encore avec quelle prudence, que sur les marchés qui semblent offrir suffisamment de sécurité, de stabilité et de garanties. Ce qui ne veut pas dire que le processus actuel d’internationalisation du capital, y compris dans le tiers monde, soit pour autant pacifique. Cette nouvelle phase d’expansion ne se mène pour l’instant que sous la forme d’une guerre économique acharnée entre impérialismes les plus puissants, ceux de la « triade » si bien nommés, du nom des trois pôles traditionnels de la mafia chinoise ! chacun imposant dans sa région d’influence ses conditions et une implacable hiérarchie, en attendant que l’évolution des rapports de forces économiques entre les pôles américains, japonais et européen, ou l’éclatement d’un véritable effondrement économique mondial, posent à nouveau le problème de la guerre impérialiste tout court.

« Tout le monde sait combien le capitalisme monopoliste a aggravé toutes les contradictions du capitalisme », écrivait Lénine à la fin de son livre sur l’impérialisme, en ajoutant aussitôt « ...Mais ce serait une erreur de croire que cette tendance à la putréfaction exclut la croissance rapide du capitalisme ; non, telles branches d’industrie, telles couches de la bourgeoisie, tels pays manifestent à l’époque de l’impérialisme, avec une force plus ou moins grande, tantôt l’une, tantôt l’autre de ces tendances. Dans l’ensemble, le capitalisme se développe infiniment plus vite qu’auparavant, mais ce développement devient généralement plus inégal, l’inégalité de développement se manifestant en particulier par la putréfaction des pays les plus riches en capital ». La remarque vaut manifestement pour la période actuelle.

Comme au début du siècle, ce n’est pas la réalité de la « mondialisation » capitaliste qui est en cause. L’accélération actuelle du processus d’internationalisation du capital n’est guère contestable, même si, comme au début du siècle, l’internationalisation du capital financier, en flux et en volume, précède de loin celle du capital productif. Reste à prendre la mesure de l’immense coût économique et social du parasitisme financier de l’impérialisme, des limites de l’accumulation du capital productif, et à détruire la fable selon laquelle « la libération des marchés » aurait anéanti le rôle des États impérialistes et émancipé les trusts, monopoles, cartels et autres multinationales de leur base nationale. Reste aussi à mesurer l’extrême sélectivité de la pénétration actuelle du capitalisme dans le tiers monde, qui suffit néanmoins à bouleverser la vie sociale de plusieurs milliards de personnes, et à précipiter dans le prolétariat actif ou en surnombre des populations entières, représentant des centaines de millions de personnes, soit au moins autant de prolétaires qu’au sein des métropoles impérialistes.

Quant à la discussion sur les faits et méfaits de la mondialisation du capital, elle ressemble assez à celle qui partageait les réformistes et les révolutionnaires internationalistes du début du siècle, entre ceux qui préfèrent s’en prendre au « libéralisme » et au « capitalisme sauvage » comme s’il existait un capitalisme vertueux, et ceux qui voient dans la phase d’expansion actuelle du capital l’accumulation des conditions objectives de l’exacerbation de la lutte de classe et de la révolution sociale.

La mondialisation financière

La forme la plus poussée de la mondialisation du capital est celle du capital financier. Les marchés financiers, les systèmes bancaires, la circulation du capital étaient fortement cloisonnés, réglementés et sous tutelle étatique dans la période de l’après-guerre. Les États avaient renforcé leur contrôle pour prévenir les dérives spéculatives à l’origine du déclenchement de la crise de 1929. Les économistes parlent à ce propos de « finance administrée ». Les marchés de capitaux n’ont pas joué un rôle majeur dans l’essor de la production entre 1945 et 1980, les banques se substituant à la Bourse pour avancer par création monétaire des capitaux aux industriels. C’était particulièrement le cas en Europe et au Japon.

Les désordres monétaires liés à l’abandon du système de parités fixes entre les monnaies en 1973, les déséquilibres commerciaux, la difficulté croissante des capitaux à se valoriser dans la production, puis les politiques de désinflation compétitive menées par tous les États au tournant des années quatre-vingts, ont créé une situation propice à l’essor d’une finance de marché. Le rétablissement des profits des entreprises à coups de blocage des salaires et de vagues de licenciements dopa le marché des actions, tandis que la hausse brutale des taux d’intérêt assurait une rémunération usuraire aux créanciers. Les déficits et la dette publics des grands États impérialistes s’aggravèrent brutalement dans les années 80. Afin de financer ces déficits sans relancer l’inflation, les gouvernements des grandes puissances emboîtèrent le pas aux États-Unis et se livrèrent à une concurrence pour attirer l’épargne mondiale. Ils « modernisèrent » les marchés, libérèrent la circulation du capital à l’échelle internationale, déréglementèrent tout le secteur, permirent à tous les acteurs de la finance - banques, compagnies d’assurance, fonds de pension, grandes entreprises - d’intervenir sur tous les marchés. Les titres de la dette des États furent l’un des principaux aliments de l’expansion de ces marchés.

