Nouveau Parti anticapitaliste

Nos vies valent plus que leurs profits

Les ennemis des agriculteurs sont dans leur propre pays

Les paysans de Flagey revenant de la foire, Gustave Courbet, 1850

La mobilisation des agriculteurs a montré les difficultés qu’ils rencontrent pour vivre de leur travail. Les annonces du gouvernement de début février, qui avaient obtenu la validation de la FNSEA (premier syndicat) et de la Coordination rurale (troisième syndicat), n’ont rien réglé du problème et la colère pourrait exploser de nouveau. À différents degrés, le protectionnisme est présenté par les syndicats agricoles et les différents partis politiques comme une solution à la crise.

Ce serait installer un grillage autour du poulailler, avec le renard à l’intérieur, car ce dont souffrent les agriculteurs, c’est d’abord de la spoliation du produit de leur travail par le grand capital, un capital bien français et qui agit et s’enrichit à l’échelle de la planète. Cette spoliation s’est accélérée au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, du fait des transformations profondes qui ont modernisé le secteur agricole, mais pour le seul compte de la bourgeoisie.

Dès l’après-guerre, la bourgeoisie accélère l’assimilation de l’agriculture dans sa sphère de profits

En 1945, la France cumule les retards sur ce terrain par rapport aux autres pays impérialistes, à commencer par les États-Unis. Les paysans français sont encore nombreux, ils représentent un quart de la population1, parmi lesquels les plus petits d’entre eux ne produisent presque que pour eux-mêmes, n’amenant au marché que leurs excédents. Le gros de la production agricole alimente un marché intérieur sur lequel les paysans sont protégés de la concurrence étrangère par des tarifs protectionnistes. Ces tarifs ont été instaurés à la fin du 19e siècle au moment même où se mettait en place un vaste système de vampirisme des colonies pour combler les manques de la production française (arachide du Sénégal, café de Côte d’Ivoire, etc.). Archaïsme national et pillage colonial, tels étaient les piliers de l’agriculture française.

Après la guerre, le capital intègre l’agriculture dans son cycle d’accumulation et la transforme en véritable industrie – intégration complète au marché, utilisation du machinisme, des engrais, des pesticides et de la sélection variétale. Cette transformation sous l’égide de la bourgeoisie, de son État et de la jeune Communauté économique européenne a plusieurs effets. D’abord, elle fournit aux capitalistes un nouveau canal pour récolter des profits en extorquant aux paysans une partie de leur travail. Ensuite, elle leur offre un débouché supplémentaire pour des branches de l’industrie lourde (la métallurgie et ses tracteurs, la chimie et ses produits de synthèse).

Enfin, cette industrialisation de l’agriculture2 augmente considérablement la force productive du travail. Les productions explosent et les prix baissent, tirant à leur tour les salaires vers le bas. La population agricole s’effondre. La transformation n’est pas que quantitative, elle est aussi qualitative. Le vieux travail du paysan était fondé sur un rapport singulier avec sa parcelle et ses particularités. C’était un travail très faiblement outillé qui requérait beaucoup d’hommes et de femmes, reproduisant presque à l’identique des pratiques ancestrales tenant plus de la coutume que de la technique. Avec l’industrialisation, c’en est fini du particularisme et des lentes évolutions dans lesquelles l’agriculture était engluée. Tout est brassé, remis à plat en quelques années. Mais pas au profit du paysan lui-même : le mouvement d’accumulation du capital enfonce son lourd sillon dans la vieille structure agricole.

Avec les engrais, les pesticides et la sélection variétale qui permettent d’augmenter et de stabiliser les rendements, le sol perd les qualités spécifiques, qu’on lui attribuait jusque-là de façon empirique. Il devient un simple support de la production, un substrat pas plus épais qu’un disque de charrue duquel on ne peut rien tirer qui n’y a pas été apporté auparavant. Pour faire passer sans perdre de temps les machines agricoles à travers champs, les exploitations morcelées issues d’un laborieux travail de regroupement de parcelles éparpillées au gré des héritages sont remembrées d’un seul tenant. Et ces machines font tomber l’attelage qui pesait sur les épaules des bœufs qui, avant ça, étaient les principaux pourvoyeurs de force motrice. Le gros bétail peut devenir, de son côté, une machine à viande et à lait, faisant au passage exploser les productions animales. En bref, le vieux et peu productif système mixte qui mélangeait culture et élevage laisse la place à des exploitations spécialisées, aux rendements importants au moins dans le moyen-terme et dont l’intégralité des produits est destinée à la vente, l’exploitant achetant par ailleurs tout ce qui est nécessaire à sa subsistance.

