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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 100, juin-juillet-août 2015

« Le radeau mesurait neuf mètres de long sur deux de large. Nous étions une centaine… »

Mis en ligne le 27 juin 2015 Convergences

Boubacar et Traoré [1], deux maliens de 28 et 29 ans, ont récemment traversé la Méditerranée sur des embarcations de fortune. Tous deux sont passés par la même filière de passeurs. Ils nous ont raconté leur périple depuis leur village au Mali jusqu’en France, en passant par l’Algérie, la Libye et l’Italie.

Direction Tripoli

Au Mali, la situation est dure : pas de travail, pas d’argent, pas de possibilités de vivre et faire vivre la famille. C’est pour cela qu’on doit partir. Notre objectif, c’est de trouver un travail en Europe, pour pouvoir envoyer de l’argent à la famille. Bien sûr on reste en contact par téléphone avec la famille (Traoré a laissé sa femme et ses deux enfants au village) et les amis restés là-bas. Notre but, c’est de repartir quand on aura gagné un peu d’argent.

Nous avons quitté notre village pour nous rendre, en transports en commun, à Bamako, la capitale. C’est là que nous avons pris contact avec les passeurs. Au village, c’est automatique : ceux qui sont déjà partis disent qui l’on peut contacter si l’on veut aussi passer.

Nous n’avons vraiment été pris en charge par les passeurs qu’à Gao, au nord du Mali, ce qui veut dire qu’entre Bamako et Gao nous avons dû nous débrouiller avec les transports en commun. Malgré la guerre, nous n’avons rien vu de mal au nord du Mali. Ensuite, ce sont les passeurs qui nous ont conduits en voiture, à travers le désert, jusqu’à la frontière algérienne. Avant de passer le poste frontière côté malien, nous avons dû payer une « amende » au garde-frontière du MNLA [2] : 15 000 francs CFA, ce qui fait environ un mois de salaire. Pour passer il a fallu se cacher sous des bâches, mais en Algérie, la route a été facile, et nous n’avons pas eu de problème avec la police. De la ville-frontière de Timiaouine, nous avons voyagé en direction du Nord-Est : Tamanrasset, et enfin Debdeb, à quelques kilomètres de la frontière libyenne.

Le danger a commencé au passage de la frontière libyenne. Pour ne pas se faire repérer, il a fallu courir pendant 30 minutes, de nuit, pour entrer dans la ville de Ghadames, côté libyen, avant 5h du matin. De Ghadames, on nous a acheminés à Tripoli : les passeurs nous ont mis à 30 dans un pickup, sous une bâche pour nous cacher, comme si nous étions des marchandises. On roulait la nuit, de 17h à 2h du matin. Le jour on se cachait dans la brousse.

Avant d’entrer à Tripoli, nous avons été transférés des pickups dans des voitures aux vitres fumées, comme si nous allions au travail ! Les passeurs maliens nous ont emmenés dans un « foyer » avec d’autres migrants où ils ont « passé le relais » à des passeurs libyens. Au foyer il y avait des Maliens, des Gambiens, des Sénégalais ou encore des Nigérians. Tous attendaient de pouvoir passer. On était plusieurs centaines dans un bâtiment avec une dizaine de chambres. Une fois arrivés au « foyer », interdiction de sortir : ce sont les passeurs qui apportent à manger et on fait la cuisine sur place. En Libye, tout le monde est armé : si on te voit, on te tue ou on te met en prison et tu ne sortiras peut-être jamais.