Leur expansion s’explique également par la capacité toujours plus grandes des grandes institutions financières à canaliser la moindre épargne vers la Bourse. Les banques recueillent les salaires ou les prestations sociales de l’ensemble des travailleurs, qui forment les dépôts à la base de leurs crédits aux investisseurs, ou plutôt aux spéculateurs, qui lorsque les taux d’intérêt à court terme sont assez bas, n’hésitent pas à s’endetter pour spéculer. Mais de nouveaux acteurs sont devenus prépondérants sur les marchés financiers : les fonds de pension, particulièrement développés aux États-Unis et en Grande-Bretagne, drainent les cotisations retraites des travailleurs, et entre autres, les jouent en Bourse. Cette formidable source d’épargne forcée sur le très long terme (et les sommes en jeu dépassent largement le budget de l’État), mais concentrée entre les mains des gestionnaires de ces fonds, de propriété des salariés, devient celle de la classe capitaliste. C’est l’une des beautés de ce capitalisme de fin de siècle, d’avoir puisé sa principale source de capital à risque... chez les futurs retraités ! En treize années, de 1980 (date de la hausse générale des taux d’intérêt) à 1993, la valeur de ces fonds de pension exprimée en pourcentage de la production nationale est passée de 36 à 68 % aux États-Unis. Ils géraient plus de 3500 milliards de dollars d’actifs en 1993, soit davantage que toute la production de la France et du Royaume-Uni réunis. Par comparaison, les fonds d’investissement, sorte de fonds communs de placement qui collectent l’épargne pour la placer, ne géraient « que » 3000 milliards de dollars en 1996, trois ans plus tard. On comprend que la création récente des premiers fonds de pension en France suscite bien des convoitises.

Les dirigeants de ces fonds, comme les compagnies d’assurance et les banques, qui jouent de plus en plus sur les marchés, placent leurs avoirs en immeubles, mais surtout en actions et en titres de la dette publique. Motivés par les gains sûrs et rapides, ils usent de leur poids dans les conseils d’administration pour favoriser la rentabilité à très court terme. De par leur importance dans le financement de la dette publique de nombreux pays, ces fonds exercent de fait une pression sur le rendement de ces titres, en incitant les gouvernement à mener la politique qu’ils jugent la plus favorable à leurs intérêts.

De son côté, le capital industriel s’est converti rapidement au capital rentier. Dès le début des années 80, les firmes industrielles ont renforcé leurs directions financières, créé ou acheté des banques, afin d’utiliser au mieux une fraction croissante de leurs profits à acquérir des titres ou à spéculer sur les devises ou le marché monétaire, au détriment des investissements productifs. Entre 1982 et 1989, les entreprises françaises, par exemple, ont utilisé de plus en plus leurs ressources disponibles à l’acquisition de titres (obligations, actions d’autres sociétés) : leur part s’est élevée de 2,9 % à 35 %, au détriment de l’investissement productif, dont la part s’est réduite de 76 à 47 %. Et encore, les groupes industriels ou de services ne se contentent pas de placer leurs excédents : ils empruntent sur le marché des capitaux à court terme pour acheter de nouveaux titres. Cette financiarisation croissante des entreprises reste très concentrée : 400 entreprises seulement détiennent 75 % des actifs financiers détenus par des entreprises dite « non financières ».

Les marchés des actions ont connu des hausses sans rapport avec la hausse de la production, ni même avec celle des profits. Tokyo avait gagné 233 % de 1986 à 1989, avant que la capitalisation boursière ne se dégonfle des deux tiers en 1990, la ramenant à un niveau proche de 1986. Wall Street inquiète à nouveau les autorités monétaires, au dixième anniversaire du krach de 1987. En 1992-1993, les bourses françaises et allemandes avaient affichées de bonnes performances, en pleine récession ! Le dégonflement récurrent de tout ce capital fictif, ce qu’on appelle l’éclatement des bulles spéculatives (provoqué ou non par les banques centrales ou les grandes institutions financières) - krach de Wall Street en 1987, krachs obligataires, effondrement du marché de l’immobilier dans la plupart des pays riches et de certains pays dits « émergents », variations brutales des cours des devises, des matières premières... pénalisent à terme et fragilisent l’ensemble de l’économie. Les marchés financiers sont par définition instables (et le sont d’autant plus qu’ils sont « libérés » et mondialisés), et l’instabilité se paye. Pour contourner cette instabilité, les principaux acteurs financiers ont développé de nouveaux « produits » (marché à terme, options, futures...) qui fonctionnent comme des assurances individuelles contre la variation des taux de change ou des taux d’intérêt. Mais la garantie qu’un industriel ou un fond d’investissement obtient moyennant une commission ne supprime pas le risque, mais le transfère à un autre acteur qui l’assume ou s’assure lui- même contre le risque et ainsi de suite... De l’avis des autorités monétaires et financières elles-mêmes (qui avouent savoir très peu de choses sur ces marchés à haut risque et forte rémunération mais particulièrement opaques), l’essor de ces marchés « dérivés » ne contribue qu’à accroître le risque de l’ensemble du système financier, donc son instabilité et sa fragilité.

Jusqu’à présent les Banques centrales et les États ont pu contenir les krachs, en émettant massivement de la monnaie et en se portant garant pour les banques ou les institutions financières défaillantes. Mais la répétition de tels chocs pourraient les déborder très largement, sans même parler de l’énorme coût social que représente cette socialisation des « pertes » systématique.