Vues aériennes de Notre-Dame-des-Landes en 1950 et aujourd’hui, on voit l’effet du remembrement sur le paysage agricole : le nombre de parcelles diminue et leur surface augmente

Source : Géoportail

L’industrialisation de l’agriculture fait disparaître à tout jamais et sans aucun retour en arrière possible l’ancienne physionomie de la paysannerie. Son écrasante majorité va rejoindre les rangs ouvriers, grossissant le nombre et le force du prolétariat. Et pour ceux qui restent aux champs3, la mutation aussi est de taille. Le paysan, qui ne pouvait pas déroger aux traditions communautaires, se métamorphose en agriculteur, en « exploitant agricole » dont on a précisé les caractéristiques plus haut. D’un côté, les sols s’épuisent et se déstructurent, l’eau se pollue, la biodiversité recule, le climat se réchauffe. De l’autre, les agriculteurs les plus fragiles sont sous la pression du grand capital qui les pousse vers le précipice.

Cette industrialisation a bien sûr bénéficié du savoir scientifique et des avancées techniques d’une époque, en particulier au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans le domaine de la sélection génétique et de la chimie (pesticides et engrais). Ce qui a permis à l’agrobusiness d’imposer et de généraliser les différentes monocultures et l’élevage intensif. Mais cette forme d’agriculture industrielle, visant la rentabilité à court terme, est désormais obsolète du seul point de vue scientifique et technique. Elle se détourne des avancées de la recherche la plus récente dans les domaines biologiques et des écosystèmes. « Don’t look down », pourrait être le mot d’ordre des capitalistes agraires et de leurs lobbies. En revanche, une véritable agriculture moderne, appliquant les recommandations des recherches scientifiques les plus récentes, serait au moins aussi performante sinon plus que l’agrobusiness, tout en respectant les producteurs eux-mêmes. Une agriculture libérée du capitalisme, loin de revenir à la condition paysanne à l’ancienne ou « aux Amish », comme dirait l’autre, permettrait au petit exploitant d’aujourd’hui pourvu d’internet et néanmoins endetté, de devenir un ingénieur agricole au fait des dernières avancées dans le domaine, en lien avec ses collègues et les consommateurs et producteurs des villes, libérés de la tutelle de leurs exploiteurs communs. De quoi écrire de nouvelles utopies réalistes et néanmoins socialistes, à l’opposé du monde dystopique qu’on nous impose aujourd’hui.

Le « modèle français » d’agriculture familiale, sa mythologie et sa crise

L’exploitant agricole, officiellement à son compte, n’est pas pour autant maitre chez lui. Il est souvent l’exécutant de décisions prises ailleurs, chez ceux qui pilotent et profitent de l’industrialisation de l’agriculture. Comme dans bien d’autres branches de la production capitaliste, ce processus avait pour objectif de fournir au grand capital sa ration de profits. Mais contrairement à ce qui s’est passé dans ces autres branches, cela ne s’est pas fait par la prolétarisation des paysans mais par la conservation, en tout cas sur le plan formel, de leur indépendance.

C’est l’État qui a conduit, dans les années cinquante et soixante, cette politique agricole dont l’objectif avoué était de constituer des exploitations où deux personnes suffisaient à mettre en branle les nouveaux moyens de production4. Ces deux personnes – dans le cerveau des hauts fonctionnaires, il s’agissait d’un couple – devaient être les piliers d’une agriculture familiale mais moderne, à la fois dans la continuité de la paysannerie dissoute mais tout de même en mesure de soutenir la compétition sur le marché.

Les moyens les plus vastes sont alors dépensés pour constituer, par-dessus la tête des exploitants « indépendants » et des agriculteurs « familiaux », une organisation d’ensemble de la filière agricole dans le but de générer les profits escomptés. Les chambres d’agriculture se mettent à jouer un rôle de plus en plus décisif dans les choix techniques des agriculteurs, leurs conseillers sillonnant les campagnes pour les convertir aux nouvelles méthodes de production et de comptabilité. Des succursales du Crédit agricole ouvrent un peu partout pour financer et orienter les investissements. Les agriculteurs sont regroupés en coopératives, pour acheter et utiliser du matériel, pour écouler les productions et négocier avec les transformateurs et les distributeurs.

