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Egypte

Le renversement de Morsi : un coup d’État pour rétablir l’ordre

Mis en ligne le 29 septembre 2013 Convergences Monde

Depuis le coup de force du 3 juillet renversant le président islamiste Morsi, l’armée est directement au pouvoir. Retour deux ans et demi en arrière ? À ce 11 février 2011 où le haut commandement militaire a récupéré le pouvoir, abandonné par Moubarak, dans le but d’enrayer la révolte qui venait de renverser le dictateur égyptien ? Peut-être, mais avec bien des différences. C’est plutôt un retour de bâton après deux ans et demi où, malgré les pressions de l’armée comme des islamistes pour faire rentrer dans l’ordre cette révolution égyptienne, la contestation n’a pas cessé, usant le pouvoir du SCAF (Conseil suprême des forces armées) dirigé par le maréchal Tantaoui, puis usant celui des Frères Musulmans et de leur chef de file, Mohamed Morsi, élu à la présidentielle en juin 2012. L’état-major ne veut pas en finir avec la seule concurrence des Frères musulmans pour le partage des postes, ni avec un intégrisme jugé rétrograde. Sa cible, c’est la contestation politique et sociale, populaire, qui, malgré les coups, ne s’essouffle pas.

Février 2011-juillet 2013, l’armée « libératrice » ?

Le 11 février 2011, lorsque l’armée, qui a toujours été l’ossature du pouvoir, est passée sur le devant de la scène pour remplacer le dictateur déchu, elle s’est efforcée de se donner un visage neutre, au service du peuple, promettant comme aujourd’hui de rendre le pouvoir aux civils après une transition « démocratique ». Elle s’était mise en réserve lors des manifestations de la place Tahrir, laissant à la police (épaulée par des hommes de main du régime ou des voyous recrutés pour l’occasion) le soin de réprimer les manifestants. Sous pression des USA que la contagion des révolutions arabes inquiétait, le dictateur honni dégageait, et confiait le pouvoir à son chef des armées, le maréchal Tantaoui. Les manifestants de la place Tahrir remportaient la victoire, mais l’armée gardait la réalité du pouvoir.

Lune de miel entre armée et Frères musulmans, pour enrayer la révolution

Ce qui a surtout marqué, durant les 18 mois de pouvoir direct du SCAF de février 2011 à juin 2012, c’est la poursuite de la contestation, la multiplication des sit-ins, manifestations et grèves. Selon un Centre égyptien pour les droit sociaux (créé par Khaled Ali, avocat du monde du travail et ex-candidat pour un rassemblement de gauche à la présidentielle de juin 2012), le nombre des mouvements sociaux, manifestations ou grèves s’est élevé à 1 400 en 2011 et s’est accru les deux années suivantes sous le règne de Tantaoui, puis de Morsi : 1 969 en 2012 et 2 400 au cours du seul premier trimestre 2013. Malgré la loi anti-grève adoptée par le SCAF peu après son arrivée au pouvoir. Sans parler des multiples manifestations et rassemblements pour la libération des manifestants ou la fin des tribunaux militaires.

C’est en collaborant avec l’armée, pendant ces 18 premiers mois, que les Frères musulmans ont pris leur place dans le monde politique égyptien dont ils étaient bannis sous Moubarak, Sadate et Nasser avant lui. Même si les Frères avaient depuis longtemps leur place au soleil par le contrôle des mosquées, d’œuvres de charité et par l’argent de leurs hommes d’affaires. Ces soi-disant opposants de toujours n’ont que peu participé aux soulèvements qui ont précipité la chute de Moubarak. Ils ont offert leurs services à l’armée dès l’arrivée au pouvoir du maréchal Tantaoui, se tenant à l’écart de presque toutes les manifestations, condamnant toute grève et méritant bien le qualificatif d’« islamistes modérés » décerné par les grandes puissances.

Vainqueurs aux élections législatives de décembre 2011-janvier 2012 (65 % des voix et 70 % des sièges avec leurs alliés islamistes du parti El-Nour– Le jour – qualifiés de « salafistes » plus extrémistes), les Frères musulmans ont collaboré avec l’armée sans ombrage, jusqu’à la veille des présidentielles de juin 2012.

De l’eau dans le gaz, alors que se poursuivaient les explosions sociales

En décidant de présenter leur candidat, en l’occurrence Mohamed Morsi, à l’élection présidentielle et surtout en la remportant d’une courte tête sur le candidat de l’armée, les Frères se sont fait mal voir de cette dernière. Il a fallu l’intervention directe de la diplomatie américaine pour sommer le commandement militaire de reconnaître la victoire du concurrent.

L’alliance du sabre et des prêches a malgré tout fonctionné, malgré quelques hoquets : quelques semaines avant l’élection présidentielle et pour affaiblir son allié et néanmoins concurrent, l’armée décidait de dissoudre l’assemblée élue six mois plus tôt où les islamistes étaient majoritaires ; quelques semaines après son élection, le tout nouveau président Morsi destituait le maréchal Tantaoui de ses postes de ministre de la Défense et de chef du Conseil supérieur des forces armées… tout en ménageant les bonnes relations avec le reste de l’état-major et en nommant à sa tête, avec titre de ministre, le général Sissi. Celui-là même qui vient de renverser Morsi.