Outre l’instabilité qu’il communique à l’ensemble de l’économie, le mécanisme même du capital financier en fait un capital parasitaire par excellence. C’est ainsi que le haut niveau des taux d’intérêt à long terme depuis près de 15 ans signifie que les propriétaires de capitaux exigent une rémunération très forte de leur capital, autrement dit un retour très rapide de leur capital : rares sont les projets industriels qui assurent des profits aussi élevés et une sécurité suffisante. Les projets industriels qui sont retenus doivent avoir une « profitabilité positive », c’est-à-dire rapporter davantage que les placements financiers. C’est dire si la sélection élimine bien des projets qui répondraient sans doute à des besoins économiques. La faiblesse de l’accumulation de capital productif limite à son tour la création de richesses, et c’est ainsi que le tribut prélevé par le capital financier sur l’ensemble de la société devient de plus en plus lourd.

Le nouvel essor des multinationales et la centralisation du capital productif

Il n’y a pas que le capital financier qui se soit largement internationalisé. Les investissements directs à l’étranger des firmes multinationales ont été le fer de lance d’une recomposition à grande échelle du capital productif. Ces exportations de capitaux s’inscrivent dans un vaste mouvement de centralisation du capital au sein même de la zone impérialiste.

La moindre croissance des débouchés, la politique de privatisations et de déréglementations des États, ont conduit les grands groupes à s’accroître en rachetant leurs concurrents ou en fusionnant avec eux. Le transport aérien, l’énergie, les télécommunications, la pharmacie ou la défense ont été le théâtre d’une recomposition de grande ampleur. En Europe et au Japon, les privatisations nombreuses de secteurs entiers dans les secteurs de base de l’équipement, l’énergie, les transports et les télécommunications, ouvrent la voie à un mouvement comparable à celui qui se poursuit aux États-Unis. Le phénomène des fusions-acquisitions déjà caractéristiques des années 80, a fait un nouveau bon dans les années 90. Et à chacune de ces opérations, le nouveau groupe se débarrasse d’une fraction de son personnel.

Une fraction de ces fusions-acquisitions se produit entre firmes étrangères. Le volume moyen de ces « investissements directs à l’étranger » (il faudrait plutôt parler « d’acquisitions à l’étranger », tant ces « investissements » contribuent peu à la croissance productive) a été multiplié par quatre entre les années 80 et 90. Portée par les multinationales, cette interpénétration des capitaux concerne essentiellement les pays impérialistes eux- mêmes. En 1994, plus de 90 % du stock d’investissements à l’étranger était le fait des firmes multinationales des pays impérialistes et ces mêmes pays en avaient accueilli les trois quarts. Depuis le début des années 90, quelques pays du tiers monde captent une part croissante de ces investissements, essentiellement en Asie et en Amérique Latine. La Chine, l’Indonésie, la Malaisie, Singapour, la Thaïlande, Hong Kong, le Mexique et le Brésil absorbent les 4/5 des investissements directs à destination du tiers monde. Ces pays, de par l’importance grandissante de leur marché intérieur, réelle ou anticipée, offrent ainsi des débouchés rémunérateurs pour les capitaux en mal de placements productifs dans les pays riches. Et désormais ce ne sont plus les prises de contrôle des sources de matières premières ou d’énergie qui attirent les capitaux, mais l’industrie ou les services.

Le poids des multinationales dans l’économie mondiale s’est de fait encore accru au cours de ces vingt dernières années, malgré les licenciements massifs auxquelles elles ont procédé. Elles contrôlent de plus en plus le commerce mondial, qui s’effectue entre firmes d’un même groupe. Les différentes productions sont réparties dans les unités de production de par le monde, en fonction des avantages qui leur sont offerts dans les pays d’accueil. Mais ces firmes gardent leur base nationale : on est loin de firmes qui n’auraient « plus de patrie ». En revanche, elles peuvent mettre les États en concurrence pour l’accueil de leurs unités de production, arrachant ainsi subventions et dégrèvements d’impôts à tout va.

La concurrence sur les marchés internationaux régionaux

L’internationalisation croissante de la vie économique a été confortée par la création de l’Organisation Mondiale du Commerce, qui a pris le relais du GATT en 1995. Pour les principaux pays impérialistes, et en particulier les États-Unis, il s’agit non seulement de lever le maximum d’obstacles à la concurrence internationale, mais aussi de le faire à leurs conditions. Les impérialistes veulent bien la libre circulation des marchandises, des services et des capitaux, mais à condition par exemple de se protéger des risques éventuels comme les transferts de technologie en faveur de pays moins puissants ou de pays sous-développés.

Dans le même temps, les États-Unis et le Japon ont tenté de structurer leur arrière-cour, en Amérique comme en Asie. Les accords de libre-échange ou de coopération au niveau régional se sont multipliés ces dernières années : création de l’APEC en 1989 et de l’ASEAN (en tant que zone de libre-échange) en 1991 (Asie de l’est et Pacifique), de l’ALENA en 1994 (Amérique du nord et Mexique), et du MERCOSUR en 1995 (quatre pays d’Amérique du sud dont le Brésil et l’Argentine).

