La Turquie en Europe : vers une adhésion de raison ?
Mis en ligne le 16 janvier 2005 Convergences Monde
La question turque semble entrée pour de bon dans le débat politique. Pour de bon et pour longtemps, puisque les négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, ouvertes le 17 décembre dernier, devraient durer plus de dix ans...
Un prétexte durable, donc, pour nombre de courants politiques, à ressortir la démagogie chauvine qui occupe une bonne part de leur fonds de commerce. On voit déjà de Villiers agiter le spectre d’une invasion islamique, venue d’un pays qui a « une frontière avec l’Axe de l’épouvante ». Ou, de façon moins caricaturale mais pas moins toxique, les partis (l’UDF ou l’UMP, mais à gauche aussi) qui jouent sur la peur du chômage, en évoquant la concurrence économique de travailleurs aux salaires bien inférieurs à ceux d’Europe occidentale.
Mais par-delà la volonté d’un Sarkozy ou d’un Bayrou de saisir toutes les occasions de s’opposer à Chirac, ces prises de positions anti-turques d’une bonne partie du personnel politique bourgeois révèleraient-elles des craintes ou des hésitations de la bourgeoisie française ou européenne elle-même ? Avec 70 millions d’habitants, un PIB par tête quatre fois inférieur à celui de l’Europe des 25, une économie où le poids de l’agriculture reste écrasant, la Turquie serait-elle économiquement comme politiquement, du point de vue des dirigeants de l’UE, « un os dur à avaler », selon l’expression d’un eurocrate ?
Des politiques inconciliables ?
Les règles actuelles de l’Union européenne calculent le poids de chaque Etat en fonction de sa population. Les décisions doivent être prises à la majorité des deux tiers. Cela permet un contrôle de fait de la part des trois principaux impérialismes européens, Allemagne, France et Grande-Bretagne, qui détiennent ensemble les deux cinquièmes de voix leur assurant un droit de veto. Or la Turquie compte autant d’habitants que les dix nouveaux membres d’Europe centrale : appliquées telles quelles, les règles électorales accorderaient au seul Etat turc le même poids que l’Allemagne, première puissance de l’UE. De quoi fausser le contrôle de trois « grands » sur l’exécutif européen, aussi faible soit-il ?
De plus, au-delà de ces considérations techniques (les règles se changent, le marathon de négociations actuel est justement fait pour ça), la politique étrangère turque (son partenariat militaire privilégié avec les Etats-Unis, sa politique propre au Moyen-Orient...) ne faciliterait pas la recherche de consensus politiques européens, déjà souvent difficile.
Cela explique peut-être que l’opposition à la Turquie vienne non seulement d’anti-européens convaincus mais aussi de pro-européens, centristes ou social-démocrates, qui aspirent réellement à faire un Etat européen. De leur point de vue l’entrée de la Turquie signifierait un obstacle supplémentaire de taille sur la route d’une véritable union européenne politique. Or il y en a déjà suffisamment.
Des économies incompatibles ?
Sur le plan budgétaire, l’entrée de la Turquie alourdirait significativement l’enveloppe européenne d’aide aux régions, la faisant passer de 50 à 60 milliards d’euros annuels. Ceci même en réservant aux régions turques la part du pauvre.
Mais le principal problème que pose la Turquie du point de vue économique est son agriculture. Le premier poste budgétaire de l’Union européenne est en effet la Politique agricole commune (PAC). Cette machine a pour fonction de rendre l’agriculture européenne concurrentielle sur le marché mondial, en la mettant (à coups de colossales subventions) hors les lois de ce marché. Or l’agriculture turque très arriérée (elle est cinq fois moins productive que la moyenne européenne) occupe près de 35 % de la population active. D’après un commissaire européen, l’adhésion d’Ankara augmenterait de 11 milliards d’euros le budget de la PAC, qui est actuellement de 56 milliards. Conclusion : « On ne pourra pas verser les mêmes sommes aux paysans d’Anatolie qu’aux agriculteurs français ». Moins d’argent donc, mais surtout à moins de monde. La condition que pose implicitement l’UE à l’adhésion turque est celle d’un véritable massacre de l’emploi agricole. Un économiste turc explique : « L’adaptation de la politique agricole turque à la PAC sera un processus extrêmement douloureux [...]. La seule façon d’augmenter la rentabilité des exploitations turques, c’est de réduire le nombre de salariés agricoles, en passant de 7,8 millions aujourd’hui (contre 6,5 millions dans l’UE) à 2-2,5 millions dans quinze ou vingt ans. [...] Quatre ou cinq millions d’emplois, cela veut dire 15 millions de personnes au total, des gens qui n’ont aucun savoir-faire [...]. Nous allons assister à un exode rural beaucoup plus brutal que celui que nous avons connu jusqu’à présent. »
Mais un pari sans risque pour le capital occidental
Ankara semble prête à accepter tous ces sacrifices - c’est-à-dire à les imposer à sa population. En préparation au choc européen, ses propres subventions à l’agriculture ont déjà baissé de façon drastique ces dernières années, accélérant un exode rural continu depuis un demi-siècle [1].