Mais l’influence des islamistes dans les quartiers populaires, les prêches de leurs imams, les matraques de leurs bandes armées, n’ont pas davantage calmé la contestation que la poigne du maréchal Tantaoui. Toujours des grèves, comme le montrent les statistiques déjà citées. Toujours la contestation politique et les revendications démocratiques. Toujours le ras-le-bol d’une partie de la population citadine et de la jeunesse face aux pressions sur les mœurs, aux agressions contre les femmes de la part des partisans des Frères ou des salafistes… ou de la police, car elle aussi les frappe dans la rue.

Cette contestation du pouvoir de Morsi a culminé lors des manifestations de l’automne 2012 contre l’arbitraire du régime et son projet de constitution réactionnaire, avec l’encerclement du palais présidentiel par les manifestants, attaqués en retour par les milices islamistes et leurs voyous. Bilan : plus de dix morts et des centaines de blessés.

C’est cette incapacité à enrayer la contestation que le général Sissi a reprochée à son ancien allié Morsi, bien plus que son extrémisme religieux. D’ailleurs, foin de l’intégrisme, après que les Frères musulmans ont été exclus ou se sont exclus en refusant de négocier un strapontin après leur éviction, ce sont les « salafistes » d’El Nour qui sont devenus les partenaires du pouvoir. De quoi faire réfléchir ceux qui voient dans la reprise du pouvoir par l’armée un retour de la modernité contre l’obscurantisme.

Armée et « Rébellion », mariage arrangé

Le succès des rassemblements contre Morsi du printemps dernier, autour de la pétition dite Tamarrod (Rébellion) demandant le départ de Morsi, puis l’ampleur des manifestations du 30 juin, ont donné à l’armée l’occasion de se débarrasser de son allié islamiste au pouvoir – évidemment en prétendant sauver le peuple et la démocratie. Ne chipotons pas sur les chiffres officiellement donnés : 20 millions de signatures (un habitant sur quatre ?), des millions de manifestants – mais n’oublions pas que les compteurs de l’armée ou de la police étaient du côté des manifestants. Peu importent ces détails car l’immense écho de la pétition contre Morsi, propagée dans toutes les villes du pays aussi bien par des organisations simplement démocrates que par des militants d’extrême gauche et des militants syndicaux, est probablement inchiffrable. Les manifestants du 30 juin ont été au moins aussi nombreux dans tout le pays que ceux de février 2011.

Le large éventail politique et social rassemblé derrière Tamarrod montrait le désaveu du pouvoir islamiste dans toutes les couches de la population. Mais l’armée s’en est d’autant plus facilement revendiquée que ce rassemblement allait de militants de gauche jusqu’à de bons politiciens bourgeois du Front National pour le Salut de la révolution (Front autour de Baradei, ancien prix Nobel de la paix, et de deux candidats malheureux à la présidentielle de juin 2012, un ancien Frère musulman et un ancien ministre de Moubarak). Sans oublier l’aide de quelques hommes d’affaires : le milliardaire Naguib Saouiris, lié à l’ancien régime, magnat des télécoms et principal actionnaire de medias qui ont prêté leurs moyens, mais aussi un grand patron du BTP qui a financé l’impression des pétitions [1]

Sans trop de danger, l’armée pouvait appliquer l’ultimatum intimant à Morsi de dégager, lancé par les dirigeants de Tamarrod au lendemain des manifestations monstres du 30 juin et des affrontements violents avec les partisans islamistes.

« Naïveté ou bêtise ? » écrit le journaliste Alain Gresh dans le Monde diplomatique [2], l’un des fondateurs du mouvement Tamarrod se serait alors vanté d’avoir été obéi du chef de l’armée, à qui il avait intimé l’ordre : « Vous êtes le commandant en chef des forces armées, mais le peuple égyptien est votre commandant en chef et vous ordonne de vous placer immédiatement à ses côtés et demande des élections anticipées ».

Dangereuses illusions

Le renversement de Morsi a pu être salué par une explosion de joie dans les rangs des manifestants. On le comprend. Ce que les medias s’empressent de traduire par une approbation de la majorité des Égyptiens au coup de force de l’armée. Une autre affaire. Mais le renversement de Morsi n’est pas, comme celui de Moubarak, l’effondrement d’un régime dont l’armée s’est empressée de ramasser les morceaux. C’est une offensive de l’armée pour reprendre tout le pouvoir, celui bicéphale auquel elle collaborait jusque-là s’étant déconsidéré et affaibli.

Et les illusions d’aujourd’hui pourraient bien s’avérer mortelles demain.

Le 17 septembre 2013, Olivier BELIN


[1Le Monde du 18 juillet 2013.

[2« En Égypte, la révolution à l’ombre des militaires », Le Monde diplomatique, août 2013.

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