C’est en Asie que l’intégration régionale est la moins formalisée, mais peut-être la plus intense. Le Japon s’y est désormais substitué aux États-Unis comme principal pourvoyeur de biens d’équipements et principal investisseur dans une région qui est aussi la plus dynamique de l’économie mondiale depuis plus de dix ans. La délocalisation par le Japon d’une partie de sa production industrielle est un moyen de contrer la baisse de compétitivité de ses produits face au concurrent américain.

L’Union Européenne est à la fois la plus ancienne et la plus avancée des zones de libre-échange et de coopération économique. 35 ans après la signature du traité de Rome, le bilan n’est certainement pas négligeable. Aiguillonnées par la concurrence de l’impérialisme américain, les bourgeoisies européennes ont été amenées à des concessions mutuelles. Les impérialismes de seconde zone, comme la Grèce ou le Portugal, bénéficient de transferts de fonds de l’Union, transferts dont les trusts allemands, français, britanniques ou italiens bénéficient sous forme de commandes. L’adoption d’une monnaie unique prévue par le traité de Maastricht devrait renforcer considérablement l’intégration économique européenne tout en rognant la souveraineté des États nationaux. C’est là où le bât blesse. Les gouvernements européens sont manifestement prêts à accepter un transfert de souveraineté monétaire, mais se refusent pour l’instant à s’engager dans la voie du fédéralisme budgétaire. Or l’un peut difficilement aller sans l’autre.

Pour les bourgeoisies d’Europe, le critère de réussite de la construction européenne n’est certainement pas la construction d’un bunker face aux Américains ou aux Japonais. Les opportunités offertes par exemple par le marché unique européen ont suscité des restructurations qui se sont traduites par de nombreuses acquisitions entre firmes européennes. Mais dans le même temps, les entreprises européennes ont encore fortement augmenté le nombre de leurs acquisitions hors d’Europe, aux États-Unis en particulier. De leur côté les entreprises américaines, qui investissent depuis longtemps en Europe, ont sans conteste la possibilité de profiter largement des avantages du marché unique... La constitution de zones de libre-échange et de coopération économique au niveau régional ne s’oppose pas, pour l’instant, à l’ouverture tous azimuts de ces pays à l’économie mondiale. Bien au contraire, les deux phénomènes semblent se renforcer mutuellement.

Les États impérialistes sous le régime de la « dictature » des marchés

Les États des grandes puissances industrielles seraient- ils les victimes de la mondialisation économique et financière, comme voudrait le faire croire la propagande bourgeoise ? La dictature des marchés les aurait-elle condamnés à renoncer à leur rôle économique, à s’effacer devant le libre jeu de la concurrence capitaliste ? A n’être que les laissés pour compte, passifs et discrets, de la mondialisation ?

Si les États sont « victimes » (si par exemple leur dette publique les met en concurrence et les incite à adopter des politiques économiques et fiscales toujours plus favorables au capital), ce sont des victimes très consentantes, eux qui ont largement contribué à forger le cadre des marchés financiers et à déréglementer la concurrence.

En réalité, la fameuse « dictature » des marchés n’existe que par la volonté des États impérialistes les plus puissants, qui eux-mêmes fixent et imposent les règles du nouveau jeu financier aux impérialismes de deuxième et troisième zone sans parler des pays sous-développés à économie « émergente » ou pas, qui, eux n’ont jamais eu droit à la parole. La mondialisation du capital financier est extrêmement hiérarchisée, et la marge de manoeuvre de chaque État dépend de sa place dans la hiérarchie !

Opposer les États impérialistes aux marchés relève de la pure fiction. Cela supposerait que les gouvernements défendent d’autres intérêts que ceux des principaux acteurs de ces marchés. Or rien de tel, bien au contraire.

En fait, jamais les États n’ont eu un rôle aussi important dans l’économie capitaliste que sous la domination des marchés financiers. Ne serait-ce que pour permettre aux dits marchés de continuer à exister et de se relever des krachs bancaires, boursiers, monétaires, immobiliers qui se sont succédé depuis 1982... Qu’en serait-il des marchés, sans la gestion étatique des krachs successifs, sans la prodigieuse socialisation des pertes prise en charge par les grands États, autrement dit par l’ensemble de leur population, sous forme de programmes d’austérité, d’économies sur les services publics, d’effondrement des protections sociales et de l’emballement de la dette publique ? Oui, le libre jeu de la finance mondiale se paie très cher. Les États ? Mais ce sont les gros bras de la dictature des marchés. Oh, pas d’une dictature anonyme, insaisissable, comme on voudrait le faire croire, mais de la dictature d’un petit milieu d’individus bien connu des dirigeants politiques du monde, qui président pour le compte du grand capital aux décisions des grandes institutions financières publiques ou privées qui drainent les ressources de toute la société.

Les États sont devenus les assureurs tous risques des intervenants des marchés : pile, les détenteurs de titres gagnent, face, l’État paye, et derrière l’État, la population.