La traversée

Ça a duré un mois, et puis un jour un passeur est venu nous voir pour nous dire que c’était notre tour. Il nous a emmenés dans une camionnette jusqu’à un ancien hôtel désaffecté, au bord de la mer. Nous sommes restés une journée, le temps de construire nous-mêmes le bateau, avec l’aide des passeurs qui fournissent des morceaux de bois et des bâches en plastique. Le bateau mesurait à peu près 9 mètres de long et 1,5 à 2 mètres de large. On était une centaine sur le bateau, plus les réserves de nourriture et 15 bidons de gas-oil de 20 litres. Tous ceux que nous connaissons qui sont passés par la Libye, ont transité par Tripoli et ont navigué sur ces petits radeaux. Au moment d’embarquer, de nuit, sur une petite plage, nous avons vraiment eu peur. Mais il était trop tard pour faire demi-tour. Les passeurs nous le disent : « Tu n’as pas le choix ». C’est soit la traversée, soit la prison ou la mort en Libye.

Celui qui conduit le bateau n’est pas malien. Ce n’est pas un passeur non plus : les passeurs restent en Libye. C’est quelqu’un comme nous, qui veut passer en Europe. Mais comme c’est lui qui conduit, il passe gratuitement et peut prendre deux personnes avec lui. On nous a dit de prendre la direction de Malte, mais on s’est perdus. On a navigué de 3h du matin jusqu’à 19h le lendemain, quand un cargo de commerce nous a secourus. Pendant la traversée, une personne est tombée à l’eau et s’est noyée.

Arrivée en Europe

Le cargo nous a emmenés jusqu’à Catane, en Italie, où nous étions attendus par des policiers, des journalistes et des humanitaires. Ceux qui étaient malades ont été emmenés à l’hôpital, les autres ont passé une nuit dans un centre d’accueil et ont été mis dans un avion jusqu’à Rome. Puis on nous a dispersés, par groupes de 10 dans des villes différentes : Boubacar dans une petite ville des Marches, et Traoré en Calabre. En Italie, on était logés dans des petits hôtels et on touchait 70 euros par mois, mais il n’y avait rien à faire : pas de formation, pas de travail. À Paris on connaissait du monde, alors on n’est restés en Italie que le temps d’avoir un peu d’argent pour prendre le train pour Paris, via Vintimille et Nice.

Pour passer la frontière française, il faut avoir de la chance : si les policiers français t’attrapent quand tu passes la frontière, ils te remettent tout de suite de l’autre côté. Et il faut réessayer plus tard. Nous, nous sommes passés du premier coup. Traoré a été arrêté à la gare de Nice par la police française, mais il a été relâché. En tout, nous avons dû payer environ 1 000 euros. Si tu peux, tu payes tout d’un coup aux passeurs à Gao, et ce sont eux qui se chargent de payer les « guides » et les intermédiaires aux différentes étapes. Cela fait beaucoup d’argent à rassembler grâce aux économies personnelles et à l’argent de la famille. Mais si tu n’as pas l’argent au départ, tu dois te débrouiller pour payer à chaque étape, en travaillant ou en empruntant de l’argent à d’autres.

Pour Traoré, le voyage a duré un peu moins de cinq mois (dont deux mois pour arriver en Italie). Pour Boubacar, il a duré trois mois et demi (dont cinq semaines pour arriver en Italie).

Ils sont à Paris depuis plusieurs mois et vivent dans des foyers, avec d’autres migrants maliens. Comme eux, ils cherchent à vendre leur force de travail aux patrons de secteurs comme le bâtiment, le nettoyage ou la restauration. Sans-papiers, ils se retrouvent dans la même situation que nombre de migrants dits « clandestins » : ils travaillent, ils cotisent, mais ils n’ont droit à rien. Avec toujours la crainte du contrôle policier et la menace de l’expulsion. Ils espèrent gagner suffisamment pour retourner au Mali, pays sous domination des grandes firmes multinationales françaises notamment, où la pauvreté est endémique, mais en y ayant une vie meilleure.

En France, ils font partie de cette classe ouvrière dont les patrons ont bien besoin pour faire les boulots les plus durs, sous-payés et sous-qualifiés. Leur lutte est aussi la nôtre.

Propos recueillis par Sacha CREPINI


[1Les noms ont été modifiés.

[2Mouvement national de libération de l’Azawad : groupe rebelle du nord-Mali, en lutte contre l’État malien.

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