Tout ce lourd appareil est spécialement occupé à concilier les dimensions de la grande production industrielle avec le cadre particulièrement étriqué de la petite exploitation sans salariés, et donc à créer les conditions dans lesquelles le grand capital peut extorquer toujours plus de travail aux agriculteurs – non pas par le mécanisme du salaire comme pour les prolétaires mais par celui des prix5. Ainsi, pour garantir leur propre rentabilité, les coopératives, quoi que toujours possédées sur le papier par leurs membres, imposent à ces derniers des contraintes et des règles drastiques. La clé de voûte de ce système sont les subventions de l’État et de l’Union européenne. Sans cette perfusion sans précédent d’argent public, les prix agricoles ne pourraient pas être aussi bas et les profits du grand capital aussi hauts.

La coopérative porcine Cooperl et ses tentacules : l’adhérent achète ses truies à la Cooperl, les abrite dans des bâtiments Cooperl, les nourrit avec des aliments Cooperl, les soigne avec médicaments Cooperl, vend les bêtes aux abattoirs Cooperl et les lisiers aux centres de traitement Cooperl
Source : « Cooperl, enquête sur un géant du porc », Splann ! https://splann.org/enquete/cooperl-enquete-sur-un-geant-du-porc/

La pression du profit est telle que même la conservation des exploitations d’envergure familiale est menacée, et ce, en dépit de toutes les béquilles financières et réglementaires apportées par l’État. La surface moyenne des exploitations augmente, en même temps que l’endettement moyen sans lequel il n’est pas possible d’atteindre les standards techniques du moment. La part des salariés dans les effectifs agricoles est en hausse tandis que les « aides familiaux » (souvent les femmes d’agriculteurs) sont en recul. De plus en plus, la vieille forme familiale d’exploitation est remplacée par des associations entre plusieurs agriculteurs6. Bref, tout indique que la concentration du capital met en crise le « modèle français » et menace les agriculteurs « indépendants ».

Le profit est la règle, l’agriculture ne constitue pas une « exception »

Nous en sommes-là. La colère des agriculteurs ne retombe pas. Comment le pourrait-elle ? Les agriculteurs sont pris en étau et ceux qui prétendent desserrer leur situation sont en réalité ceux qui profitent de leur écrasement. Les grands groupes, en particulier céréaliers, sucriers et laitiers, qui organisent la filière agro-alimentaire, sont liés aux dirigeants de la FNSEA. Les cadres de cette dernière sont tour à tour présidents de coopératives, administrateurs des caisses régionales du Crédit agricole, présidents de chambres d’agriculture, responsables de telle ou telle interprofession… Arnaud Rousseau, aujourd’hui à la tête de la FNSEA, est par ailleurs président du groupe Avril qui possède, entre autres, Lesieur, Puget, Matines. Les dirigeants de la FNSEA sont les agents du grand capital dans le monde agricole, ils s’enrichissent en détruisant ceux qu’ils prétendent représenter.

Voilà pourquoi ils se font les meilleurs défenseurs du « modèle français ». Pour eux, ce modèle signifie la soumission des exploitations indépendantes à la loi du profit. Et la perversion réside en ce que cette soumission apparaît à l’agriculteur comme la condition de son accès au marché et donc de la perpétuation de son « indépendance », quand bien même il voit que le tribut qu’il paye au passage est à l’origine de sa déchéance. Le « modèle français », c’est la solidarité entre les victimes et leurs bourreaux.

La concurrence qui fait rage sur le marché mondial met un peu plus les petits à la remorque des gros, les premiers étant encouragés à espérer que les seconds y tirent leur épingle du jeu pour glaner quelques miettes. Et les entreprises agro-alimentaires peuvent alors répercuter la pression sur leurs fournisseurs, les invitant à faire des « efforts » pour soutenir la compétition.
Côté syndicats agricoles, on déplore l’injustice de certains traités de libre-échange, quand bien même la FNSEA les soutient dans l’ensemble. Sous prétexte de dénoncer la circumnavigation de l’agneau néo-zélandais ou du bœuf brésilien, les récriminations contre la concurrence étrangère sont reprises à l’unanimité dans le champ politique, de manière univoque dans l’opposition, avec plus de nuances au gouvernement – la realpolitik sans aucun doute. Le statut de puissance agricole de la France est ainsi passé sous silence, ou alors c’est pour regretter son prétendu déclin. Les importations de poulet ukrainien sont brocardées, sans dire un mot sur les découpes de volaille françaises congelées qui inondent les marchés d’Afrique de l’Ouest. Les secteurs fragilisés (comme l’élevage bovin) sont mis en exergue, mais on ne dit rien des secteurs les plus forts comme le vin, les produits laitiers ou les céréales7. Il y a bien une restructuration du marché agricole mondial, mais cela ne menace en aucun cas unilatéralement l’agriculture française.