Les assureurs, et les débiteurs intarissables : la dette publique fournit l’occasion de placements rentables et sûrs. Car il faut bien que l’État emprunte après avoir allégé la fiscalité sur le capital, qui sort doublement gagnant de l’opération : mieux vaut prêter son argent à l’État que d’en reverser une partie sous forme d’impôt ! En la matière, on n’a rien inventé depuis les Templiers et les rois de France !

Le mécanisme est à l’heure actuelle si bien rôdé, les États ont si bien pressuré budgets publics et sociaux, que le budget d’un pays comme la France est équilibré depuis le milieu des années 1980, si l’on fait abstraction des intérêts. C’est la seule charge des intérêts qui contraint désormais l’État à s’endetter à nouveau. Autant dire que le capital rentier a trouvé dans la manne de l’État le secret du mouvement perpétuel....

Restent les bonnes âmes, tous ces économistes réformateurs qui voudraient juguler le capital rentier mondial et ses excès, et qui appellent de leurs voeux une autorité supranationale susceptible de redonner l’initiative aux gouvernements, aux « politiques ». Les dirigeants des États ne pourraient-ils se concerter pour édicter des règles internationales visant à limiter les effets de la spéculation ou de la concurrence ? Et de suggérer, par exemple, l’instauration d’une taxe (dite « taxe Tobin ») d’un demi pour-cent ou moins sur toute transaction en devises, laquelle taxe serait censée décourager les spéculations sur les monnaies sans trop pénaliser les mouvements de change à finalité commerciale ou productive. Ah ! Si seulement les impérialismes les plus puissants voulaient se donner la main et rogner les ailes de leurs oligarchies financières respectives au nom de l’intérêt général ! L’économiste Keynes, le dieu des réformateurs du capital, préconisait dans les années 30 « l’euthanasie des rentiers » ! Ses disciples prient encore aujourd’hui, en oubliant qu’il n’a pas fallu moins qu’un effondrement économique international et une nouvelle guerre mondiale, pour que l’impérialisme sorti en vainqueur de la tourmente impose ses propres conditions et accessoirement quelques nouvelles règles du jeu à la renaissance de l’accumulation du capital.

Anciennes et nouvelles arrière-cours de l’impérialisme

Si la compétition entre capitaux se joue principalement au sein des métropoles impérialistes, l’arène s’est néanmoins élargie à de nombreux pays sous-développés, tout particulièrement depuis la fin des années quatre- vingt. La part des investissements directs à l’étranger à destination du tiers monde, qui était tombée à moins de 20 % dans les années quatre-vingt, est remontée au cours des années quatre-vingt-dix à près de 40 %. Plus généralement, le total des capitaux étrangers à destination des pays pauvres s’est brusquement accru depuis dix ans, tant en Amérique Latine qu’en Asie (et très récemment dans quelques-uns des pays les moins appauvris d’Afrique), sous la forme d’investissements privés, mais aussi de prises de participation très minoritaires aux entreprises locales, pour profiter de la hausse des marchés boursiers de ces pays.

Sevrés de capitaux pendant les années quatre- vingt, la plupart des pays du tiers monde sont désormais en concurrence pour l’accueil des investissements et placements occidentaux. Sommés d’exporter pour payer leur endettement, ils se retrouvent également en concurrence les uns par rapport aux autres pour l’accès aux marchés riches, ce qui contribue à faire baisser encore les prix de leurs matières premières ou agricoles et à les fragiliser toujours plus. Les candidats à l’accueil de capitaux sont nombreux, et il y a peu d’élus.

Contrairement à ce qu’affirme la propagande bourgeoise et nationaliste, ce n’est pas le bas coût de la main-d’oeuvre qui est le facteur déterminant des investissements et des « délocalisations » : sinon, pourquoi l’essentiel des investissements se concentreraient-ils dans les pays riches et se détourneraient-ils à ce point des pays les plus pauvres d’Afrique ? Quand il s’agit d’investir dans les pays du tiers monde, le coût de la main-d’oeuvre est pondéré par sa productivité, la qualité des infrastructures et des fournisseurs locaux dont la multinationale peut avoir besoin, ou l’importance du marché local quand il s’agit de vendre sur place.

Au cours des dernières années, neuf pays seulement ont totalisé près des quatre cinquièmes de ces « investissements directs à l’étranger » (des investissements qui visent à la création de nouvelles unités de production ou à la prise de contrôle d’unités existantes), dont sept en Asie (Chine, Indonésie, Malaisie, Singapour, Thaïlande, Hong Kong) et deux en Amérique Latine (Mexique et Brésil).

Cet élargissement de la pénétration mondiale du capital a entraîné une polarisation toujours plus poussée de la richesse et de la misère, à toutes les échelles géographiques. Les lignes de fracture s’élargissent non seulement entre les anciennes métropoles impérialistes et les autres, mais aussi entre les continents du tiers monde, entre pays d’un même continent et entre les régions d’un même pays. Les contrastes déjà insupportables se sont encore brutalement accusés depuis le début des années quatre- vingt et quatre-vingt-dix.

