Les services publics et l’Etat : une longue histoire
1er juin 2001 Convergences Politique
Comme dans d’autres pays d’Europe ou d’Asie, la monarchie française avait sous son pouvoir toute une série d’activités régaliennes : cela concernait tout ce qui relevait de ses prérogatives en matière d’armée, de diplomatie, mais aussi du maintien de l’ordre intérieur avec la police et la justice, et évidemment du contrôle direct de la frappe de la monnaie et de la levée des impôts. Le contrôle direct sur la Poste –acheminement du courrier et dépêches– date lui du XVIIe siècle. Dans la même logique, l’Etat avait le monopole d’activités industrielles, notamment depuis Colbert : les Arsenaux, les Manufactures d’Armes, du Tabac et allumettes, des poudres et explosifs… L’Etat prenait à l’époque directement en charge ces activités assez diverses pour assurer son pouvoir, pour contrôler des secteurs dont il voulait garder la totale maîtrise.
A côté de cela, principalement pour des raisons de maintien de l’ordre, le pouvoir royal prenait directement en charge des « services sociaux ». Assurant le relais de l’Eglise, l’Etat contrôlait « les classes dangereuses » par des structures d’assistance (l’Hôpital général depuis le XVIIe siècle). Il en était de même dans le domaine pénitentiaire.
La Révolution bourgeoise, puis la révolution industrielle amèneront l’Etat à prendre en charge directement, ou du moins à organiser, d’autres secteurs qu’il avait seul la puissance de gérer. Dans ce cas, c’est pour le développement économique du jeune capitalisme que « la puissance publique » prend le relais des industriels privés.
Il en est ainsi du domaine des réseaux, où l’Etat organisera lui-même les Ponts et Chaussées, la création des chemins de fer, tout en attribuant des concessions à des entrepreneurs privés, puis les jeunes Télécommunications, gérées selon le principe des concessions en 1879, puis directement nationalisées en 1889.
En ce qui concerne ce secteur, parallèlement à la fonction économique, existe aussi la volonté du strict contrôle des communications par l’Etat, cette conception s’étendant plus tard, au télégraphe, aux radio-transmissions et à la télévision… jusqu’en 1982.
Dans tous ces domaines, on est donc loin du « service public », tel qu’il va s’épanouir au début du XXe siècle. Jusque là, les secteurs pris en charge directement par l’Etat le sont pour des raisons politiques (contrôle direct d’une série d’activité comme la police, l’armée), pour des raisons économiques (développement de réseaux qui nécessité cohérence et investissements que seul l’Etat arrive à assumer), ou pour des raisons de contrôle social.
Le socialisme « Canada dry » des services publics
Sous l’influence des courants républicains et socialistes, se développe sous la Troisième République la conception du service public, s’épanouissant notamment dans le « socialisme municipal », mais aussi dans des institutions comme l’Ecole laïque. Ces courants visent à compléter les fonctions de l’Etat, essentiellement puissance publique, par celle de fournisseur de prestations, de services pour les citoyens, les « usagers », dans une conception de « solidarité nationale ». L’Etat doit devenir, selon eux, fonctionnel, au service de la collectivité et des besoins sociaux. Ce mythe va imprégner l’administration et les partis bourgeois et ouvriers jusqu’à aujourd’hui, correspond évidemment au rôle d’un Etat social, permettant de développer le capitalisme et, devant la croissance massive du salariat, d’assurer des fonctions de cohésion sociale. L’impôt et la puissance étatique assurent une redistribution sous la forme de services gratuits ou payants.
La doctrine du « service public » devient une réelle idéologie, cherchant à englober derrière cette dénomination les anciennes et nouvelles activités prises en charge directement par l’Etat, même si, on l’a vu plus haut, les causes de la gestion étatique sont très diverses. Certains pousseront même assez loin, sur le papier, cette conception du service public, dans la foulée du courant solidariste et du sociologue Durkheim : « A mesure que la civilisation se développe, le nombre des activités susceptibles de servir de support à des services publics augmente et le nombre des services publics s’accroît par là même », professe Duguit, un des juristes du début du XXe siècle fondateurs de l’idéologie du service public. Les révolutionnaires pourraient reprendre à leur compte cette déclaration à cette différence près qu’elle n’a vu d’application que dans le cadre acceptable et utile pour la bourgeoisie... Pour ces idéologues bourgeois, il y avait le mythe (en système capitaliste) du dépérissement de l’Etat, perdant ses fonctions régaliennes et de puissance de coercition, et se fondant dans le social en devenant une coopération de services publics. On verra ainsi le Conseil d’Etat, en 1916, accorder la qualité de service public aux représentations donnée par les théâtres publics.
A la fin du XIXe, le grand patronat, avait mis en œuvre, lui-même, pour les familles ouvrières de la grande industrie un système achevé de prestations : logement, dispensaires, construisant même des cités ouvrières intégrant ces services, notamment dans les régions minières. Au début du XXe siècle, ce sont les communes qui prennent en charge un grand nombre de ces fonctions sociales : voirie, bains publics, abattoirs, restauration, voies ferrées, transports urbains, épuration et distribution des eaux, pompes funèbres… C’est également, dans ces années-là que l’Etat commence à organiser les systèmes de protection sociale, avec notamment, en 1930, la mise en place des assurances sociales et en 1932 celle des allocations familiales, systèmes confiés à l’époque à des Mutuelles privées.
Mais la loi précise bien que ce développement des activités publiques ne doit en aucun cas empiéter sur le droit de propriété et l’initiative privée, et ne doit intervenir qu’en cas de carence de cette dernière.
Prendre le relais du patronat privé
Pourtant, dans les années trente, l’Etat lui-même va à nouveau développer son intervention économique, notamment dans le domaine des transports et de l’énergie. La nationalisation des Chemins de fer, avec la création de la SNCF en 1937 correspond plus, à l’époque, aux besoins de l’organisation économique, et à la faillite des opérateurs privés – consécutive notamment à la crise économique de 1929–, qu’à la pression du mouvement ouvrier. Concernant l’énergie, au début du XXe, il s’agissait essentiellement d’une affaire locale et privée. Le développement de l’électricité et les besoins industriels amènent ensuite à la concentration des compagnies, et à l’intégration des réseaux (production-transport-distribution). Dans les années 30, ce secteur fonctionnera sous le régime de la concession, mais avec un encadrement de l’Etat fixant les tarifs et les cahiers des charges… avant la nationalisation de 1945. La création d’Air France en 1933, née de la fusion de cinq compagnies privées, procède de la même logique capitaliste de concentration dans les domaines des réseaux, avant sa nationalisation au lendemain de la guerre.
Ainsi, avant même la grande vague de l’après-guerre, la France est maillée d’un réseau de services pris en charge par l’Etat, nationalement ou localement. Certains sont de caractère social, s’adressant prioritairement aux travailleurs, visant dans l’esprit paternaliste de ses promoteurs à assurer la cohésion sociale. D’autres, organisés dans les années 30 et 40, correspondent essentiellement à une phase de développement du capitalisme nécessitant concentration et développement d’infrastructures, difficilement réalisables à l’époque sans la puissance étatique. Les deux fonctions peuvent évidemment se compléter dans le domaine des réseaux de transport, de communication et dans la distribution de l’énergie.
Laurent Carasso
Mots-clés : Histoire | Service public