La France exporte structurellement plus de produits agricoles et agro-alimentaires qu’elle n’en importe.
Source : Insee

Le libre-échange et le protectionnisme sont deux faces de la même pièce, celle de la défense des positions de la France sur le marché mondial. Le ministre Riester, en charge du commerce extérieur, l’illustre de manière limpide. Il est, comme il se doit, un ennemi de l’accord avec le Mercosur. Mais il est, dans le même temps, un soutien acharné du traité avec le Canada qui va passer devant le Sénat dans les jours à venir. Son application provisoire a d’ailleurs été bénéfique pour les filières laitières et ses barons sans que la production de viande bovine ne s’en trouve davantage fragilisée.

Le vrai poison derrière le débat entre libre-échange et protectionnisme, c’est le nationalisme qui fait croire aux agriculteurs que l’ennemi est ailleurs que dans leur propre pays. Et c’est dans ce sens que penchent les critiques actuelles des traités de libre-échange, en masquant le rôle décisif joué par la filière agro-alimentaire et son organisation pour le seul profit. Il y aurait mille têtes à couper ici (grands groupes, coopératives, banques, FNSEA…) plutôt que de s’en prendre aux agriculteurs d’ailleurs. Et dans cette lutte pour identifier leurs vrais ennemis, les amis naturels des agriculteurs se trouvent chez les travailleurs, à commencer par les exploités de l’agroalimentaire dont les patrons sont les mêmes qui écrasent les petites exploitations.

Bastien Thomas

 

 

Pour en savoir plus

Sur la « deuxième révolution agricole » (agriculture marchande mobilisant le machinisme et les engrais), on peut se reporter aux derniers chapitres d’un ouvrage de référence écrit par deux agronomes, Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, Histoire des agricultures du monde.

Sur les transformations induites en France par cette « révolution agricole », on recommande la lecture de La fin des paysans de Henri Mendras. Ce sociologue rural n’était pas marxiste (il théorisera même une improbable « moyennisation » de la société alors que la lutte des classes se manifeste toujours avec force), mais la description qu’il propose est vaste et riche. Le chapitre IV « Une innovation : le maïs hybride » est tout particulièrement illustratif des processus décrits brièvement ici.

Enfin, pour une lecture plus actuelle, on se reportera à l’enquête du journaliste Nicolas Legendre Silence dans les champs sur l’agriculture bretonne. On y comprend notamment les rapports ambivalents qu’entretiennent les agriculteurs avec « leurs » organisations (syndicats, coopératives, chambres d’agriculture…).

Plus cher mais très intéressant, on conseille deux ouvrages supplémentaires : Biomasse de Benoît Daviron (49 euros), qui revisite l’histoire des relations internationales sous l’angle des flux agricoles depuis le 17e siècle et Essai sur l’histoire des rapports entre l’agriculture et le capitalisme (34 euros et une édition douteuse) de Thierry Pouch qui dresse un panorama des débats entre marxistes sur la question agricole.

 

 


 

 

1  Il ne faut pas confondre la population agricole, qui vit de l’agriculture, et la population rurale, qui vit à la campagne mais fait un autre métier. Après la guerre, la population agricole représente un peu plus de la moitié de la population rurale.

2  https://nouveaupartianticapitaliste.fr/quelques-elements-sur-levolution-des-rapports-de-classe-dans-lagriculture/

3  Ou plutôt, leurs enfants, car cette transformation des années 1950-1960 a coïncidé avec un renouvellement générationnel.

4  Ce modèle d’exploitation « à deux actifs » est au cœur de la loi d’orientation agricole de 1960.

5  https://nouveaupartianticapitaliste.fr/agriculteurs-en-colere-plancher-sur-les-prix-ou-faire-flancher-le-capital/

6  Dans ces groupements agricoles d’exploitation en commun (GAEC) et exploitations agricoles à responsabilité limitée (EARL), les associés conservent souvent des liens familiaux (parents et enfants, frères et sœurs, cousins). Parfois des voisins s’associent. Bref, on est très loin d’une « agriculture de firme » où des capitaux qui n’ont rien à voir avec l’agriculture s’y investissent, mais le modèle de l’exploitation en couple disparaît peu à peu.

7  En 2023, les céréales venant de France ont été sérieusement concurrencées par celles venant de Russie et d’Ukraine. Il faut dire qu’en 2022, les céréaliers français avaient, la guerre aidant, pris un certain nombre de parts de marché à leurs homologues du bassin de la mer Noire !