Les revenus globaux ont ainsi augmenté rapidement dans une quinzaine de pays seulement (dont les 9 cités plus hauts qualifiés de « pays émergents » par les économistes), totalisant toutefois avec la Chine 1,5 milliard d’habitants, un quart de la population mondiale. Mais dans le même temps, les revenus ont baissé dans cinq fois plus de pays, totalisant 1,6 milliard d’habitants : dans 70 pays en dessous de leur niveau de 1980, et pour 43 d’entre eux en dessous de leur niveau de 1970 ! Ce plongeon dans la misère concerne en particulier les pays d’Afrique, très dépendants des exportations de matières premières et totalement marginalisés dans les échanges, mais aussi une grande majorité de pays d’Amérique Latine et des Caraïbes, du Moyen-Orient et de l’ancien bloc soviétique.

Le sort très incertain des économies dites « émergentes »

Des pays comme la Chine, la Malaisie, l’Indonésie, la Thaïlande, les Philippines... le Vietnam, donc, affichent depuis plusieurs années des taux de croissance compris entre 5 et 10 % par an.

La croissance de la Corée du Sud ou de Taïwan avaient déjà été de cet ordre (et celle du Japon avant eux), sans compter le développement des villes États de Singapour et de Hong Kong. Soit parce qu’ils ont bénéficié d’un soutien économique important dès les années soixante de la part des États-Unis, dans le cadre de la guerre froide, soit parce qu’il s’agissait de villes qui focalisaient bien des flux d’échanges dans une vaste région du monde. En Corée ou à Taïwan, les revenus par habitant ne dépassent pas encore celui des pays les plus pauvres de l’Union Européenne, bien que leur industrie soit déjà plus puissante du fait de taux d’accumulation plus élevés. Pour contourner le renchérissement du coût de leur main-d’oeuvre, les firmes taïwanaises, coréennes ou chinoises de Hong Kong exportent déjà massivement des capitaux dans les pays moins développés de la région, la Chine continentale en particulier. Leurs exportations de marchandises (qui, pour Hong Kong et Singapour, et dans une moindre mesure Taïwan, sont le fait de firmes multinationales occidentales ou japonaises) sont à elles seules supérieures à celles de l’ensemble des autres pays sous-développés, totalisant près de 60 % des exportations en provenance des pays du tiers monde.

A côté de ces quatre « dragons » de l’Asie qui ne totalisent que 70 millions d’habitants, viennent les nouveaux « tigres » asiatiques (selon les métaphores douteuses des journalistes économiques) cités plus haut avec leur 1,5 milliards d’habitants, sans parler du « jaguar » chilien ou même du « dragon celtique » désignant l’Irlande, qui a battu tous les records de croissance en 1995 (+ 10 %) en accueillant de nombreuses filiales de multinationales.

Les économies de ces pays sont plus tirées en avant par leurs exportations que par la dynamique de leur marché intérieur, à la fois faible et disparate. Or les capacités d’absorption des marchés des pays riches sont loin d’être extensibles, surtout à l’heure des politiques d’austérité et de pression sur les revenus modestes. Les marchés occidentaux ne constitueront pas le même levier de développement pour la Chine ou l’Indonésie qu’ils l’ont été pour la Corée, Hong Kong ou Taïwan. D’autant que si les États impérialistes ouvrent leur marchés aux produits que fabriquent leurs propres multinationales, leurs réflexes protectionnistes tendent à fermer l’accès aux hautes technologies à l’industrie de ces mêmes pays qu’ils voudraient « émergents ». Tous les pays sous-développés confondus ne participent aujourd’hui que pour 3 % de la recherche mondiale et rien ne montre que cette proportion puisse évoluer.

D’ores et déjà, les pays comme la Thaïlande, la Malaisie, l’Indonésie, qui sont les plus avancés de la région après le Japon et les quatre « dragons », ne suivent pas le même chemin que la Corée. Les inégalités de revenus y sont plus marquées, l’effort de scolarisation et d’éducation plus faible, la maîtrise des industries implantées sur leur sol davantage entre les mains des groupes étrangers. Autant de handicaps qui fragilisent la croissance, empêchent la constitution d’un véritable marché intérieur et compromettent tout développement économique un tant soit peu stable et prolongé.

Si une forte croissance est une condition nécessaire au développement, elle n’est pas suffisante, surtout quand le niveau de départ est très bas. Le Brésil est une puissance industrielle depuis les années soixante-dix, sans être parvenu non seulement à modifier à son avantage la hiérarchie des puissances, mais sans même qu’une grande partie de sa population ait vu ses conditions de vie s’améliorer, au contraire. Et si les revenus sont un peu moins mal répartis en Asie qu’en Amérique Latine, les inégalités se creusent partout.

La Chine illustre à elle seule les multiples contradictions de ce développement. La croissance officielle de sa production (8 % par an sur 15 ans, mais c’est un chiffre qu’il vaut mieux sérieusement pondérer tant les autorités chinoises sont réputées pour forcer les statistiques), lui aurait permis de multiplier sa production et le revenu moyen par plus de trois sur la période. Ce qui a suffi aux journalistes pour extrapoler et prédire qu’à un tel rythme, la Chine deviendrait dans les dix ou vingt ans à venir la seconde puis la première puissance du monde par la masse de sa production... Mais même dans cette hypothèse improbable, la population ne serait toujours pas sortie du sous-développement, avec des niveaux de revenus par habitant qui seraient encore inférieurs à ceux de la Malaisie aujourd’hui.