La paysannerie pauvre, qui s’entasse dans les immenses bidonvilles des faubourgs d’Istanbul ou d’ailleurs, n’est pas la seule victime de la « modernisation » capitaliste de la Turquie. Le chômage a augmenté de moitié entre 2000 et 2004, passant de 6 % à 9 % de la population active [2]. Les restructurations se multiplient, comme la privatisation de grosses entreprises dans le secteur de la banque, des raffineries, du tabac ou de l’alcool. Les conditions d’exploitation de la classe ouvrière en sont d’autant plus dures. Lors de la crise économique de 2001 (où le PIB s’était effondré de 7,1 %), selon l’expression d’un financier européen « les entreprises ont survécu grâce à leur extraordinaire flexibilité. En l’absence de mouvements sociaux, elles ont tout simplement traversé la crise en comprimant les salaires ». Ca n’a pas empêché 27 000 entreprises de fermer, et 1,5 millions de travailleurs d’être jetés à la rue. En 2002, c’est 30 % de la population, soit plus de 20 millions de personnes, qui vivaient avec moins de 4 dollars par jour. Le pays est depuis le deuxième débiteur du FMI, et sa dette est colossale (80 % de son PIB).
Au prix de cette énorme violence sociale, le pays connaît malgré tout une croissance importante (de l’ordre de 10 % estimés pour 2004). L’inflation, longtemps très forte, serait près de passer sous les 10 %. La Turquie a donc largement de quoi intéresser les capitalistes européens. Et en réalité cela fait des années que son économie est sinon intégrée, du moins annexée, à l’économie européenne. Ce lien a déjà été formalisé par l’entrée du pays dans l’Union douanière européenne, le 1er janvier 1996, qui a levé la plupart des restrictions à la circulation des capitaux et marchandises (sauf celles du secteur agricole, précisément).
Nombre de grosses entreprises françaises font des affaires depuis longtemps en Turquie : Renault (dans le cadre d’Oyak, holding contrôlée par l’armée turque), Axa (avec Oyak également), BNP-Paribas (qui vient d’acquérir 50 % de Turk Economi Bankasi, dixième banque privée du pays). Globalement le commerce extérieur turc est largement déficitaire vis-à-vis de l’UE (qui y exporte donc plus qu’elle n’importe). Il faut toutefois relativiser l’importance des investissements de capitaux étrangers en Turquie : ils ne représenteraient que 1 % du PIB (à comparer au cas de la Hongrie, où ils représenteraient entre 5 % et 10 %). Mais l’Etat turc compte que ce volume d’investissements étrangers soit multiplié par 5 au cours des trois années qui viennent.
Le potentiel à exploiter pour le capital européen est donc important. Et l’intérêt stratégique du pays peut-être plus grand encore. Le capital turc possède une implantation solide en Russie, en Europe de l’est et surtout au Proche-Orient. La Turquie pourrait donc servir de base arrière pour une extension vers l’est de l’activité des capitalistes occidentaux. Tout cela explique que même les plus anti-turcs des politiciens français ne veulent évidemment pas rompre. Ils ont d’ailleurs inventé la formule du « partenariat privilégié », formule hypocrite qu’on pourrait traduire par « continuons à tirer de la Turquie tout ce que nous pouvons en lui rétrocédant le moins possible ».
Oui à la Turquie !
Il peut certes se passer bien des choses d’ici 2015, mais pour l’heure les bourgeoisies européennes semblent décidées à concéder - enfin - à leur homologue turque un ticket d’entrée pour l’Union, en échange de ses efforts et des sacrifices qu’elle impose à son peuple. Car jusqu’à présent, la Turquie a satisfait l’essentiel des demandes européennes. Et bien plus que les concessions démocratiques (abolition de la peine de mort, quelques droits symboliques accordés à la minorité kurde...), la brutalité dont l’Etat turc n’hésite pas à faire montre, pour préparer l’adhésion, dans le domaine économique - au risque d’avoir à affronter d’âpres luttes sociales - est pour les impérialismes européens le meilleur gage de sa bonne volonté.
Qu’obtiendra finalement la Turquie ? Sa place dans l’UE ? Un « partenariat privilégié » ? Il est bien tôt pour le dire, puisque pour l’instant tout ce que veulent les puissances européennes c’est faire pression sur elle.
Mais, malgré toutes les limites, et même si les travailleurs et les paysans turcs risquent d’en payer le prix fort, les révolutionnaires ne peuvent qu’être pour l’effacement d’une frontière. Il faudra bien un jour construire une Europe des luttes. Et dans cette perspective, bienvenue aux puissantes traditions des mouvements ouvrier et révolutionnaires turcs !
14 janvier 2005
Benoît MARCHAND
[1] L’Etat se moque totalement d’encadrer même les conséquences de cet exode, bien sûr. Ou, dans le langage d’un universitaire turc : « Il n’y a pas de politique globale pour accompagner la population rurale vers le monde urbain [...]. L’optique du gouvernement, c’est que les problèmes sociaux doivent être résolus par les réseaux d’entraide familiale ».
[2] Il atteint 13 % dans les villes, et 17 % dans la jeunesse.