L’essor de la production en Chine tient en premier lieu aux contre-réformes agraires qui ont rétrocédé la gestion et l’exploitation des terres aux paysans. De 1978 à 1984-1985, l’écart de revenus entre la ville et la campagne s’est réduit. Mais ces écarts se sont creusé à nouveau dès 1985, au sein de la population rurale d’abord, entre la population rurale et la population urbaine ensuite. L’introduction de mécanismes de marché à la campagne s’est accompagnée d’une insécurité accrue et d’un exode rural massif. En second lieu, l’ouverture aux financements et aux investissements étrangers a contribué à l’essor de la production industrielle et aux exportations de produits manufacturés, dont la moitié sont le fait de sociétés étrangères.

Mais en l’absence d’un véritable marché national, les goulots d’étranglements entre secteurs se multiplient. Les besoins en infrastructures (énergie, transports, communications.) croissent démesurément : ce sont des investissements indispensables à terme, mais l’État comme les autorités locales n’ont plus les moyens ou la volonté de les réaliser. Le taux d’investissement très élevé (40 % des nouvelles richesses produites en 1994 seraient consacrées à l’accroissement du capital, selon les normes comptables en vigueur) s’explique davantage par l’immobilier frappé d’une spéculation très forte, que par la modernisation du parc industriel : la Chine investit moins en équipements nouveaux que l’Inde !

La croissance chinoise n’a pas transformé la société uniquement dans les régions côtières, mais les inégalités régionales se sont accrues considérablement. Les zones franches de la côte ont attiré de très nombreux investissements de la diaspora chinoise, de Hong Kong, de Taiwan et du sud-est asiatique. Mais ces nouvelles implantations industrielles exportent l’essentiel de leurs production, et plus significatif encore peut-être, importent de l’extérieur des produits intermédiaires au détriment des liens traditionnels avec les régions de l’intérieur du pays. Si la bourgeoisie chinoise de l’intérieur et de l’extérieur et les satrapes régionaux y trouvent des sources d’enrichissement rapide, l’anarchie de la croissance, ses déséquilibres, la soif de profit à court terme... aggravent d’autant les tensions régionales et sociales. En 6 ans, la part des 20 % des Chinois les plus riches dans le revenu national a augmenté de 5 points, à 33 %, tandis que la part des 40 % les plus pauvres reculait également de cinq points, à 25 %. Les disparités de revenus selon les régions allaient de 1 à 8 en 1991.

Les marchés intérieurs de la plupart de ces pays « émergents » sont bien trop fragiles et déséquilibrés pour entraîner par eux-mêmes un véritable développement national. Mais tels qu’ils sont, ils suffisent en revanche à attiser les convoitises occidentales.

Car à côté de la classe ouvrière se développe également une petite bourgeoisie, petits patrons, encadrement technique et commercial des entreprises, petits commerçants. Ce sont ces nouvelles couches que visent les entreprises étrangères quand elles viennent s’implanter sur ces marchés. Disposant d’un pouvoir d’achat suffisant, elles constituent une demande solvable que les entreprises étrangères ne négligent plus : 100 millions d’Indiens ne représentent qu’une petite fraction de la population indienne, mais un marché intéressant. L’implantation d’unités de production à proximité des marchés est le motif invoqué le plus souvent par les entreprises multinationales qui s’implantent dans les pays « émergents », avant même l’intérêt des bas salaires.

Selon une étude du ministère de l’industrie, 10 % de la population en Asie disposerait d’un pouvoir d’achat comparable à celui des pays occidentaux, ce qui représenterait, au total, un marché comparable à celui de l’Europe... au sein d’un océan de dénuement noyant 90 % de la population. Le marché chinois du ciment représenterait 20 fois le marché français, et 6 fois le marché américain. Les grands marchés d’équipement, des télécommunications au traitement de l’eau, ou l’immobilier, en proie à une spéculation effrénée, font saliver les firmes multinationales.

Pour le capital occidental en mal d’exportations de capitaux, c’est là l’avantage de ces grands pays très peuplés de l’Asie. La pénétration du capital étranger ne crée ni le réseau dense d’infrastructures et d’équipements matériels et culturels susceptibles de permettre à l’ensemble de la population d’accéder ne serait-ce que progressivement au mode de vie occidental, mais permet l’émergence de ghettos de nouveaux riches assez nombreux pour constituer autant de marchés pour ses multinationales.

La prolétarisation du tiers-monde

A défaut de véritablement industrialiser le tiers monde, le capitalisme en bouleverse toujours plus vite la physionomie sociale. L’urbanisation des populations continue de progresser, puisque près d’un habitant de la planète sur deux vit désormais en ville. En Chine par exemple, la population urbaine non agricole a augmenté de 50 % entre 1982 et 1990 pour atteindre 219 millions. Et cette tendance devrait se poursuivre, malgré les tentatives du gouvernement central d’interdire l’installation de dizaines de millions de paysans.

Globalement, la part de la population employée dans l’industrie a augmenté dans les pays pauvres, passant de 9 % en 1965 à 16 % aujourd’hui, atteignant 35 % en Corée, 23 % en Malaisie, et 15 % en Chine. Ce qui signifie qu’un peu plus de la moitié des 450 à 500 millions d’hommes qui travaillent dans l’industrie sur l’ensemble de la planète, vivent aujourd’hui en dehors des pays les plus riches, et cette proportion croît d’année en année.

Toujours est-il que la classe ouvrière du tiers monde se constitue et se différencie déjà. Les pays où les régions les plus dynamiques connaissent une pénurie de main-d’oeuvre qui permet aux travailleurs de lutter plus efficacement pour l’amélioration de leurs conditions de vie. En 1987, en Thaïlande et dans les quatre « dragons », le temps de travail culminait à 2500 heures par an, soit 62 % de plus qu’en France. En 1992, le temps de travail annuel avait baissé à 2200 heures. La dernière grève générale en Corée du Sud donne la mesure de ce qui est déjà une tradition de combativité du prolétariat de ces pays-là. Mais les grèves, l’agitation dans les usines ont également touché des pays comme l’Indonésie et la Chine. La mondialisation du capital financier, à défaut de sortir les populations de la misère, pourrait bien contribuer à mondialiser la lutte de classe et apporter son sang neuf au mouvement ouvrier international.

Sauf dans quelques rares pays, comme la Malaisie, le chômage sévit partout, et bien au-delà des chiffres officiels de 120 millions pour l’année 1995, puisque ne sont pas comptabilisés des dizaines de millions de travailleurs qui n’exercent que des métiers occasionnels ou précaires. La paupérisation devançait également largement la prolétarisation dans l’Angleterre du dix-neuvième siècle, même si le poids relatif de « l’armée industrielle de réserve » et de sa couronne de paupérisme consolidé n’a jamais été si flagrant qu’à notre époque. Mais cela aussi fait précisément partie de la logique contradictoire de l’accumulation du capital, dont la phase actuelle de mondialisation semble faire redécouvrir les lois.

Un chômage et un paupérisme permanents, à la mesure de la nouvelle phase d’accumulation du capital

Il y a encore vingt ans, la population des pays impérialistes considérait le chômage endémique, avec son cortège irréductible de paupérisme et d’économie « informelle », cet euphémisme aseptisé inventé par les économistes pour désigner l’économie du dénuement, avec ses petits boulots et ses misérables trafics, comme le propre du tiers monde, le propre du « sous-développement » en quelque sorte.

Il y avait contresens. A l’évidence.

A l’époque, il était même de bon ton, chez ceux qui se réclamaient du marxisme, de prétendre que Marx s’était trompé sur un point, avait un peu exagéré en somme, avec sa théorie de « la paupérisation absolue ». Certes, on convenait des failles du capitalisme, on déplorait ses crises, ces accidents de l’économie de marché pourvoyeurs de chômage et de paupérisme. Mais que le chômage et la paupérisation permanente accompagnent la croissance, l’expansion du capital, sa mondialisation et ses euphories boursières et financières, aurait passé pour une absurdité.

Et pourtant ! Voilà que depuis vingt ans, est apparu ce phénomène nouveau et déroutant : crise ou pas crise, récession ou relance, le chômage et la pauvreté n’ont pas cessé de croître, y compris dans les pays les plus riches, les plus développés, dont les banlieues se tiermondisent au moment où le capital se mondialise.

Et si c’était Marx, tout simplement, qui avait raison ?

"Plus grandissent la richesse sociale, le capital en fonctionnement, l’ampleur et l’énergie de sa croissance, et par conséquent aussi la grandeur absolue du prolétariat et la force productive de son travail, et plus grandit l’armée industrielle de réserve... Mais plus cette armée de réserve est grande par rapport à l’armée ouvrière active, et plus la surpopulation consolidée... est massive... plus le paupérisme officiel augmente. Ceci est la loi absolue et générale de l’accumulation capitaliste. (souligné par Marx). (...)

Enfin, la loi qui maintient constamment l’’équilibre entre la surpopulation relative, ou l’armée industrielle de réserve, et l’ampleur et l’énergie de l’accumulation... implique une accumulation de misère proportionnelle à l’accumulation du capital. L’accumulation de richesse à un pôle signifie donc en même temps à l’autre pôle une accumulation de misère, de torture à la tâche, d’esclavage, d’ignorance, de brutalité et de dégradation morale pour la classe qui produit le capital. (...)" Le Capital, livre I.

On ne décrirait pas en meilleurs termes aujourd’hui le phénomène de « la mondialisation ». Il n’est pas besoin de s’efforcer de croire que le capitalisme actuel est « en crise », pour s’expliquer les ravages sociaux qu’il occasionne. En fait, la crise, la vraie, est probablement devant nous, comme en 1914... Ce à quoi on assiste plutôt aujourd’hui, c’est à une nouvelle phase d’accumulation et d’expansion du capital, hautement instable, formidablement parasitaire, certes, mais se conformant en tous points à « la loi absolue et générale de l’accumulation capitaliste », mais à une époque de révolutions scientifiques et technologiques posant les bases objectives du communisme.

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